C - Présence de modèles ‘’historiques’’ dans les Sonates pour violoncelle seul jusque dans les années 50

Les œuvres-phares ne manquent pas dans le répertoire de la Sonate au XIXème siècle, mais la Sonate en Si m. (1849-53) pour piano de Franz LISZT a incontestablement marqué une étape importante de l’évolution du genre à travers la synthèse qu’elle opère entre le schéma de type ‘’sonate’’ (c’est-à-dire l’articulation exposition - développement - réexposition), généralement adopté par le premier mouvement, et l’ensemble des quatre mouvements qui constituent l’œuvre dans sa totalité. C’est sans aucun doute ce modèle qui peut être clairement perçu à travers la Sonate op.31 (1920) de l’autrichien Egon WELLESZ. Cette œuvre est en effet conçue en un seul mouvement dans lequel on distingue les principales sections de la forme sonate :

Pour confirmer la parenté entre les deux œuvres, on remarquera en outre une certaine identité de caractère de ces différents épisodes avec ceux de la Sonate de LISZT : le Lento initial fait de toute évidence écho à l’introduction Lento assai de l’œuvre de LISZT, et l’Allegro energico (mes.65) du second groupe thématique évoque la première présentation du thème fondamental de l’œuvre du compositeur hongrois (Allegro energico, mes.8). La notion de transformation thématique si essentielle dans la conception de la Sonate en Si m. 149 , ainsi d’ailleurs que dans la plupart des œuvres de LISZT, est aussi présente dans cette Sonate op.31 de WELLESZ, en particulier dans la réexposition Largo (p espr.) du thème initial joué dans le registre aigu (mes.194).

La conception cyclique de la sonate qui prend ses racines dès les premières œuvres de BEETHOVEN, mais qui va considérablement se développer au cours du XIXème siècle et trouver sa véritable incarnation en la personne de César FRANCK, se perçoit aussi dans de nombreuses Sonates pour violoncelle seul. On retiendra ici la Sonate op.28 (1923) d’Eugène YSAYE, dans la mesure où le violoniste belge, créateur de la Sonate pour violon de FRANCK 150 , n’a pu qu’être fortement influencé par ce modèle. On remarque en effet, entre les deux œuvres, la même structure en quatre mouvements, dans une articulation similaire des tempi et des caractères. On note en particulier la similitude des troisièmes et quatrièmes mouvements, entre l’Adagio très libre, dans l’esprit d’un récitatif, d’YSAYE et le Recitativo-Fantasia de FRANCK, et l’écriture de texture fuguée de l’Allegro Tempo fermo qui rappelle le canon entre le piano et le violon du thème de refrain de l’Allegretto poco mosso de la Sonate de FRANCK. Le langage encore tonal, mais très chromatisé d’YSAYE se situe aussi dans la lignée du maître de Sainte-Clotilde, tout en le dépassant parfois largement par ses hardiesses harmoniques. 151 Quant au principe cyclique, il se révèle à travers l’intervalle de quarte, fondateur des thèmes des trois principaux mouvements, ainsi que le contour mélodique qui le suit :

Exemple n°20 : E. YSAYE,
Exemple n°20 : E. YSAYE, Sonate op.28, 1er mvt, Lento e sempre sostenuto, mes.1-2.

Copyright 1964 by Schott Frères, Bruxelles, S.F. 9145. Reproduit avec l'aimable autorisation des éditeurs.

Exemple n°21 : E. YSAYE,
Exemple n°21 : E. YSAYE, Sonate op.28, 4ème mvt, Allegro Tempo fermo, mes.1-2.

Copyright 1964 by Schott Frères, Bruxelles, S.F. 9145. Reproduit avec l'aimable autorisation des éditeurs.

Dans le dernier mouvement, le rappel thématique se fait d’ailleurs de manière encore plus précise et on entend par deux fois une citation quasi textuelle (à la variation rythmique près) du début du thème du premier mouvement. 152

Exemple n°22 : E. YSAYE,
Exemple n°22 : E. YSAYE, Sonate op.28, 4ème mvt, Allegro Tempo fermo, mes.3-4.

Copyright 1964 by Schott Frères, Bruxelles, S.F. 9145. Reproduit avec l'aimable autorisation des éditeurs.

Les deux œuvres diffèrent cependant considérablement sur plusieurs points : leurs dimensions d’une part, extrêmement concises en ce qui concerne YSAYE, contrairement aux développements encore si typiquement romantiques de FRANCK. D’autre part, une certaine austérité se dégage aussi de l’œuvre du violoniste, qui contraste avec la relative exubérance, la passion et aux épanchements de celle de FRANCK. Cette austérité relève, elle, d’une toute autre influence, celle de BACH. La composition de cette Sonate op.28 suit en effet immédiatement celle du recueil des Six Sonates pour violon seul op.27, dont on sait à quel point elles sont marquées par les grandes œuvres de BACH 153 (la deuxième, dédiée à Jacques THIBAUD, est d'ailleurs sous-titrée Obsession, et est parcourue par des réminiscences du Prélude de la Troisième Partita en MI M.). La Sonate op.28 emprunte elle aussi constamment aux techniques d’écriture employées par BACH dans ses œuvres pour instrument à archet solo.

C’est bien sûr aussi le modèle baroque qui s’affirme dans la Sonate op.25 n°3 (1923) de Paul HINDEMITH et lui fait adopter un schéma issu de la sinfonia en trois mouvements principaux (vif-lent-vif) qui sont ici reliés par deux intermèdes assez brefs tenant lieu de scherzos. La grande concision de l'ensemble de l'œuvre 154 renoue aussi avec l’esthétique baroque où la notion de développement n’avait pas encore pris l’ampleur qu’elle devait acquérir par la suite, notamment à partir d’une conception “ dialectique ” de la forme introduite par BEETHOVEN. HINDEMITH pratique d’ailleurs fréquemment dans cette œuvre un procédé qui s’apparenterait plutôt à la technique de duplication que l’on connaît bien chez DEBUSSY, avec répétition immédiate d’une ou de plusieurs mesures (par exemple : 1er mvt, mes.29-30, 3ème mvt, mes.6-7 puis mes.20-21, 4ème mvt, mes.12-13, 5ème mvt, mes.5-6, puis mes.23-24, puis 38-39) ; et au-delà de l’esthétique néo-classique, ou plus exactement néo-baroque, à laquelle on a coutume de rattacher le compositeur allemand, ne doit-on pas voir aussi une certaine influence de la musique française, voire même de certaines tendances de la seconde Ecole de Vienne ? Son refus d'expression, d'effusion romantique apparaît en tous cas clairement à travers cette œuvre, tout particulièrement dans le quatrième mouvement, Lebhafte Viertel, sorte de perpetuum mobile en triolets de croches, juxtaposant des mesures irrégulières de cinq, quatre ou trois temps. 155 En tête de ce mouvement, HINDEMITH a d’ailleurs pris soin d'indiquer : “ Ohne jeden Ausdruck und stets Pianissimo ” (Sans aucune expression et pianissimo d'un bout à l'autre). L’utilisation importante qui est faite par ailleurs des rythmes pointés, en particulier dans les premier et cinquième mouvements, semble aussi rejoindre cette forme d’objectivité baroque vers laquelle tend HINDEMITH.

L'œuvre est écrite dans un langage encore ancré dans la tonalité, dont le compositeur use très librement en donnant une orientation polytonale, affirmée dès le premier accord (Do-Sol-Mi#-Do#), et qui domine toute la Sonate, ponctuée par un accord de DO# M. . 156

C’est toujours le modèle baroque qui s’impose dans la Sonate op.60 (1949) du compositeur d’origine roumaine, installé à Paris, Marcel MIHALOVICI. Ses trois premiers mouvements mêlent les références à la Sonata da chiesa (Grave avec forte présence de la cellule rythmique pointée, Allegro moderato de forme bipartite avec reprises) et à la Suite de danses (troisième mouvement Mosso à 12/8, de forme binaire avec reprises, à l’allure d’une gigue), tandis que les deux derniers semblent plus résolument tournés vers la modernité du début de ce siècle (Molto adagio très libre, sans métrique et dans une grande mouvance de tempo, Allegro non troppo qui réintroduit à la fin, Largo subito, un rappel du début du premier mouvement, tout à fait dans l’esprit de la parenthèse que constitue le retour du thème de la Pastorale initialeà la fin du troisième mouvement dans la Sonate pour flûte, alto et harpe de DEBUSSY.

Si dans les œuvres évoquées précédemment les compositeurs s’étaient surtout référés à des modèles formels, certaines Sonates pour violoncelle seul de cette première moitié du siècle révèlent, elles, plutôt l’influence d’un langage spécifique. C’est ainsi que la Sonate (1948-53) du hongrois György LIGETI trouve, ses racines dans l’œuvre de ses compatriotes BARTOK et KODALY. Dans le contexte politico-culturel de la Hongrie de l’après-guerre, la personnalité de KODALY a exercé une influence considérable sur les institutions musicales et les jeunes compositeurs hongrois, affirmant l’importance de la tradition folklorique dans l’élaboration de leur langage. 157 C’est sous cette forte influence que LIGETI compose le premier mouvement, Adagio, rubato, cantabile, dans lequel transparaît, outre la couleur modale, une grande souplesse métrique de la phrase issue du type parlando-rubato cher à BARTOK. 158 Mais dans son deuxième mouvement, Capriccio, composé cinq ans plus tard, le style a déjà quelque peu évolué et, très conscient de cette disparité, pour donner une cohésion à son œuvre, le compositeur va emprunter à DEBUSSY ce procédé de suspension du temps, en introduisant dans une courte parenthèse au milieu du mouvement (mes.138 à 142), juste avant la réexposition, le thème du premier mouvement, très soigneusement mis en valeur par les longues mesures de silence qui l’entourent et brisent le flux continu de doubles croches :

Exemple n°23 : G. LIGETI,
Exemple n°23 : G. LIGETI, Sonate, 2ème mvt, Capriccio, mes.131 à 142.

Copyright 1990 by Schott Söhne, Mainz, n° 46773. Reproduit avec l'aimable autorisation des éditions Schott Musik International.

Et c’est encore sous l’influence de Bela BARTOK que se place le compositeur américain George CRUMB lorsqu’il compose sa Sonate pour violoncelle solo en 1955, alors qu’il étudie encore à Berlin avec Boris BLACHER. 159 On peut en effet déceler dans cette œuvre de nombreux emprunts au langage du compositeur hongrois, tels que l’allusion à la gamme acoustique qui est faite à la fin du premier et du dernier mouvement :

Exemple n°24 : G. CRUMB,
Exemple n°24 : G. CRUMB, Sonate, 3ème mvt, Toccata, mes.108-109.

Copyright 1958 by C F Peters Corporation, New York, No. 6056. Reproduit avec l'aimable autorisation des éditeurs.

l’utilisation de l’accord majeur-mineur :

Exemple n°25 : G. CRUMB,
Exemple n°25 : G. CRUMB, Sonate, 1er mvt, Fantasia, mes.1.

Copyright 1958 by C F Peters Corporation, New York, No. 6056. Reproduit avec l'aimable autorisation des éditeurs.

ou encore la prépondérance de l’intervalle de tierce mineure 160 dans la thématique de toute la Sonate, et tout particulièrement dans ce motif d’appel, au rythme iambique, du premier mouvement qui renvoie directement au thème initial de l’Adagio, troisième mouvement de la Musique pour instruments à cordes, percussion et célesta (1937) :

Exemple n°26 : G. CRUMB,
Exemple n°26 : G. CRUMB, Sonate, 1er mvt, Fantasia, mes.3-4.

Copyright 1958 by C F Peters Corporation, New York, No. 6056. Reproduit avec l'aimable autorisation des éditeurs.

L’étude de ces quelques sonates de la première moitié du siècle empruntées à des compositeurs d’origine géographique et d’horizon stylistique différents nous permet de constater que l’empreinte de la tradition reste forte, qu’elle soit issue du modèle de BACH, ou plus largement du modèle baroque, mais aussi des modèles formels fournis par le XIXème siècle, voire même le début du XXème siècle. La référence même au genre de la Sonate semble donc bien porter en elle un souci réel de s’inscrire dans une tradition afin de souligner l’importance que le compositeur accorde à son œuvre.

Notes
149.

Cf. le retour du premier thème à la mes.120 qui a abandonné son énergie farouche pour un p dolce con grazia, puis de son deuxième élément, initialement très rythmique et f marcato, qui devient un cantando espressivo dans sa nouvelle apparition en valeurs augmentées (mes.153).

150.

La Sonate en LA M. pour violon et piano de César FRANCK fut d’abord créée à Bruxelles le 16 décembre 1886, puis à Paris, à la Société Nationale de Musique, le 5 mai 1887, avec Madame BORDES-PENE au piano.

151.

Les successions de tritons de l’Adagio sont, à cet égard, très significatifs.

152.

On pourrait d’ailleurs aussi invoquer à ce propos l’influence de DEBUSSY, dont le Quatuor à cordes op.10 (1893) est dédié au Quatuor YSAYE et a été créé par celui-ci.

153.

Cf. les propos du compositeur rapportés par son fils in YSAYE, Antoine, Eugène Ysaÿe, sa vie, son œuvre, son influence, Bruxelles, L’Ecran du monde, Paris, Les Deux Sirènes, 1947(?), p.415 : “ Le génie de Bach effraye celui qui serait tenté de suivre une voie identique. Il sait qu'il y a là un sommet difficile à atteindre. Comment se dégager d'une influence dominatrice qui fera, fatalement, que si l'on veut écrire pour instrument seul, on écrira "à la manière de ..." Et comme c'est tentant lorsqu'on voit un jeune maître, tel Joseph Szigeti, assouplir son talent aussi bien aux voies rectilignes des grands classiques, aux inflexions expressives des romantiques qu'aux âpretés modernes. Comme il serait passionnant de concevoir une œuvre, essentiellement construite pour et par le violon, pour revenir à mon dada, en lui faisant suivre le jeu spécifique de tel ou tel maître de l'archet... ”

154.

De ses cinq brefs mouvements, les plus courts sont le second, 31 mesures dans un tempo rapide -Mässig schnell - et le quatrième, 24 mesures exécutées en spiccato - Lebhafte Viertel, mais le plus long, le dernier - Mässig schnell - ne dépasse pas 47 mesures !

155.

KINNEY, op. cit., p.447-448, parle ici d'un mouvement "motoristique" ou "mécanistique" qui semble vouloir symboliser le fonctionnement sans déviation et sans émotion d'un mécanisme.

156.

Voir aussi le rapport qui s'établit fréquemment entre le triton (ou la quarte diminuée) et la quinte juste.

157.

A partir de 1945, un cours de musique folklorique est obligatoire pour tous les étudiants de l’Académie Franz Liszt.

158.

Dans ce mouvement, LIGETI n’utilise la barre de mesure que pour délimiter les différentes périodes mélodiques et leur ponctuation. Il écrit à son sujet : “ J’ai tenté dans cette pièce d’écrire une belle mélodie, avec un profil typiquement hongrois, mais non pas un chant populaire ... ou à moitié seulement, comme chez Bartok ou Kodaly - en fait, plus proche de Kodaly. ” (Cf. entretien de LIGETI avec Steven PAUL au sujet de cette Sonate, traduit par Dennis Collins et publié dans le livret du CD DGG 431 813-2, enregistré par Matt HAIMOVITZ, p.14.)

159.

Récemment, lors d’une rencontre avec le compositeur au CNSM de Lyon (4-12-1996), Georges CRUMB affirmait n’avoir aucun système en matière de composition et admettre toutes les influences stylistiques. Il évoquait en particulier son grand intérêt pour la musique du début du XXème siècle : DEBUSSY et BARTOK par lequel il a été très influencé lorsqu’il était étudiant, mais dont certaines influences lui sont aussi restées. Il est par ailleurs toujours convaincu du pouvoir de la tonalité mêlée à d’autres systèmes (modal, atonal ...).

160.

Intervalle fondamental chez BARTOK, dans la mesure où il représente un intervalle conjoint pour le mode pentaphone.