c - Présence d’autres formes issues de modèles de l’époque baroque

Si la danse tend à disparaître de ces Suites, le modèle baroque reste cependant souvent encore sous-jacent à travers la présence de formes issues de cette même période, en particulier la fugue, la chaconne ou lapassacaille.

On relèvera ici quelques mouvements de fugue : dernier mouvement de la Suite n°1 en SOL M. de Max REGER 116 , deuxième mouvement de la Suite de KARJINSKY 117 , quatrième mouvement de la Suite française en UT M. (1981) de

Claude PASCAL 118 , cinquième mouvement de la Suite n°3 de Nicolas BACRI 119 . Quant à Benjamin BRITTEN, il introduit une fugue dans chacune de ses trois Suites. Ces mouvements sont d’un grand intérêt en ce qui concerne l’écriture, dans la mesure où ils présentent le défi de réaliser un contrepoint à plusieurs voix sur un instrument peu apte à la polyphonie. Nous en étudierons plus loin les techniques mises en œuvre.

Concernant la Chaconne, il est évident que le modèle ne se situe plus dans les Suites pour violoncelle seul de BACH, mais dans sa Partita n°2 en Ré m. pour violon seul avec sa magistrale Chaconne conclusive. On remarquera d’ailleurs que les compositeurs en retiennent non seulement la structure tripartite, mais aussi, bien souvent, sa tonalité. On retrouve ainsi dans le premier mouvement de la Suite(1929)de KARJINSKY, Chaconne, Allegro moderato à ¾ en Ré m., une partie centrale, Cantabile en RE M.. La Ciaccona qui termine la Suite op.80 en RE M. de BRITTEN reprend aussi dans ses vastes dimensions cette structure en trois parties avec un changement de mode au centre. Quant à son motif de basse, inscrit dans un tétracorde descendant de la tonique vers la dominante, chromatisé, il se situe bien dans la lignée des basses de chaconnes baroques :

Exemple n°5 : B. BRITTEN,
Exemple n°5 : B. BRITTEN, Suite op.80, Ciaccona, mes.9 à 13.

Copyright 1969 by Faber Music Ltd, London, 50949 5. Reproduit avec l'aimable autorisation des éditeurs.

La métrique traditionnelle à ¾ est globalement respectée, mais BRITTEN introduit une rupture sur les troisième et quatrième mesures du thème qui sont respectivement à 4/4 et à 2/4. On remarque enfin dans ce mouvement différents "gestes instrumentaux" qui font directement référence au modèle bachien, comme cette séquence de bariolage sur quatre cordes :

Exemple n°6 : B. BRITTEN,
Exemple n°6 : B. BRITTEN, Suite op.80, Ciaccona, mes.65 à 68.

Copyright 1969 by Faber Music Ltd, London, 50949 5. Reproduit avec l'aimable autorisation des éditeurs.

S'inspirant du modèle de BRITTEN 120 , BACRI introduit en troisième mouvement de sa Suite n°1 une Ciaccona qui n'a cependant pas l'ampleur de celle de son aîné.

Relevant de ces mêmes processus de variation, la passacaille, d’écriture plus contrapuntique, est aussi une forme exploitée dans le cadre de ces Suites. La Passacaglia qui conclut la Suite op.87 en Do m. de BRITTEN en est encore un des exemples les plus réussis. Renouant avec la tradition du ground de l’Angleterre du XVIIème siècle, le compositeur présente à la basse un thème inscrit dans un mouvement conjoint descendant de quarte diminuée, et sur une durée de six noires, qui se disloque et s’étire jusqu’à atteindre une durée de vingt-quatre noires, lors de la septième variation. La voix de contrepoint peut ainsi se développer librement sur un autre registre, en s’insérant dans des espaces temporels qui s’élargissent progressivement, tandis que la densité polyphonique se renforce encore par l’emploi des doubles cordes et des accords.

Le thème varié enfin, constitue encore bien souvent l’un des mouvements de ces Suites. Dans la Suite n°3 en La m. (1915) de REGER, il s’agit du dernier mouvement, Andante con variazioni, dont le thème est une longue phrase (25 mesures) de coupe ternaire (a-b-a'), suivi de cinq variations de plus en plus virtuoses, dans l'esprit des études du XIXème siècle, exploitant bariolage, doubles et triples cordes, traits rapides alternant avec un accord en pizzicato, arpèges en sons harmoniques. La Suite (publiée en 1933) de Wolfgang FORTNER a pour troisième mouvement, Canzone, un thème emprunté à une chanson du Moyen-Âge 121 , inscrit dans une forme binaire avec reprises, dont les cinq variations qui suivent conservent la structure. Quant au sixième mouvement de la Suite (1964) de Joaquin NIN-CULMELL, ‘’Thème varié’’, il se construit à partir d’un thème de 12 mesures à 2/4, déjà très diversifié dans ses sonorités (arco, sul ponticello avec trémolos, harmoniques, accords en pizzicato aller-retour), et suivi de trois variations. Chacune d’elles en renouvelle encore le timbre et les modes de jeu : en doubles cordes avec sons harmoniques pour la première, en accords pizzicato pour la seconde, tandis que la troisième revient à la variété des couleurs contenues dans la présentation du thème.

Notes
116.

L’œuvre conclut effectivement par une Fugue, à deux voix, construite avec une grande rigueur et dont le sujet est entendu dans tous les tons voisins.

117.

Intitulé Allegro moderato, ce mouvement constitue en réalité une fugue à trois voix.

118.

Il s’agit d’une fugue à deux voix dont la strette fait alterner le sujet en majeur et en mineur.

119.

Intitulé Quasi una fuga, ce mouvement indique bien qu'il n'a aucune prétention à la rigueur et qu’il serait vain d'y chercher tous les épisodes de cette forme. Elle semble d'ailleurs se dissoudre dans le Drammatico suivant, qui rejoint le climat initial de l'œuvre.

120.

Rappelons que Nicolas BACRI inscrit à la fin de la partition de cette Suite op.31 n°1 : “ In memoriam B. Britten ”.

121.

Le thème est emprunté à une chanson de trouvère du XIIème siècle : ‘’Quand li rossignols s’écrie’’.