Introduction - Rôle joué par Pablo CASALS au début du XXème siècle

Le rôle de CASALS au début du siècle s’est en fait exercé dans trois directions : sur l’évolution de la technique instrumentale, sur le développement du répertoire, en stimulant les compositeurs à écrire pour son instrument, et enfin dans la ''redécouverte'' des Six Suites pour violoncelle seul de Jean-Sébastien BACH, ce qui a été bien sûr capital, nous le verrons, pour le sujet qui nous occupe.

C’est effectivement en tout premier lieu une avancée déterminante que CASALS a opérée sur la technique et nombreux ont été les violoncellistes de ce siècle à lui rendre hommage sur ce point. Pierre FOURNIER résume bien en ces quelques lignes de quelle manière CASALS a révolutionné la technique du violoncelle : “ ‘Les découvertes de Casals’ ‘ ont été décisives. [...] Primo ... les écarts imposés à la main gauche ont pour effet de crisper les muscles, ce qui nuit à la sonorité. Pour y remédier, Casals préconise la relaxation du bras et de la main... et le miracle se produit. Secundo, il démontre qu’il est inutile de jouer constamment l’archet dans toute sa longueur et de le tenir sans cesse ‘à la corde’ : allégé, assoupli, l’archet s’en trouve bien... et nos oreilles aussi. Tertio, il s’impose un rude labeur d’extension de la main gauche et il réduit ainsi au minimum les déplacements du bras, toujours fâcheux pour l’expression musicale. Quarto, en imprimant aux doigts une certaine percussion dans les mouvements ascendants et en leur faisant pratiquer de légers pizzicati dans les mouvements descendants, il obtient des attaques beaucoup plus nettes. Enfin, il explore le registre aigu et démontre qu’un exécutant habile s’y meut à l’aise. Grâce à cette méthode, l’instrument perd de sa lourdeur, il gagne de l’agilité et se rapproche du violon. Le violoncelle moderne est né. On ne dira jamais assez tout ce que nous devons à Casals.’ ” 85

André NAVARRA loue les mêmes qualités, tout en insistant aussi sur celles d’interprète qui faisaient de CASALS un musicien hors pair : “ ‘Or Pablo Casals’ ‘ unissait une technique et une interprétation hors du commun. Il possédait d’abord un jeu clair qui se rapprochait presque de celui des violonistes. Il avait travaillé dans ce sens, recherchant les doigtés par extensions pour éviter les glissades dans les déplacements inévitables sur notre instrument. Sa main gauche et sa main droite semblaient aériennes. On avait l’impression qu’il ne forçait jamais.’ ” 86

Mstislav ROSTROPOVITCH se plaît, lui, à rappeler cette sorte de filiation qui le relie avec le violoncelliste catalan et avoue le pouvoir de fascination que celui-ci a pu exercer sur lui : “ ‘J’aimerais saisir cette occasion pour parler de Pablo Casals’ ‘. Autant que je m’en souvienne, mon père a pris quelques leçons avec Casals, ce qui me permet de me considérer comme son petit-fils en violoncelle. En tout cas, il a été mon idole. J’ai étudié avec passion tous ses enregistrements et le jour où je l’ai rencontré à Paris, pour un concours où il avait été invité dans le jury, a été le plus beau de ma vie’. ” 87

Quant à Siegfried PALM, évoquant sa dernière rencontre avec CASALS, à Malboro, deux mois et demi avant la mort de celui-ci, où il l’avait écouté travailler, il déclare tout simplement : ‘“ En tant que spécialiste du jeu du violoncelle, on devrait dire : c’est ainsi et pas autrement que l’on doit tenir l’instrument, conduire l’archet et placer la main gauche. C’était parfait. Le grand et durable mérite de Casals’ ‘, est d’avoir épuré le jeu du violoncelle, c’est-à-dire de l’avoir libéré des bruits parasites qui étaient considérés comme ‘’naturels’’’ ”. 88 PALM songe ici en particulier aux bruits provoqués par les déplacements de la main gauche, ou dans le jeu en doubles cordes.

Les compositeurs du début du siècle ont alors découvert un instrument riche de nouvelles possibilités et ont eu envie de lui confier leur inspiration. Beaucoup d’œuvres ont été écrites à l’intention de CASALS dans la première moitié du siècle, essentiellement des pièces pour violoncelle et piano ou avec orchestre, deux formations dans la continuité de la tradition établie par le XIXème siècle. Mais on remarquera aussi que quelques unes des premières compositions pour le violoncelle seul sont justement nées dans l’entourage de ce grand violoncelliste et ont été vraisemblablement écrites à son intention, même si elles ne lui sont pas toujours expressément dédiées. Nous pensons en particulier à la Suite op.122 (publiée en 1912) d'Emanuel MOOR 89 , la Sonate op.30 (publiée en 1913) de Sir Donald Francis TOVEY 90 et , la Suite (1925) de Gaspar CASSADO 91 .

C’est qu’effectivement, dans la première décennie de ce siècle, CASALS avait aussi, par ailleurs, contribué à démontrer la validité de ce medium instrumental totalement négligé par le XIXème siècle en faisant redécouvrir au public ce chef-d’œuvre que constituent les Six Suites pour violoncelle seul de Jean-Sébastien BACH. Si ces œuvres n’étaient pas totalement inconnues des violoncellistes du siècle passé, elles n’étaient en réalité considérées que comme de simples études et leurs différents mouvements étaient travaillés isolément comme des exercices. C’est ainsi que CASALS, alors jeune élève au Conservatoire de Barcelone, fit la découverte par hasard de cette partition dans un vieux magasin de la ville 92 et, après douze années d’étude acharnée de ces œuvres, eut l’audace de les interpréter en public, ce qui ne s’était encore jamais fait avant lui. 93 Il a donc été le premier à vraiment prendre conscience de cette unité, de ce tout que chacune de ces Suitesconstitue, avec son atmosphère propre. L’interprétation de ces œuvres en récital 94 a été une première étape nécessaire pour imposer la validité de ce type de medium instrumental qui pouvait a priori être considéré comme incomplet du fait de l’absence de soutien harmonique. Une connaissance plus approfondie et une étude plus analytique ont ensuite permis de faire de ces œuvres des “modèles” pour les compositeurs modernes. 95

Nous verrons dans cette première partie quel a été l’impact de cette “ redécouverte ” sur la composition de pièces pour violoncelle seul au XXème siècle, et plus précisément sur le choix des genres illustrés. Il est en effet assez significatif de constater, à la lecture des catalogues consacrés à ce répertoire, que le genre de la Suite y occupe une place tout à fait importante. Même si quelques compositeurs du XXème siècle ont manifesté une prédilection pour ce genre, en particulier dans les premières décennies du siècle, en faveur de la tendance néo-classique ou plus exactement néo-baroque développée à cette époque, la Suite est cependant loin d’être un genre privilégié dans l’ensemble de la production musicale de ce siècle. Il nous faut donc admettre que l’unique et prestigieux modèle que constituait l’œuvre de BACH pour le violoncelle solo a influé, à un premier stade de la composition, dans la détermination de ce genre. Mais nous verrons aussi que dans la plupart des cas, plus qu’un modèle formel à imiter, il s’agit, dans l’esprit des compositeurs, de maintenir le fil d’une tradition par le biais de cette référence implicite contenue dans le titre, alors que le contenu de l’œuvre s’est, lui, profondément transformé. Au-delà du genre de la Suite, une attitude similaire a conduit les compositeurs à inscrire leurs œuvres dans la tradition en adoptant très largement aussi le genre de la Sonate qui renvoie ici à des modèles beaucoup plus diversifiés. Nous en étudierons quelques exemples dans le deuxième chapitre. D’autres pièces, enfin, se réfèrent encore à des genres issus de la tradition tels que les préludes, études, chaconnes et passacailles, thèmes variés... Ces différentes catégories seront envisagées dans un troisième chapitre.

Notes
85.

GAVOTY, Bernard, Les grands interprètes - Pierre Fournier, Genève, Ed. René Kister, 1955, p.12-13.

Voir aussi à ce sujet : CIESLAK, Sylvie, Pau Casals , technicien-musicien : le naturel, la technique de la musique, Mémoire de Maîtrise, sous la direction d’Anne PENESCO, Université Lumière-Lyon II, 1993-94.

86.

Cf. MILLIOT, Sylvette, Entretiens avec André Navarra (L’école française du violoncelle), Béziers, Société de musicologie du Languedoc, 1991, p.70.

87.

SAMUEL, Claude, Entretiens avec Mstislav Rostropovitch et Galina Vichnevskaïa sur la Russie, la musique et la liberté, Paris, Robert Laffont, 1983, p.164.

88.

PAPE, Winfried, “ Bemerkungen zum heutigen Violoncellspiel - Ein Gespräch mit Siegfried Palm ”, Musik und Bildung Vol. VII / 6, juin 1975, p.297 : “ Als Kenner des Cellospiels musste man sagen : so und nicht andres ist das Instrument zu halten, der Bogen zu führen und die linke Hand aufzusetzen. Das war perfekt. Es ist das grosse und bleibende Verdienst von Casals, das Cellospiel entschlackt, d. h. von Nebengeräuschen befreit zu haben, die als "naturgegeben" betrachtet wurden. ”

89.

Ce pianiste et compositeur d’origine hongroise (1863-1931), auteur de plusieurs symphonies, concertos pour piano, violon, violoncelle, œuvres de musique de chambre, opéras..., a été bien souvent attaqué par la critique (cf. Paul de Stoecklin dans Le Courrier Musical du 15 avril 1909 : “ La musique de Mr Moor ne ressemble à aucune autre parce qu’elle ressemble à toutes : elle est facile, vide, quelquefois agréable surtout sous l’archet de Casals. ”), mais CASALS, qui le rencontre pour la première fois au printemps 1905, le soutiendra avec énergie, interprétant lui-même ou faisant jouer ses œuvres. Il organise en particulier un festival Moor à la salle Pleyel le 15 juin 1909. Emanuel MOOR lui dédiera plusieurs œuvres, dont son Second concerto pour violoncelle (1906).

90.

Pianiste et compositeur anglais (1875-1940). CASALS le rencontre en 1909, et à partir de 1910, ils joueront très fréquemment ensemble en sonate. C’est à son intention que TOVEY compose en 1933 son Concerto pour violoncelle, d’une extrême difficulté, que CASALS crée en novembre 1934 à Edinburgh.

91.

Violoncelliste et compositeur d’origine catalane (1897-1966). Il a été élève de Pablo CASALS à Paris en 1908. Sa production n’est pas limitée à son propre instrument et il est aussi l’auteur d’oratorios, d’œuvres pour orchestre (Rhapsodie catalane) et de musique de chambre (quatuors à cordes), œuvres qui sont toutes profondément marquées par ses origines catalanes.

92.

Pablo CASALS nous raconte lui-même, dans son autobiographie, toute l’émotion ressentie à la vue de cette partition : “ ... je fouillais depuis quelques minutes dans un paquet de partitions lorsque je découvris un cahier, écorné et jauni par le temps, dont la couverture portait le titre suivant : Six Suites pour violoncelle seul de Jean-Sébastien Bach. Je n’en croyais pas mes yeux ! Quelle magie et quel mystère se cachaient sous ces mots ? J’ignorais totalement l’existence de ces suites ; personne - pas même mes professeurs - ne m’en avait jamais parlé. ” in CASALS, Pablo, Ma vie racontée à Albert E. Kahn (traduit de l’américain par J.B. Blandenier), Paris, Stock, 1970, p.34.

93.

CASALS, Pablo, ibid., p.35 : “ Douze, oui douze années allaient se passer avant que j’aie le courage de jouer une seule de ces suites en public. Aucun violoniste - et aucun violoncelliste - ne les avait jusque-là interprétées d’un bout à l’autre ; on se contentait de jouer un mouvement, une Sarabande, une Gavotte ou un Menuet. Moi, je jouais tout : le Prélude et les cinq mouvements de danses, avec toutes les répétitions qui donnent à chaque partie son intégrité, sa structure et son rythme merveilleux, et qui mettent en valeur l’art subtil et l’architecture puissante de l’ensemble. ”

94.

Siegfried PALM évoque dans un entretien avec Winfried PAPE la première apparition de Pablo CASALS en Allemagne, en 1912, au Gewandhaus de Leipzig, où il jouait en une soirée trois Suites de J.S. BACH, ce qui représentait pour l’époque un courage et un risque qu’on a du mal à mesurer de nos jours.

95.

Il faut signaler à ce sujet, d’une part l’achèvement en 1900 de l’édition de l’œuvre complète de BACH par la Bach Gesellschaft, et d’autre part la parution à Bern (Suisse) en 1917 de l’ouvrage de Ernst KURTH, Grundlagen des linearen kontrapunks, Einführung in Stil und Technik von Bach’s melodischer Polyphonie. Cette étude du contrepoint linéaire de BACH, en particulier dans ses œuvres pour instruments à cordes solo, a sans aucun doute exercé une influence importante sur certains compositeurs de ce type de pièces au XXème siècle.