1 - Eclatement de la forme

La disposition sur la partition, morcelée par séquences isolées les unes des autres, laisse d’emblée apparaître une volonté de faire éclater la forme et surtout la conception traditionnelle de la forme sonate, dialectique et discursive, lui préférant une structure plus libre fondée sur le principe des réminiscences-anticipations. 170

Cet éclatement de la forme, appuyé sur une "esthétique du fragmentaire", trouve sa justification dans la conception du temps de ZIMMERMANN, qui ne peut, par ailleurs, être dissociée des problèmes de langage. 171 Dans le conflit qui l'oppose aux sérialistes purs et durs de Darmstadt, et en particulier à STOCKHAUSEN, ZIMMERMANN affiche une attitude totalement différente sur le plan de sa conception de la forme, comme l’analyse très justement Philippe ALBERA : “ Alors que, pour Stockhausen, l'œuvre est une totalité dont chaque moment, par sa structure monadique, reflète l'absolu, l'œuvre de Zimmermann est construite sur le fragmentaire, sur l'articulation des différences et des hétérogénéités. Si elle vise à l'absolu, elle n'en est que la médiation et non l'image ; si elle tend à une totalité, c'est uniquement celle du vécu et de l'expérience. Aussi ne peut-elle être définie que par le Sujet qui la perçoit, dans le temps même de son déroulement, et elle se rapporte toujours au Sujet qui l'a composé. ” 172

Exemple n°28 : B.A. ZIMMERMANN,
Exemple n°28 : B.A. ZIMMERMANN, Sonate, Premier mouvement, Rappresentazione.

Copyright 1961 by Edition Modern, M 1059 E. Reproduction non autorisée par l'éditeur.

Le musicologue allemand Clemens KÜHN 173 considère de son côté cet éclatement de la forme interne des mouvements en éléments séparés les uns des autres, d'une part comme un facteur favorisant les oppositions de contrastes dans le matériau et dans le geste (on peut effectivement constater dans l'exemple ci-dessus, à quel point chacune des séquences diffère de la suivante, tant par le registre, l'ambitus, les nuances, la rythmique, le tempo, le timbre, l'écriture...), mais d'autre part, c’est aussi, paradoxalement, cette fragmentation par éléments contrastés juxtaposés qui va permettre l'unification de l'ensemble. Effectivement, chaque mouvement contient des réminiscences plus ou moins directes de certaines séquences antérieures, comme par exemple le retour de la séquence 1 du premier mouvement, Rappresentazione, dans la séquence 9 du deuxième mouvement, Fase, avec un nouveau travail sur le timbre, des dynamiques inversées - en diminuant - et limitées au piano, opposant ici des sons brefs - croches surmontées d'un point - aux longues tenues de la séquence initiale :

Exemple n°29 : B.A. ZIMMERMANN,
Exemple n°29 : B.A. ZIMMERMANN, Sonate, Fase, séquence 9.

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ou encore dans la séquence 6 du troisième mouvement, Tropi, avec de nouveaux timbres tels que le pizzicato ou le col legno battuto :

Exemple n°30 : B.A. ZIMMERMANN,
Exemple n°30 : B.A. ZIMMERMANN, Sonate, Tropi, séquence 6.

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Et c’est donc bien ainsi, dans un processus de mémoire, que se construit réellement la forme.

Notes
170.

Cf. ALBERA, Philippe, “ Introduction à B. A. Zimmermann ”, op. cit., p.20-21 : “ ... Zimmermann avait expérimenté cette écriture non linéaire dans une œuvre écrite au moment même où il interrompait la composition des Soldats, en 1959-60 : la Sonate pour violoncelle solo. L’œuvre est divisée en cinq parties regroupant des séquences isolées, basées sur certaines caractéristiques musicales (note-pivot, configuration motivique, geste technique, type d’écriture, etc.). Elle donne parfaitement l’image du morcellement, dès la lecture de la partition, et le passage d’une séquence à l’autre relève davantage d’une technique d’associations libres que d’un développement progressif. ”

Philippe ALBERA cite ensuite les propos de ZIMMERMANN, au sujet de Monologue (1960-64) pour deux pianos, qui éclairent sa conception de la forme et peuvent tout à fait s’appliquer à la Sonate für Cello-solo : “ C’est ainsi que la voie était libre pour cela même qui, jusque là (du moins avec les méthodes du sérialisme), semblait insaisissable, à savoir ce qui est spontané, associatif, ce qui relève du rêve et même de la transe. ” (in ZIMMERMANN, Bernd Alois, “ Intervall und Zeit ”, Aufsätze und Schriften zum Werk, op. cit., p.102).

171.

ZIMMERMANN, Bernd Alois, “ Dialogues ” et “ Monologues ”, Contrechamps n°5, nov. 1985, p.52 : “ Toutes ces expériences culminèrent dans une exploration du concept du temps évitant le successif, le cyclique, en ce qu’ils étaient devenus un fléau dans le sérialisme, et en les ramenant à la conception de la sphéricité du temps : en les amenant à nouveau ; car ce concept est, j’en ai la conviction, inhérent à la musique. ”

172.

ALBERA, Philippe, “ Non réconcilié ”, B.A. Zimmermann, Die Soldaten, Musica 88, Dernières Nouvelles d’Alsace, Contrechamps, 1988, p.9.

173.

KÜHN, Clemens, “ Zu den Solosonaten B. A. Zimmermanns ”, Musik und Bildung, vol. X/10, 1978, p.642-643.