D - Une œuvre de rupture : la Sonate pour violoncelle solo (1960) de Bernd Alois ZIMMERMANN

Par sa conception d'une "musique pluraliste" 161 , ZIMMERMANN se situe vraiment au centre de notre problématique, entre tradition et modernité. Il s'agit effectivement d'un compositeur qui, loin de pratiquer la politique de tabula rasa prônée par le courant de Darmstadt dans les années qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale, cherche avec une forte détermination ses racines dans les œuvres, les langages et les styles du passé, qu’il réintègre dans ses propres compositions, non pas dans une attitude nostalgique de retour à un paradis perdu, mais dans une démarche de synthèse unificatrice des temps passés et présents qui vise à l’intemporalité de l’expérience esthétique du ‘’présent-vécu ’’. 162 C’est dans son opéra Die Soldaten, composé entre 1958 et 1964, que se réalise de la manière la plus accomplie cette conception, mais la Sonate pour violoncelle solo (1960), dont la composition s’effectue à la même période, participe bien sûr aussi de cette même philosophie.

Le compositeur dit à propos de cette œuvre que “ ‘le terme "sonate" constitue un anachronisme voulu ; car il ne s'agissait bien sûr pas d'écrire une sonate de type classique. Le terme "sonate" est dépourvu de toute référence historique précise et signifie simplement ce que le titre dit : sonate - pièce instrumentale.’ ” 163 Précisant sa pensée, ZIMMERMANN écrit à une autre occasion : “ ‘J’ai conservé l’appellation ‘’sonate’’ dans les compositions pour instruments à cordes, bien que les pièces en question n’aient pas grand-chose à voir avec la forme sonate classique ou similaire. Le terme ‘’sonate’’ ne désigne ici vraiment rien d’autre qu’une ‘’pièce qui résonne en musique’’, selon le sens étymologique, un morceau de musique qui peut comporter un ou plusieurs mouvements’. ” 164

On peut noter, en dépit des propos du compositeur, que son titre constitue malgré tout d'une référence historique, dans la mesure où ce terme de "sonate" renvoie bien à l'origine à cette simple acception de musique destinée à "sonner" sur des instruments, par opposition aux "cantates", œuvres faisant intervenir la voix et le chant (cantare). 165 Sa référence historique remonte tout simplement au-delà de celle qui était plus couramment évoquée, c’est-à-dire celle à la sonate de l’époque classique ou romantique, et lui permet d’en évacuer ainsi toutes les implications formelles, jugées trop contraignantes et surtout inaptes dans ce contexte sériel.

Son souci de rattachement à la tradition se manifeste d’ailleurs encore à travers certains autres aspects de l’œuvre, tels que les titres donnés aux premier et quatrième mouvements qui se réfèrent, pour le premier (Rappresentazione), à la musique vocale du XVIIème siècle et au stile rappresentativo, et pour le second (Tropi), à la musique médiévale et à sa technique de développement musical. 166 Les nombreuses indications en italien qui parsèment la partition (cf. con tutta forza, non troppo lento, ma con passione ...) participent aussi de ce genre de renvoi, ou de ‘’citation’’, comme les qualifie Martin INGENHÜTT 167 , tout en se trouvant d’ailleurs bien souvent détournées en quelque sorte de leur signification originale dans l’emploi qu’il en est fait.

Il apparaît très clairement que sur le plan de la forme, ZIMMERMANN trouve ici une solution complètement dégagée de toute référence antérieure, qui rompt avec la conception propre en particulier à la forme sonate et à la notion de développement. L'œuvre est en effet composée de cinq mouvements 168 qui portent les titres de Rappresentazione, Fase, Tropi, Spazi et Versetto, et qui sont constitués chacun d'un nombre varié de séquences (8 - 12 - 12 - 8 - 6) 169 de longueurs assez différentes. La plus courte, la séquence n°5 du cinquième mouvement, Versetto, est parfaitement emblématique du sens de ce dernier mouvement qui tend vers une raréfaction de la matière sonore, dans un raffinement de timbre tout à fait dans l'esprit des œuvres d’Anton WEBERN :

Exemple n°27 : B.A. ZIMMERMANN,
Exemple n°27 : B.A. ZIMMERMANN, Sonate, Versetto, séquence 5.

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Notes
161.

C’est à travers la métaphore de la ‘’sphéricité du temps’’ que s’exprime chez ZIMMERMANN l’idée que, dans l’expérience de la perception musicale en particulier, le temps peut être ressenti comme l’unité du présent, du passé et du futur.

Voir à ce sujet DAHLHAUS, Carl, “ Sphéricité du temps. A propos de la philosophie de la musique de Bernd Alois Zimmermann ”, traduction de Vincent Barras, Contrechamps n°5, novembre 1985, p.89 : “ L’avant et l’après historiques sont assemblés ou réunis de force par Zimmermann dans la simultanéité d’une seule et même œuvre : ils sont pour ainsi dire ‘’superposés’’ : et l’image de la couche est la métaphore spatiale de l’expérience esthético-métaphysique d’une simultanéité intérieure au-delà de la succession, de l’ordre de l’avant et de l’après. Le concept du ‘’pluralisme stylistique’’ et l’idée d’une ‘’sphéricité du temps’’ sont dans la poétique musicale de Zimmermann les faces complémentaires de la même chose. ”

162.

Voir ALBERA, Philippe, “ Introduction ”, [consacrée à B.A. ZIMMERMANN], Contrechamps n°5, nov. 1985, p.9 à 25. En particulier, p.9 : “ Zimmermann n’a pas été à proprement parler un novateur. Il voulait réaliser une vaste synthèse des différents moyens à sa disposition et des différents courants artistiques de ce siècle. [...] Contrairement à un compositeur comme Stockhausen, il n'a jamais tiré un trait sur le passé et rêvé d'un "degré zéro" de l'écriture musicale ; il n'a pas renié non plus ses premières œuvres, auxquelles il fait allusion par des citations dans des compositions plus tardives. Zimmermann a intégré progressivement les techniques nouvelles aux couches plus anciennes, faisant de la diversité stylistique un principe qui dépasse la notion même de style. ”

163.

ZIMMERMANN, Bernd Alois, “ De la signification nouvelle du violoncelle dans la nouvelle musique ”, op. cit., p. 68.

164.

ZIMMERMANN, Bernd Alois, Intervall und Zeit, Aufsätze und Schriften zum Werk, traduit par Sophie Liwszyc et cité dans le livret du CD CPO 999 198-2, enregistré par Michael BACH, p.20.

165.

Issu de l’expression “ canzona sonata ” désignant la transposition instrumentale d’une œuvre vocale polyphonique, le terme de “ sonata ” se généralise dès la fin du XVIème siècle. Les recueils de Giovanni GABRIELLI (1597 et 1615) constituent les premiers modèles importants du genre, caractérisés par une écriture polychorale (voir par exemple la Sonata pian'e forte a 8 de G. GABRIELLI, qui oppose deux "choeurs" instrumentaux en écho).

166.

Il est à noter que ces termes apparaissent aussi dans d’autres œuvres du compositeur, contemporaines de la Sonate : tropi constitue la scène 5 de l’acte III de Die Soldaten, et rappresentazione la scène 2 de l’acte III, ainsi que le titre de la treizième pièce de Tempus loquendi (1963) pour flûte seule.

167.

INGENHÜTT, Martin, “ B. A. Zimmermann : Sonate für Cello-solo, eine Analyse ”, Feedback Papers n°31, juillet 1983, p.19.

168.

La forme en cinq mouvements sera aussi celle du ‘’Ballet blanc’’ Présence (1961) pour violon, violoncelle et piano, d’Antiphonen (1961) pour alto et 25 instrumentistes, et du Concerto pour violoncelle et orchestre en forme de “ pas de trois ” (1965-66).

169.

INGENHÜTT, Martin, “ B. A. Zimmermann : Sonate für Cello-solo, eine Analyse ”, op. cit., p.10, relève cependant qu’une certaine symétrie se dégage de cette articulation.