D - Raisons du développement de ce répertoire

De manière générale on constate que la pièce pour instrument seul est très affectionnée par les compositeurs du XXème siècle et très certainement encore plus particulièrement dans la seconde moitié du siècle, comme le souligne Geneviève MATHON dans son introduction à l'analyse de Caprice à une voix (1975) 80 de Betsy JOLAS : “ ‘Des Sequenzas de BERIO’ ‘ aux Solfeggiettos de BALLIF’ ‘, en passant par des pièces plus isolées comme l'Aria de CAGE’ ‘, Caprice de Betsy JOLAS, Phonèmes pour Cathy de POUSSEUR’ ‘, les pièces pour trombone de Vinko GLOBOKAR’ ‘ ou encore les travaux de Pierre-Yves ARTAUD’ ‘ sur les limites de la flûte, on découvre, en cette seconde partie du XXème siècle, une nouvelle littérature pour instrument (ou voix) seul, une pratique monodique que quelques siècles de polyphonie avaient éclipsée.’ ” Et elle poursuit : “ ‘Le grand art musical occidental est polyphonique (c'est son prestige). Il connut un essor sans précédent depuis ses premiers balbutiements et représente, de son point de vue, un progrès (une avancée) considérable dans la maîtrise de la conduite simultanée des voix (voix entendue au sens de partie). A l'apogée de la polyphonie, OCKEGHEM’ ‘ superposa (en canon) jusqu'à 36 voix ! Cet exemple traduit la ferveur que les compositeurs éprouvèrent (et éprouvent encore) pour ce procédé cumulatif. Ce "retour" à une pratique, pauvre, monodique désigne le lieu d'une rupture, plus exactement d'une clôture avec un faire - un penser musical’. ” 81

Force est de constater effectivement qu'écrire une œuvre pour un instrument monodique solo apparaît donc déjà comme un signe de modernité, puisqu'en rupture avec l'évolution continue de notre art musical occidental à la recherche du complexe et du multiple, et dont la tradition polyphonique inaugurée au début du second millénaire ne s’est pas vraiment trouvée démentie jusqu’à aujourd’hui. On peut bien sûr se poser la question des raisons fondamentales qui orientent le compositeur vers un tel choix, choix qui s’interprèterait à première vue plutôt comme une sorte de renoncement.

Il est incontestable que s’imposer des contraintes fait partie a priori des ‘’règles’’ que le compositeur a toujours eu besoin de se fixer pour canaliser son imagination. Le choix de l’instrumentation est une des composantes de ‘’l’Idée’’ fondatrice de l’œuvre à venir et celui d’un medium instrumental restreint implique bien entendu de faire ensuite preuve d’une imagination d’autant plus grande pour arriver à développer les possibilités de l’instrument au-delà des limites qui semblaient initialement fixées. Ce défi que se lance ainsi le compositeur est bien sûr valable quel que soit l’instrument choisi, mais lorsqu’on parcourt les catalogues de MARKEVITCH et HOMUTH, il apparaît très clairement que le violoncelle a été, parmi tous les instruments, l’un des plus favorisés par les compositeurs au XXème siècle dans le cadre de ce répertoire pour instrument solo et nous devons en chercher les raisons particulières. 82

Il faut certainement compter parmi les raisons qui ont pu exercer un tel pouvoir d’attraction, de séduction sur les compositeurs, celles qui sont liées à la facture intrinsèque de l’instrument et qui lui donnent ses qualités spécifiques. Nombreux sont effectivement les compositeurs qui avouent avoir un attrait particulier pour le violoncelle, en raison des qualités de son timbre d'une part, et de son large ambitus d'autre part (ambitus qui comporte aussi bien les basses capables de soutenir une harmonie que le registre medium/aigu qui permet à la mélodie de s'épanouir). Bernd Alois ZIMMERMANN, dans un article rédigé en 1968, résumait d’ailleurs parfaitement toutes les qualités propres à cet instrument, susceptibles d’intéresser les compositeurs du XXème siècle : ‘“ Il y a longtemps, on m'a demandé si j'avais une préférence pour certains instruments.[...] Cependant, à la suite de cette question, je découvris qu'en fait j'avais une préférence particulière pour le violoncelle.[...] Après être parvenu à me débarrasser d'une certaine susceptibilité à l'égard du son nasillard produit par le violoncelle dans le registre aigu, sonorité caractéristique commune à plusieurs virtuoses de cet instrument, et grâce à la rencontre de violoncellistes dont la sonorité dans ce registre ne reproduisait pas le phénomène précédemment décrit, il me fut possible de faire le constat de l'extraordinaire expressivité de cet instrument à cordes et des multiples et fascinants aspects techniques qu'il possédait.
En effet, la longueur des cordes, les rapports des dimensions en particulier, permettent un jeu extraordinairement différencié et exceptionnellement étendu dans l'utilisation des registres. L'instrument possède le registre le plus large de tous les instruments à cordes. Le grand nombre de possibilités qu'offre l'utilisation du flageolet, la multiplicité des doubles cordes, la technique du pouce, celle de l'archet, le jeu en pizzicato et beaucoup d'autres facteurs dont l'énumération est ici superflue, montrent qu'il s'agit là d'un instrument idéal pour exécuter des problèmes d'ordre musical parmi les plus exigeants. Sans oublier la circonstance qui faisait qu'en Siegfried Palm’ ‘ j'avais trouvé un interprète génial, capable d'adapter musicalement toutes les exigences techniques, même les plus inhabituelles - circonstance importante donc, qui fit que je commençai alors à faire appel à cet instrument pour accomplir les tâches de la nouvelle musique.’ ” 83

En dehors de l'étendue importante de cet instrument qui est sans aucun doute un atout considérable pour la composition d'une œuvre pour instrument solo, il faut ajouter que la taille même de la caisse du violoncelle joue aussi un rôle très important en tant qu'amplificateur de nombreux effets sonores (en particulier percussifs, ou encore de frottements autres que celui de l'archet sur les cordes) que les compositeurs de la deuxième moitié du XXème siècle vont largement exploiter dans le cadre de ce répertoire. Un grand nombre de ces modes de jeu, qui pourraient être, en théorie, applicables à tout instrument à archet, n'atteignent pas à une puissance suffisante sur le violon ou l'alto pour être utilisés de manière intéressante, alors que, sur le violoncelle, ils sonnent avec une intensité qui les place sur un pied d'égalité avec les sons obtenus de manière traditionnelle arco ou pizzicato.

Enfin, en plus des raisons d’ordre proprement musical déjà évoquées, qui favorisent cette prédilection pour le violoncelle, il nous faut encore insister ici sur l’aspect visuel, plastique de l’instrument. Ses dimensions, ses proportions, son analogie avec la forme et la taille humaine lui donnent une présence sur scène que les compositeurs ont su parfois particulièrement mettre en valeur dans ce répertoire où s’établit une véritable relation de corps à corps entre l’interprète et son instrument.

Outre les raisons liées à l’instrument lui-même, il nous semble que la faible tradition existante n’est pas sans avoir joué un rôle dans cet intérêt porté par les compositeurs du XXème siècle à ce type de medium. Nous avons vu en effet précédemment que le répertoire destiné au violoncelle solo composé dans les siècles passés était excessivement réduit et ne comptait véritablement qu’une œuvre marquante : les Six Suites de BACH. Cet état de fait va avoir deux conséquences : d’une part, une forte demande de la part des interprètes pour élargir leur répertoire 84 et, d’autre part, une certaine libération pour le compositeur du poids que peut peser la tradition lorsqu’elle comporte une cohorte de chef-d’œuvres déjà écrits pour un même medium. De ces deux raisons, la première est parfaitement objective et tangible, et nous en avons trouvé les preuves au détour de nombreux écrits de compositeurs ou de violoncellistes, tandis que la seconde est beaucoup plus subjective et difficilement vérifiable, mais elle doit malgré tout, à notre avis, être aussi prise en compte.

Une des raisons enfin, et non des moindres, de cet intérêt porté au violoncelle par les compositeurs du XXème siècle est, sans aucun doute, le développement considérable de sa technique, ceci grâce à quelques interprètes hors du commun. Le XXème siècle correspond incontestablement à une période de véritable ‘’maturité’’ pour notre instrument et il est évident que cela n’a pu qu’inciter encore plus fortement les compositeurs à s’intéresser à lui. Le nombre d’interprètes de très haut niveau n’a fait que croître d’une manière prodigieuse tout au long du siècle et nous verrons à quel point ce sont eux qui ont été les véritables instigateurs, promoteurs et acteurs de ce répertoire. Nous ouvrirons d’ailleurs ce travail sur l’évocation de celui qui est encore considéré de nos jours comme le “ père du violoncelle moderne ”, Pablo CASALS, qui a sans conteste ouvert la voie à la technique moderne du violoncelle.

Notes
80.

Note du compositeur en tête de la partition : “ convient à toute voix d’homme ou de femme, sans exception ; nécessite un piano mais pas de pianiste et se chante debout ; comporte 12 séquences ”.

81.

MATHON, Geneviève, “ Caprice de Betsy JOLAS ”, Analyse musicale n°19, 2e trimestre 1990, p.73.

82.

Il convient cependant de remarquer que la flûte a, elle aussi, donné lieu à une abondante production de pièces solistes au cours du XXème siècle.

83.

ZIMMERMANN, Bernd Alois, “ De la signification nouvelle du violoncelle dans la nouvelle musique ”, titre original “ Über die neuerliche Bedeutung des Cellos in der neuen Musik ”, manuscrit pour la Südwestfunk de Baden-Baden, 1968 ; traduit en français par V. Barras, J. Cohen et D. Haefliger, Contrechamps n°5, novembre 1985, p.67-68.

84.

Le répertoire pour violoncelle seul n’est d’ailleurs pas le seul concerné par ce problème et, de manière plus générale, les violoncellistes du XXème siècle se sont souvent plaints de la pauvreté de leur propre répertoire, au regard de celui que le violon ou le piano avaient réussi à se constituer dans les siècles précédents. Et, si le violoncelle seul va contribuer pour une part très importante à cet enrichissement, le genre du concerto va lui aussi largement bénéficier de l’intérêt des compositeurs du XXème siècle.