4 - L’expression de cette conception à travers les titres des pièces

Lorsqu’on parcourt les deux catalogues d’œuvres pour le violoncelle solo publiés par MARKEVITCH et HOMUTH, on constate immédiatement le nombre important d’œuvres dont le titre fait référence soit à une forme vocale de la musique (profane ou religieuse, savante ou populaire), soit même plus directement à des formes parlées qui peuvent relever de la poésie, du théâtre ou encore, tout simplement, du discours. A partir de l’ensemble des titres fournis par ces deux catalogues, nous avons pris le parti de sélectionner tous ceux qui suggèrent l’expression orale et, par là même, impliquent une référence plus ou moins explicite à la voix. Nous avons ainsi établi une liste chronologique de ces œuvres qui figure en annexe n°9. Elle nous permet de constater que, si ces titres ne sont encore que de rares exceptions pendant la première moitié du siècle, ils se développent brutalement à partir des années soixante. En effet, six titres seulement relevaient de cette catégorie entre 1950 et 1959, alors que nous en comptons déjà 34 entre 1960 et 1969, puis 67 entre 1970 et 1979 et 85 pour les années quatre-vingt. Ce genre de pièces, beaucoup plus libre quant à ses références formelles que la Suite et surtout la Sonate, semble prendre le relais de ces deux genres et s’imposer quantitativement dans les compositions pour violoncelle seul, révélant par là même aussi toujours ce rapprochement quasi instinctif qui s’opère dans l’imaginaire des compositeurs entre cet instrument et la voix. Notre liste met aussi en évidence la présence plus ou moins forte de certains de ces titres que nous allons tenter de dégager.

Le terme “ chant ” ou d’autres dérivés du cantus latin : “ cantilène ” (“ chant profane d’un genre simple), “ chanson ”, ou en italien, canto, cantabile, canzone, canzonum, ainsi que les traductions anglaise, Song, ou allemande, Lied et Gesang, sont ceux dont l’occurrence est la plus importante (51). On pourrait d’ailleurs ajouter à cette catégorie de pièces originellement chantées, la Romance 266 , et surtout le genre de la Sérénade ou Serenata (11) qui, tout en relevant aussi du chant, implique en général en plus un caractère spécifique lié au contexte nocturne et amoureux. 267

L’Aria ou Air n’apparaît, lui, qu’un assez petit nombre de fois (8), et il renvoie soit au domaine dramatique [Aria e recitativo (1985) de Gilberto MENDES], soit à la virtuosité [Concert Aria (s.d.) d’Evgeny GOLUBEV] ou encore au registre religieux [Air of Prayer (1985) de Teizo MATSUMURA].

La deuxième catégorie importante relevée parmi ces titres emprunte au discours parlé : ce sont les “ monologues ” et “ soliloques ” 268 (46), termes qui insistent surtout sur la notion d’unicité et renvoient avant tout à l’instrument solitaire, mais qui peuvent aussi impliquer un caractère d’intériorité, d’intimité. Dans cette catégorie qui fait référence au discours on trouve encore une certaine diversité terminologique avec le “ récit ” [Recit (1971) de Jorge PEIXINHO, Recit (1991) de Piotr MOSS], et son double musical, le “ récitatif ” [Les mots sont allés... “ recitativo ” (1976) de Luciano BERIO, Recitative (1986) de Donald HURLEY], la “ narration ” [Narration (1985) d’Elizabeth MACONCHY] ou la “ péroraison ” [Peroration (1959) d’Ottavio NEGRO], ainsi que la “ glose ” [Glosa IV (1990) de Jorge PEIXINHO].

Cette évocation de la voix peut bien sûr entraîner aussi la suggestion d’un texte, avec toutes ses potentialités sémantiques virtuelles. Et nombreux sont donc encore les titres évocateurs du domaine poétique, parmi lesquels nous avons relevé Poésie des Pensées op.23 (1970) de Paavo HEININEN, Poème à Antonio Janigro (1974) de Wladimir VOGEL, Poemas (1975) de Peter SCHUBACK et Poem III “ An Impression of Hiroshima ” (1985) de Kazuhiko ONOE et les “ strophes ” : Strofa (1969) de Jo van den BOOREN, Trois Strophes sur le nom de Sacher (1982) de Henri DUTILLEUX, Arcostrophe (1983) de Patrice SCIORTINO ; ou encore les désignations plus spécifiques telles que l’ode 269 [Ode (s.d.) de Bojidar SPASSOV], l’épode 270 [Epode (1955) de Robert GROSS], l’épigramme 271 [Für Paul Sacher - 3 Epigramme (1976) de Conrad BECK] ou le madrigal [Madrigal in memoriam Oleg Kagan (1991) d’Alfred SCHNITTKE]. On compte encore quatre Ballades ou Ballata [Rhapsodic Ballad (1939) de l’anglais Sir Arnold BAX, Ballata op.18 (1960) du suédois Jan CARLSTEDT, Ballata della Lontonanza (1965) de l’italien Enrico MAINARDI et Ballad (1976) du tchèque Stepan LUCKY]. Et si ce genre peut évoquer une forme poétique, qu’elle soit de structure fixe comme la Ballade du XIVème siècle (cf. Guillaume de MACHAUT), ou plus libre et de caractère narratif comme les Ballades allemandes de la fin du XVIIIème siècle (GOETHE, SCHILLER), il faut aussi rappeler que le genre est déjà passé, dès le début du XIXème siècle dans le domaine de la musique instrumentale et plus spécialement du piano avec les Ballades de Frédéric CHOPIN.

Mais à travers cette suggestion d’un texte dont la voix se fait généralement médiatrice, certaines œuvres vont faire allusion à des poèmes précis dont ils tirent leur inspiration : The twelfth Sonnet after Rilke (1969) d’Abraham DAUS, Ce chant de brume (1981) de Lucien GUERINEL, Nuits (1987) d’Antoine TISNE, Canzone in otto madrigali (1991) d’Antonio PILEGGI.

La démarche est assez traditionnelle dans le cas de la pièce de Lucien GUERINEL, Ce chant de brume (1979) qui emprunte son titre au premier vers de son propre poème, Lied 272 , dont il retient le climat général (“ voilé ou oppressant ”) et la présence d’une voix humaine, ici transposée sur l’instrument, son propos étant avant tout de “ faire chanter quatre cordes sur toute leur étendue ”. La pièce se construit en effet à partir du registre grave et commence sur un très faible ambitus qui ne cesse de s’élargir jusqu’à un premier point culminant sur le Ré5 dans la nuance fff. Une deuxième partie conduira à un nouvel élargissement vers l’aigu (Sol# 5) qui n’est alors plus associée à une dynamique f afin d’acheminer la conclusion vers son climat de dissolution sonore (sons pizzicati, harmoniques et rappel du motif initial dans le grave).

Pour Antoine TISNE, le recours au texte poétique est une démarche qui lui a permis de faire évoluer son langage et, selon ses propres termes, “ de sortir de l’impasse sérielle ” dans laquelle il se trouvait. 273 C’est alors qu’il se tourne vers la poésie de son ami David NIEMANN, et en particulier vers ce texte Nuits, extrait du recueil “  Sel des larmes  ” 274 , pour écrire sa pièce pour violoncelle seul du même titre : Nuits (1982). 275 Le compositeur explique lui-même que c’est grâce au support poétique du texte qu’il est parvenu à renouer avec un langage plus expressif conforme à ses aspirations 276 et à concevoir la forme avec une grande liberté : “ ‘Le grand avantage de la méthode de composition basée sur le mouvement du poème et de son rythme interne, c'est que la forme musicale se dessine naturellement, sans contrainte, comme une éclosion [...] ’” pour ‘“ traduire musicalement, non seulement le climat général du texte poétique, mais aussi les différentes images évoquées par chaque vers étroitement lié à chaque section.’ ” 277

Dans une œuvre comme les Canzone in otto madrigali (1991) d’Antonio PILEGGI, composées d'après les Lamentevole orazione profetale du philosophe italien Tommaso CAMPANELLA (1568-1639), la musique établit une relation très étroite avec le texte poétique qui conditionne non seulement la forme générale (huit séquences enchaînées, correspondant aux huit madrigaux) et le contenu émotionnel (figuralismes tels que la transparence des timbres de la séquence n°3 pour suggérer les lacs souterrains évoqués dans le poème : jeu en harmoniques, utilisation de la sourdine de plomb), mais aussi la structure interne par une référence à la métrique particulière de chaque poème. Ainsi, la sixième séquence est-elle organisée sur des métriques fondées sur les chiffres 7 et 11 correspondant à la structure poétique. Le texte est en outre présent par le biais d’une inscription littérale au-dessus de la musique (“ Liberta, signor, bramo ”, p.21).

Toujours parmi les titres issus du domaine de la poésie, une priorité est incontestablement accordée à l’Elégie (24), genre qui possède déjà une certaine tradition dans la musique instrumentale du XIXème siècle, et correspond tout particulièrement à ce besoin d’expression mélancolique assez fréquemment associée au violoncelle à cette époque. 278 Au sein du répertoire pour violoncelle seul du XXème siècle, ce genre est particulièrement représenté par les compositeurs nordiques : les finlandais Aulis SALLINEN, Elegia - Sebastian Knight'ille op.10 (1964), et Erkki SALMENHAARA, Elegie III pour violoncelle solo (1965), les norvégiens Ragnar SODERLIND, Elegia I op.6a (1966), et Halvor HAUG, Sonata elegica (1981), et le danois Per NORGARD, Late Summer Elegy for Cello Solo (1991). Mais le compositeur français Antoine TISNE a aussi composé en 1984 deux

Elégies pour violoncelle seul 279 , à travers lesquelles on peut reconnaître le modèle formel de l’œuvre de FAURE, c’est-à-dire une pièce calme de forme ternaire avec un épisode central tourmenté.

Il faut d’ailleurs remarquer que certaines pièces, tout en n'en portant pas expressément le titre, se rattachent directement à ce genre par leur caractère et par leurs évocations. C'est le cas de la Ghirlarzana (1951) de Jacques IBERT qui est un chant de caractère élégiaque et funèbre dédié à la mémoire de Natalia KOUSSEVITSKY, épouse du célèbre chef d’orchestre et mécène, Serge KOUSSEVITSKY.

Parmi les pièces d’inspiration funèbre on peut encore relever les épitaphes [Epitaph (1971) du Japonais Takekuni HIRAYOSHI, et Epitaph n°1 (1977) du Finlandais Leif SEGERSTAM] et le Thrène, terme emprunté à l’Antiquité grecque, qui apparaît à cinq reprises sous les titres de Threnodia (1987) de Michael RADULESCU, Cèdres en voiles - Thrène pour le Liban (1989) du canadien Gilles TREMBLAY, Thrinos (1990) de l’anglais John TAVENER, Thrène VIII (1992) du polonais Piotr MOSS et Threnody (1992) de l’australien Peter SCULTHORPE.

Les Lamentations s’apparentent au même registre de l’expression de la douleur, avec, pour certaines, une connotation religieuse [Lamentation of Jeremiah (1959) du canadien Milton BARNES], alors que le Lamento, de caractère plus profane, évoque plutôt une douleur amoureuse et se réfère à cette forme vocale si caractéristique de la musique baroque italienne (cf. Lamento d’Arianna ou Lamento de la ninfa de ClaudioMONTEVERDI). Dans le Lamento (1967) du soviétique Alexander KNAIFEL, la voix du violoncelliste est d’ailleurs aussi sollicitée.

La référence à la mort est encore présente à travers certaines formes vocales de la musique religieuse telles que le Requiem [Requiem (1976) du canadien d'origine allemande Otto JOACHIM, Requiem for ‘cello alone’ (1979) de l’australien Peter SCULTHORPE, Requiem (1991) de Arata KOBAYASHI]. Mais d’autres textes liturgiques sont parfois aussi suggérés à travers le titre de certaines pièces : Clamavi (1980) du norvégien Arne NORDHEIM, Kyrie, credo, dona nobis pacem (1983) de Timothy LENK. Et dans l’ordre des références à des formes vocales religieuses, on trouve encore la psalmodie [Psalmody (1973) du canadien Alexander BROTT], l’anthem [Anthem (1980) de Gian Paolo CHITI], le rechant [Rechant pour une liturgie (1977) du français Jean-Pierre BEUGNIOT], l’hymne [Hymn till Saltö op.31 (1985) du suédois Ake HERMANSON, Hymn (1987) de Hans-Erik DAHLGREN, Hymn (1990) du danois Hans ABRAHAMSEN] ou encore le Kontakion 280 [Kontakion II (1976?) de James DOUGLAS].

Le théâtre enfin, autre lieu d’expression de la voix parlée, de la déclamation, inspire encore le titre de quelques pièces : Ad actum tragicum I (1971) du hollandais Alphonse STALLAERT, Scenes (1972) de David Leonard BLAKE, Scena II (1973) de Richard Rodney BENNETT, Hexagons (Monodrama) (1974) du yougoslave Srdjan HOFMAN, Little Drama (1974) de Blago SIMEONOV, Dramatic Play (Quasi una Sonata) (1979) du soviétique Alexander RASKATOV, Theater Piece n°1 / Monologue (1979) de l’américain Clement REID, Solo “ in Scena ” (1980) du danois Per NORGARD, After Reading Shakespeare (1980) de l’américain Ned ROREM.

Ce recensement terminologique nous révèle finalement une extrême diversité de sources d’inspiration ayant trait à la voix et leur traduction musicale en est bien entendu tout aussi variée. C’est sur celle-ci que nous voulons maintenant nous attarder. Nous retiendrons quelques grands axes de cette transposition de l’expression vocale à travers le répertoire pour violoncelle seul tels que la primauté accordée à la mélodie, le lyrisme issu de l’air et son antithèse, la déclamation de nature récitative, ou encore l’emprunt de certaines techniques directement issues de pratiques vocales. Nous étudierons ensuite un exemple particulièrement significatif de l’influence du modèle vocal dans l’œuvre de Benjamin BRITTEN, à travers ses Trois Suites pour violoncelle seul.

Notes
266.

Nous n’avons en fait relevé dans notre liste qu’une seule pièce de ce genre : Romanze (1987) du compositeur allemand Günter BIALAS (né en 1907).

267.

La tradition de la sérénade italienne entraîne d’ailleurs bien souvent, dans le cadre de notre répertoire des effets de guitare rendus sur le violoncelle par l’usage du pizzicato et tout particulièrement des accords en pizzicati. Cf. par exemple la Serenade (1949) de Hans Werner HENZE, 2ème mouvement, Poco Allegretto.

268.

Les deux termes présentent des points de convergence comme l’indiquent les définitions suivantes données par le Petit Robert :

Monologue : 1 - Dans une pièce de théâtre, scène à un personnage qui parle seul. 2 - Long discours d’une personne qui ne laisse pas parler ses interlocuteurs, ou à qui ses interlocuteurs ne donnent pas la repartie. 3 - Discours d’une personne seule qui parle, pense tout haut (voir soliloque)

Soliloque : 1 - Discours d’une personne qui se parle à elle-même ; monologue intérieur. 2 - Discours d’une personne qui, en compagnie, est seule à parler ou semble ne parler que pour elle-même.

269.

Ode : du grec ôdê, proprem. “ chant ”. 1 - Littér. gr. Poème lyrique destiné à être chanté ou dit avec accompagnement de musique. 2 - ( 1549) Poème lyrique d’inspiration généralement élevée, le plus souvent constitué de strophes symétriques.

270.

Epode : du grec epi “ sur ” et ôdê “ chant ”. 1 - Troisième partie d’une ode divisée en strophe, antistrophe et épode. 2 - Couplet lyrique composé en deux vers inégaux.

271.

Epigramme : du latin epigramma “ inscription ”. 1 - Antiq. Petite pièce de vers. 2 - Modern. Petit poème satirique.

272.

Voir texte complet de ce poème dans l’Annexe n°3.

273.

Le compositeur s’en est exprimé avec nous lors d’une conversation téléphonique le 26-03-96.

Son biographe, David NIEMANN, rapporte aussi que dans les années 1981-82, Antoine TISNEressentait “ un sentiment amer d’avoir épuisé toutes les directions techniques de composition ”.

Cf. NIEMANN, David, Antoine Tisné, composer c'est exister..., Paris, Zurfluh,1991, p.198.

274.

Voir ce texte dans l’Annexe n°3.

275.

On notera bien sûr le choix du timbre du violoncelle pour traduire toute la sensualité de ce poème.

276.

Cf. NIEMANN, David, Antoine Tisné, composer c'est exister..., op. cit., p.198 : “ ... tous les paramètres étaient désormais soumis aux exigences de l’expression des pulsions de l’âme ”

277.

NIEMANN, David, Antoine Tisné, composer c'est exister..., op. cit., p.198.

278.

On peut rappeler ici la très célèbre Elégie op.24 (1880) pour violoncelle et piano de Gabriel FAURE. Au début du XXème siècle, on relève encore quelques Elégies pour violoncelle et piano : Gabriel PIERNE, Chant élégiaque, 1929, Maurice THIRIET, Chant élégiaque, 1929, Paul TORTELIER, Elégie, 1939 ; ou pour violoncelle et orchestre : RHENE-BATON, Poème élégiaque op.32, 1927.

279.

Il s’agit en réalité à l’origine d’une seule et même œuvre de vingt minutes environ que le compositeur a décidé de scinder en deux. Elégie I et Elégie II sont des pièces restées manuscrites qui nous ont été communiquées par le compositeur.

280.

Kontakion : “ l’une des formes les plus importantes de l’hymnographie et de la musique byzantines. Le k. s’est développé à partir de l’homélie poétique, sorte de prédication solennelle à caractère récitatif qui suivait, à l’origine, la lecture de l’Evangile dans l’office du matin. ” (in HONEGGER, Marc, Science de la musique, op. cit, p.538).