A - Constat d’une permanence de la tradition

1 - Sources de cette tradition

Sylvette MILLIOT 241 relève la première trace écrite de cette comparaison du violoncelle avec la voix humaine dans la Méthode de violoncelle et de basse d'accompagnement rédigée par MMrs Baillot , Levasseur , Catel et Baudiot, parue en 1804 et adoptée par le Conservatoire Impérial de Musique. 242 Il est écrit dans cet ouvrage au chapitre “ Du son ” : “ le principal mérite du violoncelle est dans son tymbre (sic) qui tient beaucoup de la voix humaine. 243 Si l'on ne cherche pas à en tirer parti par l'étude constante des Adagio, on s'éloignera de son véritable caractère, et toutes les difficultés de l'instrument vaincues ne seront regardées par les gens de goût que comme un faux brillant dénué de charme. ” 244

On peut encore lire dans l’introduction de cette même Méthode : “ ‘Le Violoncelle a par la nature de son timbre, l’étendue de ses cordes et celle de son diapazon (sic) un caractère grave, sensible et religieux. Il chante sans rien perdre de sa majesté... [...] ...cherche-t-on à faire chanter le Violoncelle, c’est une voix touchante et majestueuse... ’” 245

Tout au long du XIXème siècle, on ne compte plus les commentaires qui font allusion à cette capacité à chanter que possède le violoncelle. 246 Ainsi, François-Joseph FETIS regrette-t-il le développement d’une certaine virtuosité au détriment du chant lorsqu’il constate à propos du concours de violoncelle du Conservatoire de Paris de 1828 : “ L'école de Duport 247 comme celle de Janson 248 et de Berteau 249 brillait surtout par la beauté du son. Entre les mains de ces artistes, le violoncelle était un instrument majestueux et noble, dont les fonctions étaient principalement de chanter avec âme. Depuis lors, les violoncellistes ont appris à multiplier et à vaincre de plus grandes difficultés ; mais il me semble que ce qu'ils ont gagné d'un côté sous le rapport de l'archet, ils l'ont perdu de l'autre quant à la qualité du son.  ” 250

Dans la Revue et Gazette musicale de Paris du 5 avril 1840, le violoncelliste Alexandre BATTA 251 est comparé aux plus grands chanteurs de l’époque : “ Batta est un chanteur comme Rubini, comme Duprez 252 , seulement pour larynx il a un violoncelle. ” 253 Et au milieu du siècle, on peut lire encore dans la Revue et Gazette musicale de Paris du 23 Février 1852 à propos de Louis PILET 254 , violoncelliste à l'Opéra de Paris : “ Son jeu est large, son style est pur, il chante bien sur son instrument, noble organe de la mélodie et de la mélancolie. ”

L’avis des luthiers rejoint encore celui des pédagogues, des critiques ou des interprètes comme le montre le Manuel du luthier de M. MAUGIN paru en 1834 (Chapitre V - Construction des Altos, des Violoncelles et des Contre-Basses) : “ Le Violoncelle ou basse n'est autre que l'ancienne basse de viole ou viola di gamba des Italiens. Il s'accorde à l'octave en dessous de l'alto. C'est de tous les instruments à archet, celui dont le son se rapproche le plus de la voix humaine, et, s'il est le plus beau des instruments à archet, son jeu est aussi le plus hérissé de difficultés. ” 255

C’est au travers de cette image que s’est façonnée au cours du XIXème siècle l’esthétique du violoncelle, dont l’ensemble du répertoire se fait le reflet, mais cette image a sans aucun doute puisé ses racines dans une certaine réalité que nous voudrions maintenant tenter de cerner.

Notes
241.

MILLIOT, Sylvette, Le violoncelle en France au XVIII ème siècle, op. cit., p.656.

242.

BAILLOT, LEVASSEUR, CATEL et BAUDIOT, Méthode de violoncelle et de basse d'accompagnement, Paris, 1804 ; Genève, Minkoff Reprint, 1974.

Parmi les auteurs de cet ouvrage, seuls Jean-Henri Levasseur et Charles-Nicolas Baudiot étaient violoncellistes, Pierre Baillot étant violoniste et Charles-Simon Catel compositeur, professeur d’harmonie et chanteur.

Jean-Henri LEVASSEUR (1764-1823), dit le Cadet, fut élève de François CUPIS et de Jean-Louis DUPORT puis entra à l’Opéra de Paris en 1782, où, promu violoncelle solo, il resta jusqu’en 1820. Il fut professeur au Conservatoire de Paris de 1795 à 182?.

Charles-Nicolas BAUDIOT (1773-1849) fut élève de JANSON et nommé professeur au Conservatoire de Paris dès 1795.

Pierre BAILLOT (1771-1842) fut violon solo de l’Opéra de Paris et fondateur en 1814 d’un quatuor à cordes renommé. Il publia en 1834 sa célèbre Méthode, l’Art du violon.

Charles-Simon CATEL (1773-1830), après des études à l’Ecole Royale de Chant, fut professeur d’harmonie au Conservatoire de Paris et publia en 1802 un important Traité d’harmonie. Il composa d’abord de la musique de chambre puis des opéras et opéras-comiques.

243.

Note de Sylvette MILLIOT : “ C'est la première fois qu'apparaît à notre connaissance cette comparaison, très romantique d'esprit, devenue de nos jours un lieu commun. ”

244.

Méthode de violoncelle et de basse d’accompagnement, op. cit., p.133.

245.

Méthode de violoncelle et de basse d’accompagnement, op. cit., p.1.

246.

Il faut toutefois remarquer que ce rapprochement de l’instrument avec la voix humaine n’est pas exclusivement réservé au violoncelle, mais est aussi communément développé à propos du violon, comme le montre Anne PENESCO, dans son article “ Le modèle vocal dans les méthodes pour instruments à archet publiées en France aux XIXème et XXème siècles. Perspectives européennes ”, Itinéraires de la musique française - Théorie, pédagogie et création (Textes réunis et présentés par Anne PENESCO) Cahiers du Centre de recherches musicologiques, Université Lumière - Lyon 2, Presses Universitaires de Lyon, 1996.

C’est en particulier au violoniste et compositeur italien Giovanni Battista VIOTTI (1755-1824), et à sa suite, à Pierre BAILLOT, que l’on doit d’avoir orienté l’école de violon française vers cet art de “ chanter ” sur l’instrument.

247.

Jean-Louis DUPORT (1749-1819), dit le Jeune, fut professeur au Conservatoire de Paris et auteur d’un Essai sur le doigté du violoncelle et sur la conduite de l’archet, non daté, mais vraisemblablement achevé en 1804, qui fit très vite autorité.

248.

Jean-Baptiste JANSON, dit l’Aîné, (1742-1803), élève de Martin BERTEAU (cf. infra), fut nommé professeur dès l’organisation du Conservatoire de Paris en 1795 et mourut de chagrin lorsque la réforme du Conservatoire, en 1802, le priva de ses fonctions.

249.

Martin BERTEAU (1700-1756) avait d’abord étudié la viole de gambe avant de devenir un virtuose célèbre du violoncelle qui forma de nombreux élèves.

250.

FETIS, François-Joseph, La Revue musicale de 1828, IV, p.59 ; cité par DAUPS, Michel, Un instrument romantique, le violoncelle en France de 1804 à 1915, op. cit..

251.

Alexandre BATTA (1816-1902), violoncelliste d’origine hollandaise, fit ses études en Belgique avant de se fixer à Paris en 1835. Il développa tout particulièrement l’usage du vibrato.

252.

Louis DUPREZ (1806-1896) fut l’un des plus illustres forts ténors de l’Opéra de Paris. Il fut aussi professeur au Conservatoire de Paris de 1842 à 1850 et a publié plusieurs Traités sur l’art du chant et de la musique vocale qui firent autorité.

253.

DAUPS, Michel, Un instrument romantique, le violoncelle en France de 1804 à 1915, op. cit..

254.

Louis PILET (1815-1877), nommé violoncelliste à l'Opéra de Paris en 1852, fera partie du quatuor à cordes fondé par Charles LAMOUREUX en 1860, avec Edouard COLONNE et ADAM.

255.

MAUGIN et MAIGNE, Nouveau manuel complet du luthier ou Traité pratique et raisonné de la construction des instruments à cordes et à archet, Encyclopédie Roret, publié en 1869, reprint L.V.D.V. Inter-livres, Paris, p.104.