6 - Postérité de l’œuvre

Cette Sonate, écrite à l’intention du violoncelliste allemand Siegfried PALM 184 , avec qui ZIMMERMANN avait déjà collaboré et dont il connaissait la capacité à résoudre les problèmes instrumentaux non encore surmontés et surtout la très large ouverture d’esprit, présente une extrême difficulté technique qui lui a valu quelques réticences à être publiée. Wulf KONOLD cite la lettre de ZIMMERMANN envoyée au directeur des éditions Schott qui en refusait la publication. Nous en donnons ici un extrait qui permet de mesurer à quel point cette œuvre a pu heurter les esprits en son temps : “ ‘On dirait que la Sonate pour violoncelle seul est une ‘’pornographie instrumentale, une perversion absurde de l’instrument’’ qu’il faudrait quasiment commercialiser sous le manteau.’ ” 185 Même si les oreilles et les mentalités ont certes pu évoluer depuis cette date, il faut reconnaître que cette œuvre ne prend cependant de nos jours pas souvent place dans les programmes de récital, ni même parmi les enregistrements discographiques, alors que bien des interprètes sont en mesure d’en maîtriser la technique instrumentale. C’est en effet que, comme le précisait le compositeur à propos de son œuvre, ‘“ l’innovation décisive par rapport à tout ce qui s’était fait jusque là tient en ce que la technique de jeu, dont la place est essentielle dans la composition d’une œuvre pour instrument seul, se présente comme le résultat d’un processus strictement musical et non comme un élément de virtuosité, sous quelque forme que ce soit, venant s’appliquer par la suite’ ” 186 et le sens profond de cette œuvre reste sans doute encore à découvrir.

Cette Sonate de ZIMMERMANN manifeste une importante réflexion sur le problème de la forme dans sa relation avec le langage et avec le matériau, et ceci dans un refus catégorique de soumettre la pensée musicale à un cadre prédéterminé, dans quelle mesure que ce soit. Elle marque donc en ce sens une véritable rupture dans la tradition de ce genre, et va se constituer à son tour comme "modèle" pour l’un des élèves du compositeur, York HÖLLER. 187 En effet la Sonate pour violoncelle seul (1968) de HÖLLER se compose de trois mouvements, qui sont eux aussi constitués d'une juxtaposition de courtes séquences très caractérisées et contrastées dans leurs modes de jeu et dans leurs timbres. Et même si les titres des mouvements font ici référence à Baudelaire : 1 - Correspondances, 2 - Quand le ciel bas et lourd..., 3 - Obsession, l’inspiration musicale est, elle, directement issue de l’œuvre de ZIMMERMANN. Nombreuses sont en effet les allusions au Maître et à son œuvre, tout particulièrement à Monologe. 188 On relève ainsi tout au long de la partition des indications familières à ZIMMERMANN, telles que : “ quasi irreale ” (p.2) (cf. début de Monologe), “ misterioso ” (p.3) (cf. p.6 de Monologe, ainsi que dans la Sonate pour violoncelle, le début de Spazi : “ sempre misterioso molto, quasi irreale, a perdifiato ”), “ prestissimo possibile ” (p.5) (cf. fin de Monologe, mais aussi Sonate pour violoncelle, séquences 6 de Rappresentazione ou 8 de Spazi), “ murmurando ” (p.7) (cf. Monologe, p.4). Certaines séquences renvoient très explicitement à la Sonate pour violoncelle de ZIMMERMANN par leur couleur ou leur écriture. Ainsi, le premier mouvement débute par un travail sur le son unique (en l'occurrence Mi grave), tout comme la séquence 1 de Rappresentazione, mais ici, le timbre est modelé à partir de deux autres paramètres : les dynamiques et l’intensité du vibrato :

Exemple n°31 : Y. HÖLLER,
Exemple n°31 : Y. HÖLLER, Sonate, Premier mouvement, Correspondances, mes.1 à 5.

Copyright 1976 by Musikverlag Hans Gerig, Köln, HG 1189.

La séquence trillée (p.2) évoque, quant à elle, la séquence 4 de Rappresentazione. L’écriture polyphonique à trois voix différenciées par le timbre (sons harmoniques, arco sul tasto, pizzicato) et par le registre reprend aussi une technique employée dans plusieurs séquences de la Sonate de ZIMMERMANN :

Exemple n°32 : Y. HÖLLER,
Exemple n°32 : Y. HÖLLER, Sonate, Premier mouvement, p.4, premier système.

Copyright 1976 by Musikverlag Hans Gerig, Köln, HG 1189.

L’écriture en quarts de ton sur un mouvement rapide et sinueux dans le grave rappelle aussi la séquence 8 de Spazi. Enfin, l’utilisation du mode de jeu fingerkuppe (percussion sur les cordes avec le bout des doigts) et de son symbole ( ___ ), est encore un emprunt à une technique inaugurée par ZIMMERMANN.

Mais l'hommage, déjà en filigrane tout au long de l’œuvre, s'exprime sans ambiguïté à la fin de la partition (p.11) où il est indiqué de manière très explicite : “ B. A. Zimmermann : Monologe ” et où un bref fragment de la troisième partie de l’œuvre pour deux pianos de ZIMMERMANN est alors cité, transposé et interrompu par des interpolations. 189

L'exemple de Bernd Alois ZIMMERMANN, et de son disciple, York HÖLLER, semble cependant assez unique dans le cadre de l’évolution du genre dans la deuxième moitié du siècle et nous donnerons maintenant un aperçu des tendances qui se dégagent plus généralement dans cette période.

Notes
184.

Siegfried PALM a créé l’œuvre le 24 avril 1960 à Stuttgart, lors d’une semaine de musique contemporaine (Woche der zeitgenössischen musik) organisée par le Süddeutscher Rundfunk.

185.

KONOLD, Wulf, op. cit., p.223.

186.

ZIMMERMANN, Bernd Alois, “ De la signification nouvelle du violoncelle dans la nouvelle musique ”, op. cit., p.69. Voir aussi p.65 : “ Il faut naturellement bien faire la différence entre des exigences qui sont là seulement pour mettre en valeur l’habileté technique de l’interprète - comme celles que nous rencontrons dans les morceaux dits de virtuosité - et des exigences qui trouvent leur propre justification dans l’idée musicale, dans la mesure où celle-ci doit néanmoins être réalisée techniquement. ”

187.

Il faut rappeler que lorsque York HÖLLER compose cette Sonate für violoncello solo, en 1968, il travaille encore avec ZIMMERMANN à la Musikhochschule de Cologne.

188.

Cette œuvre pour deux pianos est une nouvelle version de Dialogue pour deux pianos et grand orchestre composé en 1960 et remanié en 1965. Monologe (1963-4) est dédié aux frères Alois et Alfons KONTARSKY avec lesquels ZIMMERMANN a souvent travaillé. La partition porte la mention “ Hommage à Claude Debussy ” et s’appuie sur un nombre important de citations de DEBUSSY (Feux d’artifice et Jeux) mais aussi de BACH (chorals Wachet auf, rufet uns die Stimme et Vater unser im Himmelreich), BEETHOVEN (Sonate Hammer Klavier), MOZART (Concerto pour piano K.467), MESSIAEN (Alleluias sereins d’une âme qui désire le ciel et Prière du Christ montant vers son père), ainsi que l’hymne Veni creator spiritus. Par ce procédé de la citation, elle participe de l’esthétique pluraliste chère à ZIMMERMANN à partir des années 60.

189.

Dans un entretien avec Hermann Conen, paru in Contrechamps n°3, septembre 1984, p.52-53, York HÖLLER s’exprimait ainsi sur la question de l’emploi de la citation : “ A la différence de mon maître Bernd-Alois Zimmermann, je considère la citation comme quelque chose de problématique. Pour lui, la citation jouait un rôle important comme conséquence de sa représentation du pluralisme et de la sphéricité du temps. Cette conception fait partie de son monde de la composition, et sur ce point, je ne suis en aucun cas d’accord avec Zimmermann. Je me sentirais comme un épigone ridicule, si je prenais à mon compte son art de la citation, qu’il dominait du reste d’une façon magistrale. Par contre, le besoin qu’a un compositeur de se mesurer avec la pensée et la volonté de composition de ses prédécesseurs est quelque chose de tout à fait légitime et normal. ”