Le thème imposé par les circonstances commémoratives repose sur un procédé exploité depuis le Moyen-Âge de la transposition des lettres d’un nom en notes musicales, procédé qui deviendra une véritable signature chez certains compositeurs comme BACH, ou plus proche de nous, CHOSTAKOVITCH. 228 Il est ici directement issu de la notation germanique du nom du dédicataire, à deux exceptions près : le “ S ” initial transformé phonétiquement en Es, c’est-à-dire Mib, et le “ R ” final apparenté par consonance au Ré du système latin de solmisation, ce qui donne le thème fondamental de six notes suivant:
Pour la majorité des pièces, ce motif constitue l'unique matériau, qu’il soit pensé comme simple motif thématique, soumis au principe de la variation ou bien comme série génératrice de toute la pièce. On notera cependant une grande différence de traitement de ce matériau selon les compositeurs, et en fonction des langages adoptés. Ainsi, certaines œuvres le traitent comme un élément “ stable ”, en ne lui faisant subir aucune transposition, et donc le rendent toujours parfaitement perceptible pour l'auditeur.
Dans la très courte pièce de BRITTEN, Tema 'Sacher', le motif reste très clairement exposé, qu’il soit harmonisé verticalement ou donne lieu à un très bref “ développement ” contrapuntique exploitant son intervalle caractéristique de triton. 229 BRITTEN groupe les sons par paires et semble vouloir mettre en évidence la parenté du A-C-H avec le B-A-C-H, véritable hommage à BACH que le compositeur anglais avait déjà rendu à travers ses trois Suites pour violoncelle seul. L’écriture polyphonique de cette pièce en est aussi un des aspects les plus remarquables, qui renvoie encore à l’expérience acquise précédemment par le compositeur dans ce medium instrumental.
La pièce de BERIO, Les mots sont allés... (“ recitativo ” pour cello seul), révisée en 1979, est aussi une de celles qui présentent la plus grande économie dans l’exploitation du matériau thématique, puisqu’elle s’élabore presqu’exclusivement autour de variations de registre, de dynamique ou de couleur du motif Sacher, non transposé, au sein duquel elle fait apparaître progressivement les six sons complémentaires (dans l’ordre d’apparition : Fa#, Sol#, Fa, Sol, Do#, Sib), ce dernier marquant par son arrivée tardive (quatrième système avant la fin) la conclusion de l’œuvre. Les procédés utilisés par BERIO dans cette pièce rejoignent certains principes fondamentaux de la variation traditionnelle, tels l’accélération progressive de l’agogique et le processus de disparition du thème avant qu’il ne réapparaisse clairement. Ici, après une exposition assez “ neutre ” du motif (ppp, registre plutôt grave, valeurs rythmiques régulières), BERIO procède à une première série de variations qui touche essentiellement au timbre (jeu poco sul ponticello, diversification des dynamiques sur chaque son, changement de registre de certaines notes qui élargit progressivement son ambitus) :
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Il va ensuite brouiller peu à peu la perception de ce motif par différents moyens : apparition d’un contrepoint qui introduit des sons étrangers, permutations à l’intérieur du motif, ornementation, le tout associé à une accélération du rythme et du tempo (sempre piu agitato e instabile) qui conduit au retour du motif situé à l’octave supérieure dans un déroulement continu de rythmique plus serrée. L’épisode suivant joue sur la superposition de deux couches temporelles où les sons du motif SACHER, soulignés par un jeu tremolo, sont largement espacés dans le temps, tandis qu’ils se déroulent entretemps en formules plus resserrées avec permutations, répétitions partielles et réintroduction de sons étrangers. Une fixation sur le Mib annonce la dernière partie (allontanandosi a poco a poco) qui renforce progressivement la densité des sons étrangers avant un énoncé furtif du motif dans le grave et l’immobilisation de la conclusion harmonique sur l’intervalle de triton.
La pièce de LUTOSLAWSKI, Sacher Variation, conserve elle aussi son motif thématique intact, sans le soumettre à d’autres transpositions que celle du registre, mais adopte un processus inverse par rapport à celle de BERIO, puisque la conscience perceptible du thème ne se réalise que peu à peu. La variation consiste en effet à reconstituer le motif Sacher, d’abord présenté de manière disloquée, pour le faire croître selon une progression numérique de type U (n+1) = U (n) + n , jusqu'à son point culminant sur le plan du registre atteint dans l’aigu et de ses dimensions dans le temps :
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La variation s’effectue par ailleurs sur le groupe des sons complémentaires (Sib-Réb-Lab-Sol-Fa-Solb) brodés par quarts de ton, dont la présentation rythmique est chaque fois différente et qui sont soumis à des articulations et des gestes instrumentaux variés (legato, tremolo, flautando, sons appoggiaturés, glissando...).
La forme est engendrée par deux phénomènes : le croisement dans l'évolution, tout au long de la pièce, des registres de ces deux matériaux complémentaires et la progression de l’extension du motif à caractère thématique. En effet, le motif SACHER s'élabore progressivement à partir du registre le plus grave (Mib1) pour atteindre son sommet d'intensité dynamique fff et sa plus longue énonciation (37 notes) dans le registre le plus aigu (jusqu'au La4), alors que les broderies par quarts de ton des sons complémentaires s'effectuent à partir du registre aigu (Sib3) pour s'enfoncer progressivement dans le grave (Fa1 jusqu’au Réb1 par glissando). La coda met en valeur le thème par son énonciation d’abord mélodique, puis harmonique, sous forme de cadence qui condense l’intervalle de triton d’une part, et la superposition de deux septièmes d’autre part.
Dans Tema und Variationen de FORTNER, le motif Sacher est utilisé dans un contexte d’écriture sérielle, comme une série incomplète de six sons qui donne lieu à toutes les transformations habituelles, c’est-à-dire mouvement contraire, rétrograde, etc..., sans être cependant véritablement transposé. Les six sons complémentaires apparaissent aussi sous des formes plus libres. L’exposition du ‘’thème’’, Andante, utilise avec une grande rigueur le motif, son rétrograde et son miroir, introduisant les sons complémentaires dans une section centrale. La première variation, Ziemlich frei im Tempo, joue alternativement sur l’énoncé du motif “ SACHER ”, opérant certaines permutations, et sur le groupe de sons complémentaires qui donne lieu à des séquences librement improvisées, principalement dans la couleur des sons harmoniques. La deuxième variation, Presto, s’appuie presqu’exclusivement sur les sons non transposés du motif “ SACHER ” dans un staccatissimo permanent. Seul l’énoncé de conclusion rompt avec ce pointillisme en reliant chaque son par un glissando. La troisième variation, Mässig langsame Viertel, contraste par son jeu très soutenu, constamment en doubles cordes. Elle s’élabore sur un canon rythmique à deux voix, à une double croche de distance qui favorise particulièrement le jeu en doubles cordes.
C’est avec une grande économie de moyens et beaucoup de raffinement dans la sonorité que Cristobal HALFFTER travaille sur le thème dans Variation über das Thema eSACHERe. L’allure de cadence improvisée de cette pièce n’empêche pas une ferme articulation tripartite de type A-B-A’. Le thème y est exposé en valeurs longues, entrecoupées de traits-fusées, dont le dernier forme une grande désinence rejoignant le registre grave. La deuxième présentation se fait par mouvement contraire sur des valeurs de plus en plus longues et se prolonge dans des mouvements mélodiques à caractère chromatique qui débouchent sur un nouvel exposé, d’écriture polyphonique âpre et dissonante. Une transition qui rappelle les traits du début, mais en varie articulations et timbres (détaché, tremolo, spiccato, legato, ponticello) conduit au climax de la pièce (registre aigu le plus extrême, nuance ffff, indication de jeu ‘’histerisch’’) avant de ramener l’atmosphère du début par le retour du Mib 2 en sons brefs, pizzicato, entrecoupé de silences de plus en plus longs. La conclusion, totalement apaisée, fait alors entendre le motif Sacher en rétrograde, sur des valeurs longues, toujours ponctuées du Mib en pizzicato entrecoupé de longs silences.
Les Drei Epigramme für Violoncello solo de Conrad BECK développent, eux, principalement le matériau de départ par le biais de la simple transposition à différents intervalles. La première pièce, Moderato, énonce le motif en intervalles distendus sur une structure rythmique très souple et procède ensuite à des transpositions, avec augmentation ou diminution rythmique, et à des commentaires sur ses intervalles. La deuxième, Tranquillo, alterne différentes transpositions du motif par mouvement contraire ou par mouvement droit, tandis que la troisième, Vivo, exploite les transpositions de sa forme droite dans un motif thématique très caractérisé :
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La version définitive du Capriccio de HENZE, dont il a déjà été question plus haut, date de 1981 et développe très largement la pièce restée à l’état d’ébauche en 1976. Le compositeur y adopte une attitude très différente de celle des œuvres précédentes vis-à-vis du “ thème imposé ” puisque celui-ci ne commence à s’affirmer que dans le Vivace 230 , après une longue introduction lente conçue dans l’esprit d’une sérénade. 231 Cette attitude peut en partie s’expliquer par la composition a posteriori d’une pièce qui n’a plus la même vocation dédicatoire et pour laquelle le compositeur s’est affranchi de contraintes invalides.
Les Trois Strophes sur le nom de Sacher de DUTILLEUX n’ont, elles aussi, pris leur véritable dimension qu’en 1983, lorsque le compositeur donna un prolongement à son “ Hommage ” de 1976 en y ajoutant deux nouvelles pièces (Andante sostenuto et Vivace)qui sont cependant étroitement reliées à la première par leur matériau, composé d’une part des six sons du motif “ SACHER ”, et d’autre part, de six états d’un accord qui prend appui sur la quinte augmentée Sib - Fa# (scordatura des deux cordes graves) et dont la structure unifie l’ensemble des trois Strophes. 232 Comme dans toute l’œuvre de DUTILLEUX, la technique de variation est au centre du processus de développement. Dans la première Strophe, dont l’introduction Un poco indeciso s’apparente par sa liberté rythmique à une improvisation, les sons du motif s’énoncent d’abord avec une certaine hésitation, irrégulièrement, et dans une diversité de timbres qui anticipe sur le déroulement futur de la pièce. Si le compositeur applique ensuite au motif les traditionnelles techniques de contrepoint telles que l’imitation par mouvement rétrograde (dès la fin de ce premier énoncé, p.2, 2ème système, ou à la fin de la mesure 8), par mouvement contraire (mesures 15-16) ou différentes transpositions (au ton inférieur, mes.18-20, ou au demi-ton supérieur, mes.28-30), c’est bien plus dans son articulation rythmique et à travers la dimension du timbre que se construit le processus de variation. Le matériau harmonique participe lui aussi à la structuration rythmique de la pièce et à la mise en espace des différents plans sonores par le biais du timbre, adoptant principalement des modes de jeu de nature plutôt percussive (quasi col legno ou pizzicato). Quant à la citation de la fin du premier mouvement de la Musique pour cordes, percussion et célesta de BARTOK qui intervient sur la fin de la première Strophe, si elle veut avant tout rendre hommage au mécène Paul SACHER, chef-d'orchestre créateur de l'œuvre de BARTOK, elle est aussi un aveu du compositeur Henri DUTILLEUX de sa propre filiation avec le compositeur hongrois. Elle souligne par ailleurs encore les liens étroits qui unissent l’ensemble du matériau de cette pièce, en s’inscrivant dans l’ambitus de triton qui ouvre le motif Sacher et en incluant sa structure mélodique dans celle de l’accord-pivot (cf. mes.47-48). Si le motif Sacher est donc très présent et clairement identifiable dans la première Strophe, il disparaît en revanche presque totalement dans la seconde, où il est simplement ‘’cité’’ sur la fin (mes.17). L’accord-pivot fournit ici l’essentiel du matériau de cette sourde plainte qui s’élève des profondeurs de l’instrument, et assure, par l’univers harmonique qu’il réussit à créer, le lien et la cohérence avec le mouvement précédent. La troisième Strophe dissimule, quant à elle, le motif Sacher dans son mouvement perpétuel, en exploitant principalement une forme dérivée qui n’en conserve que certains intervalles (seconde mineure, tierce mineure, seconde majeure) :
Copyright 1982 by Heugel et Cie, Paris, H.32630. Reproduit avec l'aimable autorisation des éditions Leduc, Paris.
Celui-ci ne s’affirme véritablement que dans deux moments privilégiés qui interrompent le déroulement volubile de ce Vivace. Le premier est mis en valeur par le long silence de la mesure 8 qui précède ses différents énoncés en miroir, dans des couleurs toujours renouvelées (percussion des doigts de la main gauche, arco sul ponticello, arco ordinaire) :
Copyright 1982 by Heugel et Cie, Paris, H.32630. Reproduit avec l'aimable autorisation des éditions Leduc, Paris.
Tandis que la seconde apparition du motif Sacher constitue le climax de la Strophe par son registre aigu (Mib5), d’abord entendu “ ff crescendo ” et dans une accélération progressive des valeurs rythmiques, avant de céder la place à un épisode éthéré et apaisé (Calmo) où le motif semble n’être plus que l’ombre de lui-même dans son registre suraigu (jusqu’au Ré6) et sa nuance “ sempre pp e lontano ”. Après cette plage de respiration, la conclusion de la Strophe retrouvera le caractère impétueux du début, encore renforcé par l’ouverture considérable de l’ambitus et le jeu en doubles cordes.
La pièce de GINASTERA, Puneña n°2 op.45, échappe, elle, à proprement parler à l’esprit de la variation, puisque le motif Sacher y est traité comme un simple thème, là encore non transposé et très clairement perceptible, qui alterne, dans le premier mouvement, Harawi, avec un deuxième thème (“ thème précolombien du Cuzco ”) fondé sur les six sons complémentaires et rattaché dans ses caractéristiques à l’univers de la musique populaire d’Amérique centrale (écriture micro-tonale, petits glissandi, imitation du timbre de la kena par le jeu en harmoniques). Dans la deuxième partie, Wayno Karnavalito, le motif Sacher reste seul en présence pour cette évocation “ tumultueuse et folle de carnaval ”, complètement submergé par les rythmes de danse et les timbres percussifs des accords en pizzicati ‘’alla chitarra’’ ou ‘’Bartok’’ :
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La Chaconne de HOLLIGER est, elle, au contraire, très étroitement reliée à son matériau thématique initial dans ses six sections conçues dans l’esprit d’une chaconne baroque, où les six périodes qui composent chaque section s’organisent sur une durée identique (13 croches). Seule la première section ne transpose pas le motif Sacher, mais sa perception en est déjà quelque peu perturbée par l’extrême variété des modes de jeu auxquels il est soumis :
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A partir de la deuxième section, les transpositions, permutations s’ajoutent à ce phénomène pour ne le laisser transparaître qu’en filigrane, tout en imprégnant la conscience de l’auditeur de sa présence par ses intervalles. Les énoncés du motif deviennent de plus en plus denses au fur et à mesure des sections et l’écriture rythmique se fait toujours plus complexe à travers des monnayages en valeurs brèves. Du principe traditionnel de la variation, HOLLIGER retient donc aussi la notion d’accélération de l’agogique, encore accentuée ici par la progression croissante des tempi (croche = 70 / 80,5 / 92,5 / 106 / 122 / 140), progression que le P(ost) S(criptum), hommage au dédicataire évoqué par ses initiales, reprend en miroir. Dans cette dernière section, et plus particulièrement ses trois derniers systèmes, le motif Sacher détermine, outre le matériau des hauteurs, ses articulations rythmiques. 233
Si toutes les pièces dont il vient d’être question conservent au thème sa physionomie originale pour lui attribuer une fonction thématique traditionnelle, deux œuvres vont faire dériver, par des systèmes de transposition plus complexes la quasi-totalité des sons de la pièce à partir de cette série de six sons : c’est d’une part Transpositio ad infinitum de Klaus HUBER, et, d’autre part Messagesquisse de Pierre BOULEZ.
Dans ses Ecrits 234 , Klaus HUBER évoque la démarche utilisée pour la réalisation de Transpositio ad infinitum für ein virtuoses Solo-Violoncello, expliquant avoir utilisé “ des méthodes de transposition en spirale relativement sophistiquées, susceptibles sur le plan du principe d'être poursuivies à l'infini (transpositio ad infinitum). ” 235 Ces transpositions ont fourni le matériau des hauteurs des huit séquences construites de manière rigoureuse et présentant un caractère très virtuose. 236 Ces séquences articulent chaque groupe de sons selon des structures rythmiques différentes (où la division de la noire peut aller de quatre à onze valeurs) et selon des phrasés et modes de jeu toujours variés, qui vont d’ailleurs en se diversifiant de plus en plus au fur et à mesure du déroulement de ces séquences :
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Du fait même de la complexité de la technique compositionnelle, le motif Sacher n’est pas directement perceptible dans ces huit séquences, si ce n’est dans cet énoncé final. Le compositeur a donc ensuite souhaité apporter une touche plus personnelle à son hommage au chef d’orchestre en insérant des interludes d’écriture plus libre qui apportent un contraste par leur caractère plutôt statique, et leur nature plus expressive et poétique. Ces interludes sont fondés sur les quatre lettres du prénom de SACHER qui en déterminent le caractère et la couleur spécifiques : “ P ” pour Piano dolce (con espressione), “ A ” pour Aliquote (c’est-à-dire sons harmoniques), “ U ” pour Untertöne (harmoniques inférieurs) et “ L ” pour Lento, molto espressivo. C’est dans ces interludes que le motif Sacher redevient perceptible, plus particulièrement dans le “ P ” où il dessine la courbe lyrique de la phrase, et dans le “ L ”, d’écriture polyphonique et construit dans une forme lied miniature dont la partie A s’élabore sur un canon à la septième majeure. La succession des différents épisodes de cette pièce n’est pas définitivement fixée par le compositeur qui propose ici à l’interprète plusieurs parcours possibles, tout en limitant strictement ses choix, mais permettant cependant un certain renouvellement de l’œuvre au gré des différentes exécutions. 237
Quant à la pièce de Pierre BOULEZ, Messagesquisse, dont on a déjà dit qu’elle se distinguait par sa formation instrumentale plus importante 238 , elle représente sans aucun doute au sein de ce corpus l’œuvre pour laquelle le compositeur a déployé le plus de moyens pour faire proliférer le matériau initial. Le motif Sacher constitue en effet le matériau unique qui détermine l’œuvre dans absolument toutes ses composantes, par son chiffre six d’une part (effectif des six violoncelles secondaires, structure en six sections, organisation interne de celles-ci...), mais aussi, bien sûr, par les lettres qui le composent. Le compositeur développe en effet ici les six sons de la série “ SACHER ” par le biais de six systèmes de transposition par renversements et permutations circulaires des intervalles et exploite au niveau du processus compositionnel leurs différentes lectures. 239 La codification en morse de chacune des lettres fournit en outre une série de six cellules rythmiques qui interviennent dans certaines séquences de l’œuvre. La forme de cette œuvre, qui fait alterner épisodes statiques et épisodes en mouvement perpétuel, et ses processus compositionnels (en particulier le processus d’aller-retour) restent toujours clairement perceptibles 240 et la dimension spatiale définie par la disposition des six violoncelles en arc de cercle autour du soliste contribue encore à souligner certains aspects de l’écriture (par exemple le canon au chiffre 5). Enfin, ainsi que le remarque fort justement Antoine BONNET, l’homogénéité de cet ensemble de violoncelles n’empêche pas un important travail sur le timbre, envisagé, comme la plupart du temps chez BOULEZ, comme produit de l’écriture et lié non seulement à la densité instrumentale ou au registre global, mais aussi à la nature même de l’écriture polyphonique.
On voit donc, à l’issue de cette présentation des douze œuvres, comme l’idée initiale du commanditaire de faire réaliser une variation par chaque compositeur a été largement dépassée par l’imagination créatrice de chacun d’eux !
A travers l’étude de ce corpus d’œuvres fondées sur un même ‘’thème’’ imposé, se révèle surtout l’extrême diversité avec laquelle peut encore se concevoir la notion même de thème dans ce dernier quart du XXème siècle, depuis sa forme la plus traditionnelle d’élément clairement mis en exergue de la partition et aisément repérable à l’oreille de l’auditeur, jusqu’à celle d’un matériau codifié à un point tel que, même s’il fournit le principe unitaire de la cohérence de l’œuvre, il n’est quasiment plus perceptible en tant que tel à l’écoute. Ce cycle, qui représente un large éventail des tendances stylistiques de notre siècle, présente aussi l’instrument sous ses facettes les plus variées, les plus novatrices étant incontestablement dues à Heinz HOLLIGER et à Klaus HUBER. Il est d’ailleurs à remarquer à ce sujet que BERIO, contrairement à la démarche très innovante qu’il adopte généralement dans ses œuvres pour instrument seul (cf. les sequenzas), n’a pas du tout cherché dans cette œuvre à développer de nouvelles sonorités ou à élargir les possibilités instrumentales, mais, sans doute en raison du caractère amical des circonstances et de la qualité de message accordée à sa pièce, a préféré se situer dans la veine plus traditionnelle de l’instrument évocateur de la voix.
Si les douze œuvres de ce corpus ne présentent incontestablement pas toutes le même intérêt artistique, plusieurs se sont désormais imposées avec évidence au répertoire des violoncellistes (DUTILLEUX, LUTOSLAWSKI, BERIO, BOULEZ), tandis que la pièce de HUBER, malgré sa très grande valeur, semble encore effrayer la plupart d’entre eux en raison de son extrême difficulté technique, ce qui est un peu le cas aussi, dans une moindre mesure, de la Chaconne de HOLLIGER. Quant à la pièce de GINASTERA, elle est à notre avis injustement négligée, car il s’agit d’une œuvre pleine de vie et de couleur qui serait très appréciée d’un large public.
Cette Première Partie nous a permis de constater que les genres issus de la tradition occupent une large part de la production pour violoncelle seul du XXème siècle, et que le modèle bachien a sans aucun doute exercé une profonde influence sur le choix des compositeurs de certains de ces genres. Les deux genres ‘’majeurs’’ que sont la Suite et la Sonate, avec leur cortège de références, sont bien entendu majoritaires, mais même s’ils subsistent de manière encore importante jusqu’à la fin du siècle, nous avons pu remarquer une évolution dans le temps avec une diminution, à partir des années soixante, de ces catégories inscrites dans une tradition historique, au profit de "pièces libres", dont le titre même et la forme ne se réfèrent plus à aucun modèle. C’est cependant sur un autre aspect de la tradition, lié à l’image même de l’instrument, considéré comme le plus proche de la voix humaine, que s’élabore encore un grand nombre de pièces de cette littérature, ainsi que nous allons le voir dans notre Deuxième Partie.
Déjà au début du XVIème siècle, Josquin des Prés imagine de construire la teneur de sa messe dédiée au duc de Ferrare sur la transposition musicale des voyelles contenues dans le nom du dédicataire. Ainsi Hercules, dux Ferrariae devient-il Ré-Ut-Ré-Ut-Ré-Fa-Mi-Ré.
Il convient de remarquer ici que dans le projet initial, BRITTEN avait la responsabilité de proposer le thème auquel chacun des autres compositeurs ajouterait sa propre variation. Mais le résultat fut autre, dans la mesure où chaque pièce adopta des proportions différentes, et où la plupart était déjà conçue comme un cycle de variations.
Si l’on compare ce Vivace au manuscrit de la pièce originale de 1976 (publié par les éditions Universal, Vienne), on s’aperçoit qu’il en reprend à peu près tout le matériau (à l’exclusion d’une partie des deux premiers systèmes) tout en l’étoffant de passages entièrement nouveaux.
C’est ainsi que le compositeur présente cette introduction : “ Sous cette arche, se joue une petite scène de théâtre, un Nocturne (Nachtstück), commence avec une pastorale (liedhaften) ou sérénade, cela doit être le soir, les guitares sont à l'œuvre, les ténors et les bien-aimées. ”
Cf. Commentaire complet de la pièce dans notre Annexe n°3.
On notera par ailleurs que H.W. HENZE avait déjà composé une trentaine d’année auparavant une pièce pour violoncelle solo intitulée Serenade (1949).
Cf. HUMBERT, Daniel, Henri Dutilleux, L'œuvre et le style musical, Paris-Genève, Champion-Slatkine, 1985, chapitre VIII, p.185 à 189.
Dans une analyse réalisée par Alexis DESCHARMES et présentée lors d’un séminaire au CNSM de Lyon le 17-11-98, celui-ci montre comment le compositeur utilise pour cette conclusion les données numéraires fournies par la place des lettres du nom de Sacher dans l’alphabet :
S = 18 A = 1 C = 3 H = 8 E = 5 R = 17
la triple croche étant prise comme unité.
HUBER, Klaus, Ecrits, Genève, Contrechamps, 1991, p.147.Ce commentaire est donné intégralement dans l'Annexe n°3.
Le compositeur ne donne malheureusement à aucun moment la clef de ce système de transposition.
Ainsi que le souligne le sous-titre de la partition : “ für ein virtuoses Solo-Violoncello ”.
Alexis DESCHARMES signale qu’il existe en réalité huit manières différentes d’enchaîner les séquences, et non pas six comme le prétend le compositeur, ajoutant par ailleurs que deux seulement sont vraiment convaincantes sur le plan musical.
Elle peut cependant tout à fait être considérée dans le cadre de cette étude, dans la mesure où les six autres violoncelles ne sont pensés que comme un ‘’prolongement’’ du soliste. Cf. BONNET, Antoine, “ Ecriture et perception : à propos de Messagesquisse de Pierre Boulez ”, Inharmoniques n°3, 1988, p.243 : “ Il est par ailleurs fondamental pour comprendre Messagesquisse de le penser comme une œuvre pour un violoncelle solo prolongé par six autres ; on peut alors établir la véritable fonction de ces derniers qui est d’enrichir le timbre du soliste. Ils fonctionnent par rapport à lui comme un ordinateur-synthétiseur en effectuant en temps réel certaines opérations telles que la mémorisation [...], l’amplification [...] et la transformation [...]. En cela Messagesquisse, avec des moyens purement instrumentaux, est prémonitoire de Répons. ”
Voir aussi DESCHARMES, Alexis, “ L'esquisse du côté de chez Boulez : Messagesquisse ”, Les Cahiers du CIREM n°40, septembre 1997, p.129 : “ Je crois de plus en plus que si Boulez avait composé Messagesquisse quelques années plus tard, il ne l’aurait pas écrite pour 7 violoncelles, mais bien pour un seul violoncelle, ‘’assisté’’ par ordinateur. Il ne s’agit évidemment pas de rabaisser 6 violoncelles au rang d’une machine, mais d’admettre objectivement que ces six parties instrumentales fournissent un travail de RELAIS, d’AMPLIFICATION, de MEMORISATION et de REPRODUCTION (retards, échos, canons...), travail qui sera effectué par la ‘’4X’’, quatre ans plus tard, pour les solistes de Répons (2 pianos, synthétiseur, cymbalum, harpe, vibraphone, xylorimba et glockenspiel). ”
Le processus de transposition est très clairement expliqué par Antoine BONNET, “ Ecriture et perception : à propos de Messagesquisse de Pierre Boulez ”, op. cit., p.212-213, et l’utilisation des différentes formes est détaillée dans l’article de DESCHARMES, Alexis, “ L'esquisse du côté de chez Boulez : Messagesquisse ”, op. cit., p.127 à 139.
L’article d’Antoine BONNET, “ Ecriture et perception : à propos de Messagesquisse de Pierre Boulez ”, op. cit., p.211 à 243, démontre bien comment cette œuvre, qui repose sur des principes compositionnels très rigoureux, parvient aussi à prendre en compte le problème de la perception.