3 - Une œuvre représentative de l’évolution du genre : la Suite en concert d’André JOLIVET (1965)

Il convient de remarquer d’emblée l’attachement de ce compositeur, de manière générale, aux genres issus de la tradition (sonates, concertos, symphonies) et tout particulièrement à celui de la Suite. 125 Cette Suite en concert pour violoncelle seul, conçue en 1965, alors que JOLIVET commençait à songer à son Second Concerto pour violoncelle, s’inscrit donc bien dans une tendance propre au compositeur à maintenir le fil de cette tradition, voire à renouer avec certaines formes tombées en désuétude.

Son titre ne renvoie bien entendu plus à la sphère du compositeur allemand (BACH), mais à celle de la musique française du début du XVIIIème siècle et plus particulièrement à François COUPERIN. 126 Il sous-entend d’ailleurs une pluralité instrumentale et affirme d’emblée le propos du compositeur de faire du violoncelle un instrument pluriel, qui se réalise effectivement à travers l’écriture. 127

La Suite s’articule en cinq mouvements, forme familière au compositeur 128 , étroitement unifiés par le biais d’éléments diffus (intervalles, motifs, thèmes, modes de jeu) qui l’innervent complètement. Cette unité ne se révèle pas immédiatement à l’auditeur mais agit de manière plus insidieuse en faisant appel à notre mémoire inconsciente.

L’Improvisation qui ouvre la Suite tient lieu de prélude dont elle vise à rendre le caractère improvisé à travers sa liberté métrique (succession de mesures à 4/4, 8/4, 5/4), sa grande flexibilité rythmique (mélange binaire / ternaire) et ses nombreuses fluctuations de tempo (piu mosso, poco stringendo, poco allargando, ritardando...).

Le mouvement énonce déjà la plupart des éléments qui réapparaîtront dans les différents mouvements : les glissandi qui reviennent dans la Ballade, accompagnés de trilles, ainsi que dans la Sérénade ; le thème présenté dans les mesures 5 à 13 qui revient au centre du mouvement final dans une forme un peu variée rythmiquement :

Exemple n°10 : A. JOLIVET,
Exemple n°10 : A. JOLIVET, Suite en concert, 5ème mvt, Sonate, mes.36 à 38.

Copyright 1966 by Boosey & Hawkes, London, B.& H. 19409.

La séquence a piacere (mes.18 à 21) va, elle, constituer l’épisode central de la Sérénade en en renouvelant la métrique (9/8 au lieu du 4/4 initial) :

Exemple n°11 : A. JOLIVET,
Exemple n°11 : A. JOLIVET, Suite en concert, 4ème mvt, Sérénade, mes.14 à 19.

Copyright 1966 by Boosey & Hawkes, London, B.& H. 19409.

C’est aussi sur le motif sinueux de la mesure 25 que s’appuiera le chant du troisième mouvement, Air (mes.2, mes.8, mes.21), et bien d’autres éléments contribueront encore à cette unification :

Exemple n°12 : A. JOLIVET,
Exemple n°12 : A. JOLIVET, Suite en concert, 3ème mvt, Air, mes.1 à 3.

Copyright 1966 by Boosey & Hawkes, London, B.& H. 19409.

Les trois mouvements qui suivent, abandonnant toute référence à la danse, évoquent par leur titre des formes vocales qui empruntent à des genres et des époques bien différentes. La Ballade renvoie aussi bien à ce genre poético-musical du Moyen-Âge qu’à sa forme plus récente cultivée par les poètes et les compositeurs du début du XIXème siècle. De structure ternaire, elle articule son discours entre un lyrisme intense dans les partie extrêmes (A et A’), exploitant un large ambitus (3 octaves et demi), et une grande variété de couleurs dans sa partie centrale (B - mes.24) qui fait succéder rapidement divers modes de jeu tels que pizzicato, arco saltando, glissando d’harmoniques, trilles glissés, col legno, ponticello...

Exemple n°13 : A. JOLIVET,
Exemple n°13 : A. JOLIVET, Suite en concert, 2ème mvt, Ballade, mes.25-26.

Copyright 1966 by Boosey & Hawkes, London, B.& H. 19409.

L’Air qui suit est, lui, de caractère très ornementé, joué entièrement avec sourdine, dans une nuance qui ne dépasse pas le p. Ses amples mélismes ‘’vocalisés’’ en bariolage sur les quatre cordes, qui prolongent les trois grandes périodes de la ligne ‘’chantée’’, acquièrent toute leur légèreté dans le jeu sul tasto qui contraste avec la sonorité soutenue de l’ensemble :

Exemple n°14 : A. JOLIVET,
Exemple n°14 : A. JOLIVET, Suite en concert, 3ème mvt, Air, mes.25 à 30.

Copyright 1966 by Boosey & Hawkes, London, B.& H. 19409.

Quant au quatrième mouvement, Sérénade (fantasque et désinvolte), il se situe tout à fait dans l’esprit d’une scène issue de la comedia dell’arte, et semble parodier, par l'alternance de son jeu pizzicato - arco, saltando et ses nombreux glissandi, le deuxième mouvement de la Sonate pour violoncelle et piano (1915) de DEBUSSY (Sérénade, avec l’indication fantasque et léger) :

Exemple n°15 : A. JOLIVET,
Exemple n°15 : A. JOLIVET, Suite en concert, 4ème mvt, Sérénade, mes.21.

Copyright 1966 by Boosey & Hawkes, London, B.& H. 19409.

Le mouvement final, intitulé Sonate, fait sans aucun doute à nouveau allusion de manière précise à François COUPERIN, initiateur en France de ce genre importé d’Italie à la fin du XVIIème siècle. De dimensions plus vastes que les autres mouvements, il se construit aussi dans une forme plus rigoureuse, avec exposition de deux thèmes (A, mes.1 à 3, et B, mes.17 à 19) et leur réexposition (à partir de la mes.52), tout en traitant le modèle classique avec beaucoup de souplesse. Par les importantes relations thématiques qu’il entretient avec le premier mouvement d’une part, mais aussi avec les trois autres, il contribue à créer cette forme concentrique chère à JOLIVET. Par son caractère particulièrement brillant, il apporte surtout une conclusion magistrale à cette œuvre et fait appel aux ressources les plus variées de la virtuosité instrumentale : parcours rapide d’un vaste ambitus, jeu en doubles cordes, accords successifs de trois ou quatre sons ...

Le langage chromatique atonal qu’adopte JOLIVET dans les œuvres de cette période 129 apporte enfin à cette Suite une grande part de son pouvoir expressif et de cette magie incantatoire à laquelle le compositeur était si profondément attaché.

Et même si certains jugent que “ l’auteur des Cinq danses rituelles n’incarne plus guère qu’une modernité tempérée, sinon légèrement obsolète ” 130 , sa Suite en concert pour violoncelle seul fait encore figure, trente-cinq ans après sa création, d’œuvre tout à fait audacieuse que les interprètes hésitent à mettre à leur programme tant en raison des difficultés techniques qu’elle présente que des qualités d’imagination qu’elle requiert sur le plan de l’interprétation. 131

Comme l’indique cette œuvre de JOLIVET qui inclut la notion de Sonate au sein même de la Suite, révélant toute l’ambiguïté entre ces deux genres historiquement issus l’un de l’autre 132 , Suites et Sonates sont si étroitement liées que bien des œuvres étudiées dans ce chapitre pourraient se rattacher au moins autant au genre de la Sonate qu’à celui de la Suite de danses, du fait même de cet abandon de la notion de danse, voire aussi de l’abandon de l’unité tonale entre les mouvements, lorsqu’il s’agit encore d’une œuvre tonale. Ainsi, déjà, la Suite pour violoncelle seul op.122 d’Emanuel MOOR, à travers la succession de ses cinq mouvements et leur organisation tonale (Lento molto en Sol m. - Allegro en DO M. - Allegretto en La m. - Lento en RE M. - Finale en SOL M.), s'apparente effectivement plus au genre de la Sonate qu'à celui de la Suite de danses et le choix de son appellation de Suite est essentiellement révélateur d'une volonté de se placer directement sous l'autorité de son illustre et encore unique modèle en ce début de XXème siècle, les Six Suites pour violoncelle seul de J.S. BACH. Une même volonté peut être constatée tout au long du siècle au sein du corpus des Suites pour violoncelle seul, et nous en donnerons encore ici quelques preuves exprimées par les compositeurs, que ce soit à travers leurs propos, ou plus directement dans leur musique. Ainsi, Nicolas BACRI qualifie-t-il ses trois Suites op.31 de “ modeste hommage à la tradition d'écriture issue de J. S. Bach ”. La Suite Nawbah (1969) de Ahmed ESSYAD est, elle, composée autour des intervalles constitués par les lettres du nom de Bach. 133 Quant au premier mouvement de la Suite intitulée Images de Menton (1962) de Siegfried BARCHET, il porte l’exergue “ Hommage à Bach ” et s’inspire dans sa thématique, et plus particulièrement dans sa rythmique, du premier mouvement du Sixième Concerto Brandebourgeois.

Notes
125.

Son catalogue ne compte pas moins de huit Suites, depuis la Suite pour trio à cordes (1930) jusqu’à la Suite rhapsodique pour violon seul (1965) ou la Suite en concert pour flûte et percussion (1966). Mais les Suites destinées à des ensembles plus importants ou à l’orchestre sont en réalité composées à partir de musiques de scène, regroupant certains numéros en vue d’une exécution de concert, elles ne situent donc en aucun cas dans la filiation de la Suite baroque..

126.

Les Concerts Royaux (1722) de COUPERIN constituent des Suites à la française destinées à une petite formation de chambre : violon ou flûte, basse de viole, hautbois et basson, les cordes et les vents pouvant jouer ensemble ou alternativement, accompagnés du clavecin.

127.

Rappelons que JOLIVET jouait lui-même du violoncelle, mieux d’ailleurs que du piano aux dires de sa propre épouse, et qu’il était donc parfaitement en mesure de juger des possibilités et des limites de cet instrument.

128.

Voir par exemple les Cinq incantations pour flûte seule (1936), les Cinq danses rituelles pour piano (1939), orchestrées par la suite, ou les Cinq églogues pour alto seul (1967).

129.

JOLIVET écrivait en 1960 : “ Mes œuvres les plus récentes sont fondées sur l’emploi sériel d’un langage modal élargi utilisant les données essentielles des musiques des peuples primitifs ; depuis l’origine, ma musique est atonale ; elle a pour pivot des notes, des accords, des groupes sonores, des rythmes-clefs autour desquels la masse mouvante du discours s’organise et s’épanouit. ”

130.

FOUSNAQUER, Jacques-Emmanuel, GLAYMAN, Claude, LEBLE, Christian, Musiciens de notre temps depuis 1945, Paris, Plume sacem, 1992, p.267.

131.

Le lecteur remarquera que la seule version qui figure dans notre discographie est celle enregistrée par André NAVARRA, juste après la création de l’œuvre. Elle est bien sûr introuvable dans le commerce et n’a pas été rééditée sur disque compact. Aucun autre interprète n’a jusqu’à ce jour réalisé d’enregistrement de cette œuvre, ce qui est très regrettable.

132.

Il faut rappeler ici la filiation historique du genre de la sonate issu de la suite de danses et la confusion terminologique qui a existé depuis les origines, encore renforcée par les différentes appellations utilisées dans chacun des pays (par exemple partita en Allemagne, ou ordre en France, pour désigner des suites de danses). On ne citera qu'un seul exemple significatif, emprunté à J. S. BACH lui-même, la célèbre Sonate en La m. pour flûte solo, BWV 1013 qui cache en réalité une véritable suite ou partita avec la succession de ses quatre danses : Allemande - Corrente - Sarabande - Bourrée anglaise.

133.

A propos du rôle déterminant d’une audition des Suites pour violoncelle seul de BACH sur la future carrière du compositeur, lire ses propos dans l’Annexe n°3.