b - Diminution des mouvements de danse

Même si on trouve quelques rares exemples inspirés très directement du modèle baroque et plus particulièrement de celui des Six Suites pour violoncelle seul de J. S. BACH, la caractéristique première de l'évolution de ce genre au début du XXème siècle va être une certaine disparition des mouvements de danse.

La Suite en Ré m. (1945) de Paul TORTELIER est certes l'exemple le plus caractéristique de l'œuvre d'un violoncelliste-compositeur complètement imprégné du modèle bachien. On sait que TORTELIER, formé au Conservatoire de Paris dans les années 1926-30, d'abord dans la classe de Louis FEUILLARD puis dans celle de Gérard HEKKING, a été nourri très tôt de ce chef-d'œuvre. 107 Il a ensuite, toute sa vie, beaucoup réfléchi à cette œuvre, tant comme interprète que comme pédagogue, ce qui l'a incité à publier en 1966 une édition 108 accompagnée de ses propres doigtés, coups d'archet et d'une analyse du phrasé pour laquelle il a imaginé tout un ensemble de symboles. 109

La structure générale de sa propre Suite en Ré m., en six mouvements, est ici tout à fait conforme à celle des Six Suites de BACH, avec un Prélude assez développé, suivi des quatre danses fondamentales : Allemande, Courante, Sarabande et Gigue, tandis que s'insère entre ces deux dernières une "galanterie", en l'occurrence un couple de Bourrées, comme dans les 3 ème et 4 ème Suites de BACH. Le schéma binaire des cinq danses est aussi scrupuleusement respecté ainsi, d'ailleurs, que leur évolution tonale qui reste très traditionnelle. De nombreux détails de l'écriture instrumentale sont aussi de véritables réminiscences de certaines Suites de BACH.

Mais un exemple tel que celui de la Suite en Ré m. de Paul TORTELIER est presque unique, et on constatera plutôt différents degrés dans cette disparition des mouvements à caractère de danse. Ainsi, certaines Suites pour violoncelle seul conservent-elles encore quelques traces de leur origine à travers l'un ou l'autre de leurs mouvements portant un titre de danse.

La Suite n°2 (1915) 110 de Max REGER, comporte deux mouvements de danse sur les quatre qui la constituent : une Gavotte et une Gigue. La structure générale de la Gavotte reprend l'idée traditionnelle de la juxtaposition de deux danses, toutes deux de forme binaire avec leurs deux reprises, suivies d'un retour de la première, ici entièrement réécrit, car varié et ornementé. Dans la première Gavotte, Allegretto, seule l'évolution tonale de la première partie, FA M. vers La m., apporte véritablement la touche romantique ; tandis que la deuxième danse, Un poco meno mosso, en Ré m., ajoute au romantisme de ses successions de sixtes harmoniques une couleur plus moderne par un jeu sur le timbre faisant alterner pizzicato et arco de manière très serrée. Quant à la Gigue, elle adopte la position habituelle de mouvement conclusif, ainsi que le schéma binaire avec ses deux reprises, et l'évolution tonale classique de la première partie, Ré m. vers le ton relatif FA M. . Comme fréquemment chez BACH et d'autres compositeurs de la période baroque, la seconde partie fait entendre le motif de tête de la phrase initiale dans un mouvement contraire. La réexposition presque intégrale de la première partie à la fin de la seconde oriente cependant la pièce vers une forme ternaire. Si la structure de la pièce relève donc bien fondamentalement du modèle baroque, on peut cependant noter que son écriture polyphonique est peu propre au caractère habituel de la gigue, plutôt monodique chez BACH.

Dans la Suite de Nicolas KARJINSKY, publiée en 1929, en trois mouvements, c'est encore une Gigue, de forme binaire sans reprises, qui conclut l'œuvre. Par sa métrique à 6/8, assez vif, et son déroulement régulier de croches ou de doubles croches, elle s'apparente tout à fait à la gigue à l'italienne.

En revanche, si dans chacune des trois Suites op.31 (1990-93) de Nicolas BACRI, on trouve encore une Gigue, celle-ci n'a plus systématiquement la fonction conclusive qui lui était généralement dévolue, puisque seule la Suite n°1 termine par cette danse, alors qu'elle intervient dès le deuxième mouvement de la Suite n°3, et en troisième position dans la Suite n°2. Mais sa métrique ternaire et son caractère spirituel, enjoué subsistent dans chacune d’elles. Par ailleurs, le seul autre mouvement de danse relevé dans ces trois Suites de BACRI est une Sarabande, quatrième mouvement de la Suite n°2, qui ne conserve plus de ses origines que son caractère un peu solennel, dans un tempo Poco adagio. Ponctuée par un motif obsessionnel joué pizzicato, sur une métrique à cinq temps, elle déroule une mélodie très soutenue, legato, qui s’élabore progressivement sur des durées de plus en plus amples (jusqu’à 19 noires) et dans un registre qui évolue vers l’aigu, pour ensuite s’éliminer à nouveau et se replier dans un très faible ambitus autour du Sol2.

On peut encore rencontrer certaines danses qui ne font pas aussi strictement référence au corpus des Six Suites pour violoncelle de BACH, comme c'est le cas dans la Suite (1932) de Henri GAGNEBIN, qui présente deux danses sur ses quatre mouvements : le deuxième intitulé Dancerie s'appuie sur des rythmes populaires ; et le quatrième, Canarie, à 6/8, alterne parfois avec des mesures à ¾, 5/8 ou 7/8. 111 Une allusion plutôt vague à la danse est aussi présente dans la Suite (1933) de Wolfgang FORTNER, dont le deuxième des quatre mouvements porte le titre de Danza. Sa première partie (Presto) présente une structure binaire avec reprises et fait bizarrement alterner mesure à 4/4 et mesure à ¾, alors que la deuxième partie, Trio, poco allegretto, en style de "Musette", avec bourdon de tonique-dominante joué en pizzicati de main gauche, inverse l'alternance des mètres (3/4, 4/4). La reprise da capo du Presto apparente bien cette pièce aux formes habituelles des différentes "galanteries" telles que Menuet, Bourrée ou Gavotte.

Dans bien des cas cependant, même si aucun nom de danse n'apparaît dans les titres des différents mouvements de la Suite, certains d'entre eux, sous un simple titre agogique, dissimulent encore une danse dont les caractéristiques rythmiques suffisent à l'évoquer. C'est ainsi que le second mouvement de la Suite op.39 (1924) d'Egon WELLESZ, un Allegretto à 2/4, a le caractère d'une Gavotte alternant constamment le jeu arco et pizzicato, comme l'avait déjà fait REGER, dans sa Gavotte, Un poco meno mosso de la Suite n°2. Cependant, la structure ici n'est plus binaire comme l'étaient généralement toutes ces danses baroques, mais de type ternaire. Et c'est cette même structure qu'adopte le troisième mouvement, Andante, à 9/8, construit sur un rythme continu de Sicilienne. Quant au final, Poco mosso ma non troppo, il présente des figures rythmiques qui peuvent nous évoquer la Courante de la 4 ème Suite de BACH, même si l'anacrouse a disparu.

Dans la première œuvre d'écriture sérielle de notre répertoire, la Suite op.84(1939) d'Ernst KRENEK, les cinq mouvements sont d'une extrême concision, tout à fait dans la tradition de la seconde Ecole de Vienne. Et si la danse n'est présente que très fugitivement, dans le quatrième mouvement, Andantino scherzando, c'est bien entendu sous la forme d'une valse, inscrite dans une métrique à 6/4, et dont le rythme caractéristique n'apparaît que par intermittence :

Exemple n°4 : E. KRENEK,
Exemple n°4 : E. KRENEK, Suite op.84, Andantino scherzando, mes.1 à 4.

Copyright 1942 by Schirmer, USA, 39647 C.

La Suite (1964) de Joaquin NIN-CULMELL est une des rares œuvres à présenter encore de nombreux mouvements de danse, quatre sur ses sept mouvements. Ce sont une Forlane à 6/8 et 9/8 sur rythme de sicilienne pour le deuxième mouvement, une Badinerie à 2/4 entièrement jouée en pizzicato pour le troisième, une Sarabande à ¾, elle aussi jouée entièrement en pizzicato arpeggiatto sur des accords de trois sons (rythme caractéristique), pour le cinquième, et, pour le dernier, une Gigue, de forme A - B - A - B’, dont la métrique de la première section, à 6/8, alterne fréquemment avec un 4/8, tandis que la seconde section s’inscrit dans un 3/8.

Le Menuet, pourtant si emblématique d'un retour au XVIIIème siècle, en particulier chez les compositeurs français du début du XXème siècle (cf. RAVEL), n'apparaît que très rarement. On le rencontre comme second mouvement dans la Suite française en UT M. (1981) de Claude PASCAL, Menuet à ¾ joué entièrement en pizzicato, à l'exception d'une phrase centrale plus lente qui tient lieu de Trio, avant la reprise du Tempo primo.

Par ailleurs, comme on a pu le constater à travers les exemples qui viennent d’être donnés, la forme binaire, traditionnellement associée à la danse, même si elle survit encore dans quelques cas, tend plutôt à disparaître.

Les compositeurs issus des courants nationalistes du début du siècle, en particulier en Espagne, vont, eux, substituer aux danses stylisées de l'époque baroque des danses populaires. On en trouve des exemples chez deux compositeurs, tous les deux violoncellistes et d'origine catalane, Gaspar CASSADO et Rogelio HUGUET Y TAGELL. Dans la Suite per violoncello solo (1925) de CASSADO, il s’agit d’une Sardana (second mouvement) riche de timbres évocateurs de la cobla catalane. 112 Quant à son troisième mouvement, Intermezzo e danza finale, il juxtapose deux danses d’origine régionale différente : un zortzico, danse basque à 5/8 (Allegretto tranquillo), et une jota aragonaise aux accentuations caractéristiques de sa mesure à ¾ : , dans l’Allegro marcato. Dans ses deux Suites espagnoles (n°1 en 1938, n°2 en 1941), HUGUET Y TAGELL évoque aussi des danses typiquement espagnoles telles l’Aragonesa, la Zarabanda et la Flamenca de la première Suite ou les mouvements de Guajiras 113 et de Zapateado 114 dans la deuxième.

Mais dans un certain nombre de ces Suites pour violoncelle seul composée au XXème siècle, enfin, on ne relève vraiment plus aucune trace de la notion de danse, et seule subsiste l’idée d’une succession de mouvements de tempo et de caractère contrastés. C’est le cas par exemple de la Suite Nawbah (1969), du compositeur d'origine marocaine, Ahmed ESSYAD, qui n'a même plus recours à des termes agogiques, que ce soit en italien ou en français, pour désigner ses quatre mouvements (ici, "parties") pour lesquels il ne donne qu'une indication métronomique. 115 Les trois Suites de Benjamin BRITTEN ne font, elles non plus, aucune allusion directe à la danse dans les titres de leurs mouvements, et seul le Scherzo de la Suite op.80 peut encore avoir quelque lien avec celle-ci.

Notes
107.

Dans TORTELIER, Paul, Autoportrait, En conversation avec David Blum, Paris, Buchet/Chastel, 1986, p.55, le violoncelliste nous dit avoir commencé l'étude de ces Suites avec Louis FEUILLARD, à l'âge de 12 ou 13 ans.

108.

BACH Jean-Sébastien, Six Suites pour violoncelle seul (Nouvelle édition avec une préface analytique de Paul Tortelier), Augener (Stainer & Bell, London ; Galaxy, New York), 1ère édition 1966, 2ème édition 1983.

109.

Cf. TORTELIER, Paul, Autoportrait, op. cit., p.203 : “ Dans mon édition des Suites de Bach, j'ai employé de nouveaux signes pour mettre en évidence la ponctuation musicale et donner un aperçu de la ligne architecturale. Par exemple j'indique par des chiffres placés dans de petits écussons au début des carrures, le nombre de mesures qui constituent leur longueur. Puis, à l'intérieur de ces carrures, les membres de phrases sont indiqués à l'aide d'autres signes désignant les respirations désirables ou soulignant au contraire une continuité à soutenir. Notes initiales, notes terminales et notes-angles ayant une double fonction terminale et initiale sont indiquées, elles aussi, par cette nouvelle annotation qui, sans alourdir le texte musical est à la fois claire et précise. ”

110.

En Ré m., comme la Deuxième Suite de J.S. BACH.

111.

Son caractère fantasque est commenté sur la partition par le compositeur qui cite le dictionnaire de Michel BRENET : “ Canarie, ancienne danse française mise à la mode sous Charles IX et tirant son nom d'une mascarade où les danseurs étaient costumés en "sauvages des îles Canaries" et exécutaient des pas "bizarres et ressentant fort le sauvage". Mersenne (1636) tenait naïvement cette danse pour "venue des îles Canaries" et la déclarait "grandement difficile" et réservée à "ceux qui sont très bien instruits dans cet exercice ”.

112.

Ce terme désigne la formation instrumentale caractéristique de l’accompagnement de cette danse, constituée de vents et de percussion.

113.

HONEGGER, Marc, Science de la musique, Paris, Bordas, 1976, p.440 : “ (de guajiro, nom donné aux paysans cubains de race blanche) chanson et danse populaires rurales cubaines dont l'origine est controversée (andalouse ou proprement cubaine), caractérisée par l'alternance du rythme à 6/8 et à 3/4 et des modes mineur et majeur. Elle est accompagnée à la guitare. ”

114.

Ibid., p.1105, “ (esp., formé sur zapato, origine incertaine) danse populaire fort répandue en Espagne depuis une époque reculée, et qui, selon les humanistes du XVIème siècle, serait dérivée du lactisma des Romains de l'Empire. Appelée aussi taconeo, elle est caractérisée par un très rapide claquement des talons (tacones) qui, sur un rythme de 6/8, marque avec fougue le mouvement. Le zapateado, connu essentiellement à travers la tradition populaire du folklore andalou, est dansé par les femmes, aux accents de vibrantes chansons, elles-mêmes soutenues par de profonds accords de guitare. Animé, vif et enlevé, il est entré par ailleurs dans la musique instrumentale savante, comme pièce de concert de grand effet, surtout dans des œuvres pour violon et pour violoncelle. ”

115.

Cette œuvre fait référence à une très ancienne forme vocale de la musique andalouse, en partie improvisée sur des modes spécifiques. Cf. commentaire dans l’Annexe n°3.