c - Le lyrisme issu de l’air

Le terme ‘’lyrisme’’ qui, on l’a vu précédemment, est si volontiers utilisé par les compositeurs pour évoquer l’une des qualités fondamentales du violoncelle mérite que l’on s’attarde quelque peu sur sa définition, sur ses origines et son évolution dans le temps. En effet, si l’adjectif lyrique est employé depuis le XVème siècle pour qualifier, en accord avec sa racine grecque (lura : lyre), une poésie déclamée accompagnée de musique 285 , son sens évolue dès le milieu du XVIIIème siècle pour s’appliquer plus largement à toute poésie qui se fait l’expression des sentiments intimes du poète 286 , et le substantif ‘’lyrisme’’, dont les premières apparitions sont signalées autour de 1830 287 chez les poètes romantiques Alfred de VIGNY 288 et Alfred de MUSSET 289 , va entériner cette évolution du sens dans son application littéraire, suggérant avant tout inspiration, passion, exaltation. Et c’est bien souvent ce sens qui est finalement adopté pour qualifier le caractère propre à une mélodie instrumentale.

A l’opposé de la simple déclamation récitative se situe donc le lyrisme et la virtuosité qui s’expriment à travers un large ambitus et une recherche du registre aigu, avec encore aussi parfois une ornementation abondante. Ce lyrisme peut adopter des formes variées et, même s’il apparaît peut-être plus naturellement dans les œuvres de tendance tonale, il est présent chez des compositeurs de langage et d’esthétique très différents.

Pour des compositeurs qui manifestent à travers l’ensemble de leur œuvre un fort attachement à la voix, comme c’est le cas de Betsy JOLAS par exemple 290 , le traitement lyrique du violoncelle est quelque chose de tout à fait naturel, ainsi que le révèlent ses deux pièces pour violoncelle seul, Scion (1973) et Episode cinquième (1983), usant volontiers du cantabile et du portamento.

Le lyrisme s’intègre aussi parfaitement bien à la pensée modale d’un compositeur comme Jean-Louis FLORENTZ qui considère qu’il faut “ aller dans le sens de l’instrument ”, et sa pièce L’Ange du Tamaris op.12 (1995) le déploie dans une forme ornementale qui semble issue de l’improvisation, et où il peut encore être intensifié par le jeu en doubles cordes :

Exemple n°53 : J.L. FLORENTZ,
Exemple n°53 : J.L. FLORENTZ, L’Ange du Tamaris, mes.91 à 92.

Copyright 1997 by Alphonse LEDUC & Cie, Paris, A.L. 29053. Reproduit avec l'aimable autorisation des Editeurs.

Chez un compositeur comme John TAVENER 291 , dont toute l’œuvre s’appuie sur l’expression d’une profonde spiritualité, à travers un langage inspiré tant du courant minimaliste (?) que de la ‘’nouvelle simplicité’’, le lyrisme trouve encore à s’exprimer à travers cette simplicité mélodique extrême et sur un matériau thématique excessivement réduit. Sa pièce pour violoncelle seul, Thrinos (1990), issue d’une vaste fresque dédiée à la Vierge, ne repose que sur la tierce majeure ascendante Lab - Sib - Do, et se déroule dans une grande égalité rythmique où seul le jeu sur les différences de timbre en fonction des registres apporte le mouvement nécessaire dans cette conscience d’un temps étiré propre à la conception orientale dont le compositeur est habité.

Mais le lyrisme s’exprime encore dans l’œuvre de DONATONI, Lame (1982), d’écriture plus complexe, où le compositeur effectue une transformation permanente de son matériau. La première pièce s’ouvre sur un geste d’anacrouse qui imprime d’emblée l’élan à une phrase dont la courbe descendante par larges paliers en notes longuement tenues est soutenue par les trilles qui, loin d’une simple fonction ornementale, chargent d’intensité expressive cette chute de trois octaves et demie :

Exemple n°54 : F. DONATONI,
Exemple n°54 : F. DONATONI, Lame, première pièce, début.

Copyright 1982 by G. Ricordi & Cie, Milano. Reproduit avec l'aimable autorisation des Editeurs.

Plus loin, le compositeur obtiendra cette intensité sur les valeurs longues de sa phrase par un “ ff, sempre : vibrantissimo ! ” (p.3, premier système). Quant à la deuxième pièce, dans des teintes plus atténuées (succession de sons brefs, sonorités transparentes d’harmoniques, jeu ppp à la pointe de l’archet ou encore passage joué avec la sourdine), elle parvient aussi à développer ce lyrisme par la courbe même de ses phrases, comme celle qui conclut la pièce et qui, partie du Sib1, progresse dans une lente ascension pour s’évanouir sur un Ré5, pp :

Exemple n°55 : F. DONATONI,
Exemple n°55 : F. DONATONI, Lame, fin de la deuxième pièce, p.7, 10ème système.

Copyright 1982 by G. Ricordi & Cie, Milano. Reproduit avec l'aimable autorisation des Editeurs.

C’est donc aussi dans la demi-teinte que s’exprime encore parfois le lyrisme, “ dans la continuité du discours qui se déploie sur la ligne simple de la pensée ” 292 , comme c’est le cas chez Antoine TISNE. Dans sa pièce Nuits... (1982), la nuance se situe pratiquement toujours entre le ppp et le p, avec de très brefs moments un peu plus intenses, généralement associés au registre aigu, comme ce passage “ exotique et large ” :

Exemple n°56 : A. TISNE,
Exemple n°56 : A. TISNE, Nuits, p.3, 7ème système, “ exotique et large ”.

Copyright 1987 by Gérard BILLAUDOT Editeur S.A., Paris, G. 4198 B. Reproduit avec l'aimable autorisation de l'Editeur.

Et même chez un compositeur dont l’œuvre résulte, à l’image de celle de XENAKIS, d'opérations mathématiques, comme c’est le cas de Julio ESTRADA, le lyrisme se révèle encore avec une grande intensité, que ce soit à travers une ligne mélodique élaborée sur des intervalles très disjoints, telle cette première séquence “ obligée ” de son Canto alterno (1978) qui couvre plus de trois octaves dans un jeu legatissimo :

Exemple n°57 : J. ESTRADA,
Exemple n°57 : J. ESTRADA, Canto alterno, séquence1.

Copyright 1982 by Editions Salabert, Paris, E.A.S. 17 645 . Reproduit avec l'aimable autorisation des éditions Salabert, Paris.

mais aussi dans certaines séquences polyphoniques où l’ambitus serré des deux voix favorise une certaine tension encore renforcée par de petits mouvements de glissandi :

Exemple n°58 : J. ESTRADA,
Exemple n°58 : J. ESTRADA, Canto alterno, séquence11.

Copyright 1982 by Editions Salabert, Paris, E.A.S. 17645. Reproduit avec l'aimable autorisation des éditions Salabert, Paris.

Notes
285.

Cf. Nouveau Dictionnaire François de Pierre RICHELET, Cologne, 1695, p.556, article ‘’Lirique’’ : “ Ce mot se dit principalement en parlant de poësie gréque, ou latine, & veut dire qui se chantoit sur la lire (les Odes de Pindare, d’Anacréon & d’Horace sont au rang de la poësie lirique des Anciens. On n’appelle proprement en François poësie lirique, ou vers liriques que les chansons & tous les vers à chanter que font les Poëtes François, qui en ce genre de poësie sont excellens). ”

286.

C’est aussi à cette époque (1751) que le terme entre dans le vocabulaire du théâtre, à propos d’une œuvre mise en scène et chantée.

287.

La première apparition du substantif dans un dictionnaire est relevée dans le Complément à la sixième édition du Dictionnaire de l’Académie française de 1843.

288.

En 1829, Alfred de VIGNY le définit comme “ mouvement lyrique du style, de l’expression ”.

289.

En 1833 Alfred de MUSSET parle à son tour d’“ exaltation d’esprit analogue à l’enthousiasme des poètes lyriques ”.

290.

Rappelons l’une des premières œuvres importantes de ce compositeur, son Quatuor n°2 (1964), qui associe une voix de soprano colorature au trio à cordes et où cette voix, qui s’exprime uniquement par des phonèmes, rejoint les sonorités instrumentales. Mais cette interpénétration de l’univers vocal et de l’instrumental s’exprime aussi, d’une manière inverse, dans son œuvre D’un opéra de voyage (1967) où ce sont les instruments qui se comportent alors comme des voix.

291.

L’œuvre de ce compositeur est aussi principalement consacrée à la voix et ses pièces instrumentales révèlent une forte influence de cette vocalité.

292.

QUERE, France, “ Les Cosmogonies d’Antoine Tisné, un nouveau lyrisme ”, Esprit n°394, juillet-août 1970, p.278.