e - Evolution du principe d’unité

Les musiciens baroques avaient fondé l’unité de leurs Suites sur celle de la tonalité. Le langage tonal s’effaçant dès le début du siècle devant les premières percées de l’atonalité, le principe unificateur de la Suite baroque, se voit, lui aussi bien souvent remplacé par d’autres moyens. 124

Dans le cas d’une œuvre dodécaphonique comme la Suite op.84 (1939) d’Ernst KRENEK , c’est la série fondamentale qui va assurer l'unification de ses cinq mouvements. Le compositeur en renforce d’ailleurs encore le pouvoir unificateur par une exploitation très restreinte de ses transformations. Ainsi, les quatre premiers mouvements n’utilisent-ils chacun qu’une seule forme de la série (sans aucune transposition); le premier mouvement en donne bien sûr la forme originale :

Exemple n°7 : E. KRENEK,
Exemple n°7 : E. KRENEK, Suite op.84, 1er mvt, mes.1 à 4.

Copyright 1942 by Schirmer, USA, 39647 C.

tandis que le second se fonde sur la série par mouvement contraire, le troisième, la série par mouvement rétrograde et le quatrième, le mouvement contraire de la série rétrograde. Quant au cinquième mouvement, il ne possède pas de forme sérielle propre, mais réalise une synthèse des quatre formes de la série utilisées au cours des mouvements précédents. Dans cette œuvre, la conception cyclique se réalise par ailleurs aussi à travers un certain nombre de réminiscences thématiques à la fin du dernier mouvement.

La thématique sera en effet le substitut du principe d’unité tonale le plus fréquemment adopté dans les Suites pour violoncelle du XXème siècle. Cette volonté d'unifier très étroitement l'ensemble des mouvements (au nombre de 4 ou 5 pour la dernière) est très évidente par exemple dans les trois Suites (1956-57) de BLOCH, non seulement par l’exploitation d’un même matériau thématique (particulièrement dans la troisième), mais aussi grâce à l’enchaînement sans interruption des différents mouvements (la troisième Suite enchaîne ainsi, d’une part les mouvements n°1, 2, et 3 puis les n°4 et 5).

On retrouve cette même volonté chez BRITTEN, et les deux Suites qui réalisent le mieux ce principe d’unification sont les Suites op.72 et 87, qui s’appuient, chacune à leur manière, sur la technique de la variation et sont conçues comme de véritables “ cycles ”. Dans la Suite op.72, c’est par le biais du Canto, entendu au début de l’œuvre, et de ses retours successifs, insérés entre chaque paire de mouvements de caractère contrasté, que se réalise l’unité de l’ensemble. Le Canto est chaque fois varié, tout en conservant toujours sa caractéristique fondamentale de mélodie très soutenue aux implications polyphoniques. Sa réintroduction progressive à l’intérieur du dernier mouvement, Moto perpetuo e canto quarto (presto), constitue certes l’un des traits de génie les plus remarquables de cette œuvre. Le Moto perpetuo, en mouvement continu de doubles croches, fait peu à peu place à des fragments de plus en plus rapprochés du Canto donné dans sa présentation initiale, puis celui-ci finit par adopter les figurations rythmiques du Moto perpetuo sur ses propres harmonies, accomplissant une véritable fusion entre le début et la fin de l’œuvre. Tous les mouvements de la Suite op.72 sont par ailleurs enchaînés sans interruption (attacca), et cette volonté de liaison se trouve encore renforcée lorsqu’à la fin du Canto terzo, la tenue du final conduit à l’immense note-pédale sur laquelle s’appuie l’intégralité du Bordone.

La Suite op.87 construit d’une manière encore plus forte son unité par le biais des quatre sources thématiques qui ne seront révélées à l’auditeur dans leur forme première qu’à l’extrême fin de l’œuvre. L’ensemble des neuf mouvements, qui s’enchaînent aussi sans interruption, emprunte son matériau à l’une ou plusieurs de ces sources ; mais c’est surtout au niveau des enchaînements que BRITTEN réalise avec la plus grande maîtrise cette cohésion de l’œuvre. A la fin du Lento initial, c’est dans la sonorité des Do graves pizzicato,répétés avec insistance et de plus en plus rapprochés, que commence l’Allegro (marcia) sur ce même Do maintenant joué arco spiccato. C’est ensuite par des amorces de plus en plus précises de la Chanson triste que la fin de cette Marcia annonce le thème du troisième mouvement Con moto (canto) :

Exemple n°8 : B. BRITTEN,
Exemple n°8 : B. BRITTEN, Suite op.87, enchaînement des mvts II-III.

Copyright 1976 by Faber Music Ltd, London, 50949 5. Reproduit avec l'aimable autorisation des éditeurs.

Les arpèges du quatrième mouvement, Lento (barcarola), prennent, eux, appui sur une pédale de Sol1 (corde à vide) qui concluait le mouvement précédent. Le motif initial du cinquième mouvement, Allegretto (dialogo), est la chute même de la grande désinence finale de la Barcarola. Le septième mouvement, Fantastico (recitativo), commence sur une courte cellule de tierce mineure ascendante qui reprend à l’octave supérieure et par diminution la conclusion de la fugue du sixième mouvement :

Exemple n°9 : B. BRITTEN,
Exemple n°9 : B. BRITTEN, Suite op.87, enchaînement des mvts VI-VII.

Copyright 1976 by Faber Music Ltd, London, 50949 5. Reproduit avec l'aimable autorisation des éditeurs.

Le Presto (moto perpetuo) prolonge l’accelerando du mouvement précédent ponctué par les trilles et tremolos. Le thème de la passacaille, enfin, est amorcé par les dernières mesures de ce Presto et c’est par de brefs emprunts aux différents chants populaires entendus sur la fin de la passacaille (L’aigle gris, mes.61, Automne, mes.76-77) et un retour plus insistant et plus complet du début de la Chanson triste que BRITTEN introduit leur énoncé final.

On ne peut qu’admirer la diversité de moyens avec laquelle le compositeur réussit à assurer l’enchaînement de ces mouvements : rapprochements de timbres, amorces thématiques, note commune, continuité de la ligne mélodique, progression du tempo..., et l’œuvre nous révèle surtout une conception bien différente de la suite baroque, qui n’est plus pensée comme une juxtaposition de pièces de caractère contrasté, mais plutôt comme un tout organiquement lié.

Sur ce plan encore, Nicolas BACRI se situe en droite ligne de la pensée de BRITTEN dont il adopte la conception très unifiée de la Suite, envisagée comme un véritable cycle. Tous les moyens sont mis en œuvre pour assurer cette forte cohésion : par enchaînement des mouvements sans interruption (cf. Suite n°3), parfois en maintenant le son (cf. Suite n°1, pédale de Do grave tenue entre la fin du Maestoso et le début de la Ciaccona), ou encore par la reprise d'une cellule motivique intervallique (cf. Suite n°1, la tierce mineure -Fa, tête du thème de la Ciaccona, introduit la Giga) ; par retour périodique de l'Improvvisazione entre les mouvements et à la fin de l'œuvre, dans la Suite n°3 (cf. BRITTEN, les Canto de la Suite op.72), ou encore, dans la Suite n°2, par un Postludio qui reprend les éléments du Preludio, soit dans un travail de variation (par mouvement contraire), au début du mouvement, soit dans un retour textuel, développé ensuite par amplification, à la fin.

A travers l’exemple des œuvres de Nicolas BACRI, on constate donc que le modèle quasi unique des Six suites de BACH, auquel se sont généralement référés les compositeurs de la première moitié du XXème siècle, se voit parfois aussi remplacé dans les dernières décennies par cet autre chef-d’œuvre incontesté du répertoire que constituent les Trois Suites de Benjamin BRITTEN. Nous reviendrons encore sur ces œuvres ultérieurement, mais nous voulons présentement nous arrêter sur une autre œuvre majeure de ce corpus qui synthétise particulièrement bien les tendances signalées précédemment et qui, à notre grand regret, est encore trop négligée par les interprètes. Il s’agit de la Suite en concert d’André JOLIVET.

Notes
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Dans sa conformité totale avec son modèle, la Suite en Ré m. (1945) de Paul TORTELIER constitue là encore un des rares exemples de maintien de la tonalité principale sur l'ensemble de ses mouvements, avec un changement de mode pour la Sarabande, en RE M., et dans la partie centrale de la Bourrée, correspondant à une deuxième Bourrée.