3 - L'opinion des compositeurs du XXème siècle

Parmi les propos des compositeurs du XXème siècle qui ont écrit pour le violoncelle seul, nous avons relevé encore très fréquemment la permanence de cette conception d’un instrument dont la nature est de chanter et leur volonté de respecter cette qualité première. C’est ainsi que Bernd Alois ZIMMERMANN est amené à intituler ce qui était son premier concerto pour violoncelle, Canto di speranza 258 , et à écrire à ce sujet : “ ‘En plus des avantages cités, le violoncelle >m'apparaissait comme l'instrument possédant le plus d'affinités avec la "vox humana" et par conséquent le plus apte à chanter. Il en résulta une nouvelle conception de la cantilène et de la cantate instrumentale. ’” 259

On trouve cette même idée chez André JOLIVET qui constate d’ailleurs la difficulté de confronter le violoncelle à d’autres instruments, en particulier l’orchestre dans le cas d’un concerto, justifiant ainsi d’une certaine manière l’intérêt de la composition pour violoncelle solo : “ ‘Les caractéristiques sonores du violoncelle, si elles sont riches en émotion et en générosité, sont limitées et particulières : le Violoncelle est un ténor exigeant qui ne demande qu'à chanter mais qu'on ne peut acclimater qu'en satisfaisant son appétit de lyrisme et en domestiquant l'ardeur de ses partenaires dont il supporte souvent mal la concurrence.’ ” 260

Henri DUTILLEUX rejoint encore cet avis tout en le modérant, conscient qu’il ne faut surtout pas abuser de cette qualité naturelle, au risque de sombrer dans une expression de mauvais goût : “ ‘Il me semblait que le violoncelle, instrument lyrique, devait savoir chanter. Mais en même temps je sentais le danger d'un excès de lyrisme confinant au pathétisme et là c'est dangereux. Le violoncelle peut être un instrument redoutable !’ ” 261

Au-delà de la voix humaine, c’est d’ailleurs à l’être humain dans son entier que l’instrument nous renvoie bien souvent, non seulement de par la sensibilité dont il est porteur 262 , mais aussi à travers son aspect physique, comme l’exprime Jonathan HARVEY à propos de son Concerto pour violoncelle (1990) : “ ‘Ayant été un violoncelliste professionnel dans ma jeunesse, quand je poursuivais des études universitaires, j'ai toujours gardé pour cet instrument, un respect qui confine à la passion. En effet, le violoncelle est le plus humain des instruments de musique - il a une forme humaine et il parle avec toutes les inflexions de la voix humaine, tour à tour masculine, féminine, puissante, tendre, poétique, exclamatoire, rêveuse...’ ”

Quant à sa nature masculine ou féminine, les avis restent effectivement partagés... Henri DUTILLEUX considère que : “ ‘Torturé ou inspiré. Je pense à cette sonorité à la fois ronde et pleine, et quelquefois un peu rauque. C'est un instrument féminin par excellence.’ ” 263 Alors que pour Jean-Louis FLORENTZ c’est : “ ‘l'instrument mâle par excellence, bâti pour chanter, quelle que soit sa tessiture et qui ne se joue que dans l'étreinte. Il a, en particulier dans le medium, la chaleur sensuelle du brocart, le faste et la splendeur de la caste la plus digne : celle des pauvres qui savent être de grands seigneurs...’ ” 264

Nous pourrions encore multiplier les propos de ce genre qu’aucune déclaration ne semble par ailleurs vouloir contredire, mais il apparaît suffisamment clairement à travers ceux qui viennent d’être cités que l’imaginaire des compositeurs du XXème siècle repose encore bien sur cette conception du violoncelle lyrique que le XIXème siècle avait déjà solidement établie.

Pour conclure ce paragraphe, nous aimerions cependant encore citer un extrait de cette belle lettre que le compositeur français Lucien GUERINEL avait eu la gentillesse de nous adresser en réponse à nos questions à propos de sa pièce pour violoncelle seul, Ce chant de brume (1981) :

‘“ [...] c'est une basse qui monte presque aussi haut que le dessus (violon) et que le timbre qui en résulte par sa diversité spécifique lui confère une voix que l'on a toujours rapproché(e) de la voix humaine. Telle Sarabande de Bach est emblématique sur ce point et ce n'est pas par hasard que le prélude de Tristan s'ouvre sur les trois célèbres sixtes confiées aux violoncelles à découvert, dans leur registre le plus éloquent. Le "cri de l'âme" si cher à Rousseau leur est bel et bien confié. Mais comme le mot "lyrique" lui-même a reçu, dans nos temps si modernes, de sévères objections voire de catégoriques rejets, on n'ose plus le prononcer que sotto voce. N'importe. Il existe et il signe un ordre d'intelligence parfaitement commune, écartant les ambiguïtés.’

Cela dit, la mélodie continuera d'être l'essence de l'expressivité, emportant dans son sillage l'harmonie et le timbre (j'allais oublier le rythme, mais en fait, la mélodie n'est-elle pas, fondamentalement, un rythme ?). Ce cher violoncelle reste, revenons à lui, le plus LARGE des instruments et gagne sa spiritualité de cette amplitude respiratoire. C'est pourquoi, peut-être, je le préfère tout...seul. ” 265

Afin de mieux évaluer dans quelle mesure ce rapprochement du violoncelle avec la voix humaine constitue une source d’inspiration importante au sein du répertoire pour violoncelle seul du XXème siècle, nous nous intéresserons dans un premier temps aux titres donnés à une grande part des œuvres qui échappent aux genres traditionnels de la Suite ou de la Sonate, dont il a été question plus haut. Nous étudierons ensuite par quels moyens musicaux s’exprime cette conception.

Notes
258.

C’est effectivement sous l’appellation de Concerto pour violoncelle en un mouvement que l’œuvre commandée par le Westdeutscher Rundfunk fut d’abord présentée en 1953. ZIMMERMANN “ réécrivit ” son œuvre en 1957 à l’intention de Siegfried PALM, insistant d’ailleurs sur le fait que cette deuxième version en était en réalité la “ conception première ”. Cf. KONOLD, Wulf, op. cit., p.204 : “ Pour le moment, je suis en train de terminer la Cantate pour violoncelle [...]. L’œuvre représente la version proprement dite, c’est-à-dire la version initiale d’une composition qui, pour des raisons dont il est inutile de discuter ici, avait vu le jour en tant que Concerto pour violoncelle. Voilà l’exemple apparemment paradoxal d’une version initiale d’œuvre qui se présente sous forme de ‘’transformation’’. ”

259.

ZIMMERMANN, Bernd Alois, “ De la signification nouvelle du violoncelle dans la nouvelle musique ”, op. cit., p.68.

260.

JOLIVET, Hilda, avec...André Jolivet, p.251. Ces propos concernent son premier concerto pour violoncelle. Le compositeur reprend d’ailleurs ces mêmes idées à propos de son deuxième concerto pour violoncelle, lorsqu’il dit : “ J'ai eu trois préoccupations parmi beaucoup d'autres :

- D'abord, faire chanter le violoncelle : c'est, quoi qu'on en dise, son destin naturel ;

- Ensuite, empêcher l'orchestre de couvrir sa voix : c'est, à certains moments, d'un extrême difficulté ;

- Enfin, donner carrière à mon imagination, sachant qu'aucune hardiesse d'écriture n'effrayera Rostropovitch... ” (Ibid., p.270)

261.

DUTILLEUX, Henri, Mystère et mémoire des sons (entretiens avec Claude GLAYMAN), Paris, Belfond, 1993, p.126. Ces propos concernent la composition de Tout un monde lointain.

262.

TISNE, Antoine, “ Entretien par Myriam SOUMAGNAC ”, Intemporel (Bulletin de la Société Nationale de Musique) n°10, Avril-Juin 1994, p.6 :

M.S. : “ Pour en revenir à votre rapport à l'instrument, le violoncelle n'occupe-t-il pas une place privilégiée dans votre coeur? ”

A.T. : “ Il me semble que dans l'ordre de la sensibilité, il est celui qui reste le plus proche de l'être humain. ”

M.S. : “ Sensibilité et sensualité. ”

A.T. : “ Exactement ! Encore une fois, je considère que la musique ne doit pas être une abstraction mais le reflet de toutes nos pulsions... ”

263.

DUTILLEUX, Henri, Mystère et mémoire des sons (entretiens avec Claude GLAYMAN), op. cit., p.128.

264.

Commentaire du compositeur autour de son œuvre pour violoncelle seul, L’Ange du Tamaris op.12, dans le livret du CD Triton INTRI 527982, enregistré par Dominique de WILLIENCOURT.

265.

Lettre-réponse à mes questions du 20-02-96.