2 - Le modèle vocal à travers l’analyse des Trois Suites pour violoncelle solo (1964-67-71) de Benjamin BRITTEN

Afin d’illustrer cette conception d’un violoncelle traité comme le reflet, l’imitation de la voix humaine, nous avons choisi d’analyser plus précisément les Trois Suites de Benjamin BRITTEN, qui, comme nous l’avons déjà signalé dans notre Première Partie, s’inspirent si largement du modèle vocal. Le compositeur nous présente en effet à travers ces œuvres un éventail riche et varié de cette vocalité et y résume pratiquement toutes les manières de “ mettre en scène ” l’instrument en tant que chanteur, telles que nous pouvons les retrouver dans la plupart des œuvres pour violoncelle solo au XXème siècle.

On connaît effectivement l’attachement tout particulier de BRITTEN pour la voix et la place importante qu’il a accordé à la musique vocale dans son œuvre (plus d'une quinzaine d'œuvres lyriques, mais aussi un grand nombre de mélodies 295 et d’œuvres chorales). Il semble que, pour ce compositeur, le violoncelle soit généralement traité comme un substitut de la voix humaine, voire même comme un véritable personnage dramatique, comme le suggérait déjà sa Sonate pour violoncelle et piano op.65 (1961) à travers deux de ses mouvements : le premier, intitulé Dialogo et le troisième, Elegia. Dans les trois Suites pour violoncelle seul, nombreux sont les mouvements dont le titre fait référence à une forme vocale, qu'elle soit empruntée ou non au drame lyrique.

Dans la succession des mouvements qui composent ces trois Suites, nous avons souligné en caractères gras ceux qui procèdent de ce modèle vocal afin de mettre en évidence leur grande diversité. Nous nous appuierons ensuite sur l’étude de ces mouvements pour montrer quels sont les moyens musicaux mis en jeu dans la transposition instrumentale de ces différentes formes vocales.

Suite op.72 : Canto primo, Fuga, Lamento, Canto secondo, Serenata, Marcia, Canto terzo, Bordone (moderato quasi recitativo), Moto perpetuo e canto quarto.

Suite op.80 : Declamato Largo, Fuga, Scherzo, Andante lento, Ciaconna Allegro.

Suite op.87 : Lento (introduzione) parlando, Allegro (marcia), Con moto (canto), Lento (barcarola), Allegretto (dialogo), Andante espressivo (fuga), Fantastico (recitativo), Presto (moto perpetuo), Lento solenne (passacaglia), chants populaires russes (Sous le petit pommier, Automne, L'aigle gris) et hymne funèbre (Kontakion).

C’est effectivement un éventail très large de formes d’expression vocale situées entre le parlé et le chanté que nous offre BRITTEN tout au long de ces différents mouvements, une palette similaire à celle que le compositeur exploite à travers la voix dans ses œuvres dramatiques 296 et nous voudrions montrer comment l’instrument solo rend compte de ces différents modes d’expression.

Le premier mouvement de la Suite op.87, Lento (introduzione) est sans doute celui qui se rapproche le plus du langage parlé, clairement suggéré au début par l’indication parlando. Il s’agit là d’une sorte de confession intime, dans une nuance générale pianissimo, entièrement jouée avec sourdine 297 , et dans laquelle on distingue quatre périodes, d’écriture monodique, ponctuées par les pizzicati de la main gauche. Chacune de ces périodes s’appuie sur un recto tono situé dans un registre medium (successivement : Sib2, Réb3, Lab2, Sol2) d’où émerge une ligne mélodique conjointe de faible ambitus (quarte diminuée, quarte juste) et de profil plutôt descendant, qui s’énonce dans une rythmique extrêmement souple. La dernière période amplifie ce processus et procède en deux étapes pour parcourir l’octave Sol2-Sol1 en reprenant appui sur le intermédiaire.

Exemple n°63 : B. BRITTEN,
Exemple n°63 : B. BRITTEN, Suite op.87, 1er mvt, mes.1 à 4.

Copyright 1976 by Faber Music Ltd., London, 50949 5. Reproduit avec l'aimable autorisation des éditeurs.

A l’opposé de ce mouvement sur le plan expressif, mais toujours dans une écriture monodique, se situe le premier mouvement, Declamato, de la Suite op.80. Alternant phrases conjointes et larges intervalles, il va creuser considérablement l’ambitus, jusqu’à trois octaves dans les mesures 14-15, puis à la fin, pour donner au discours toute sa véhémence. Sa grande liberté rythmique, quoique rigoureusement notée, et ses nombreux changements de tempo, lui donnent son caractère improvisé, mais sa structure n’en est pas moins très organisée avec des réminiscences du début (appel de quarte ascendante, puis de quinte diminuée, insistant dans les mesures 32 et 34).

Le style recitativo apparaît à travers deux mouvements traités assez différemment l’un de l’autre. Le Bordone, cinquième mouvement de la Suite op.72, qui porte l’indication Moderato quasi recitativo, se déroule entièrement sur la tenue d’une pédale de à vide et se présente comme un dialogue entre deux personnages d’abord clairement différenciés par leur tempo et caractère (pesante, noire pointée = 60 / animato, noire pointée = 90) et leur timbre : jeu pizzicato main gauche énoncé en croches régulières dans le grave pour le premier, motif furtif en doubles croches sur tierces mineures joué arco dans le medium pour le second. Les registres s’échangeront ensuite, tandis que chaque motif prend progressivement plus d’ampleur. Dans une deuxième partie (avec sourdine), les deux voix unifient leur timbre (arco) pour un propos nettement plus mélodique où même l’opposition des registres finira par se résoudre.

On retrouve des procédés similaires dans le cinquième mouvement de la Suite op.87, Allegretto, sous-titré dialogo 298 , qui constitue une véritable petite scène dramatique à deux personnages - individus au caractère très contrasté - où le premier 299 , au ton péremptoire, qualifié de grotesco, est de caractère rythmique (arco, ff), tandis que le second s’exprime de manière solennelle (solenne) par une succession harmonique d’accords joués en pizzicato, dans la nuance p. Quant à leur évolution, elle est sensiblement différente puisque le second personnage disparaît quasiment (n’étant plus que suggéré à travers le Do grave, pizzicato immuable, à contretemps) au profit du premier qui a lui-même complètement changé de caractère pour devenir grazioso et même espressivo sur une mesure de désinence très lyrique qui part de l’aigu du violoncelle :

Exemple n°64 : B. BRITTEN,
Exemple n°64 : B. BRITTEN, Suite op.87, 5ème mvt, Allegretto, mes.27.

Copyright 1976 by Faber Music Ltd., London, 50949 5. Reproduit avec l'aimable autorisation des éditeurs.

Le deuxième recitativo intervient peu après, comme septième mouvement de cette même Suite op.87, Fantastico (recitativo). Fait de gestes dramatiques d’une grande diversité et fortement contrastés, son caractère fantastique y est particulièrement accentué. Les timbres et les registres se succèdent avec vivacité, suggérant l’animation du personnage en scène et l’extrême mobilité de ses sentiments qui conduit à une conclusion furioso. On remarquera surtout l’utilisation du portamento, caractéristique de l’art vocal, qui s’élargit à de véritables glissandi, sur des intervalles parfois importants (jusqu’à deux octaves, mes.11), ou associés à d’autres modes de jeu, tels le tremolo, comme ce quasi glissando de la mesure 5 :

Exemple n°65 : B. BRITTEN,
Exemple n°65 : B. BRITTEN, Suite op.87, 7ème mvt, Fantastico, mes.5.

Copyright 1976 by Faber Music Ltd., London, 50949 5. Reproduit avec l'aimable autorisation des éditeurs.

Les formes "chantées" sont, elles, essentiellement diversifiées par leur caractère et leur contenu expressif, évoquant tour à tour différentes situations émotionnelles ou dramatiques. C'est ainsi que le Lamento de la Suite op.72 s’élabore en un pur solo monodique savamment construit en trois épisodes :

Exemple n°66 : B. BRITTEN,
Exemple n°66 : B. BRITTEN, Suite op.72, Lamento, mes.1 à 3.

Copyright 1966 by Faber Music Ltd., London, 50949 5. Reproduit avec l'aimable autorisation des éditeurs.

La juxtaposition arpégée des harmonies de Ré# m. et Mi m. qui conclut la pièce résume la tension permanente de ce mouvement produite par le conflit entre le pôle tonal de Mi et celui de Mib. Quant à la liberté de ce mouvement, elle découle de son absence de régularité métrique (les barres “ de mesure ” déterminent plutôt ici les différentes périodes mélodiques), renforcée par l’indication de rubato.

Le Canto unificateur de cette même Suite op.72 se présente, lui, au contraire, dans une riche texture polyphonique et met en valeur les intervalles harmoniques de septièmes et de neuvièmes qui lui confèrent toute son intensité, tandis que sa ligne mélodique se déroule très sobrement :

Exemple n°67 : B. BRITTEN,
Exemple n°67 : B. BRITTEN, Suite op.72, Canto primo, mes.1 à 4.

Copyright 1966 by Faber Music Ltd., London, 50949 5. Reproduit avec l'aimable autorisation des éditeurs.

L’exposition initiale est ample et chaleureuse, alors que le Canto secondo, marqué par le Lamento qui l’a précédé, n’est plus qu’un bref rappel, transposé à la quinte inférieure et dans la nuance pp, au caractère plus intime et intériorisé. Le Canto terzo conservera au début ce registre grave et cette couleur sombre, renforcée par les harmonies de quintes diminuées, mais développe ensuite tout son potentiel expressif jusque là retenu. Le dernier retour du Canto quarto, qui ramène par “ bouffées ” des bribes du chant initial émergeant d’un volubile Moto perpetuo, finit par être complètement absorbé par celui-ci.

La Suite op.72 comporte encore une Serenata qui apporte un contrepoids expressif après le Lamento. Elle est jouée entièrement en pizzicato non seulement pour la partie accompagnante qui suggère guitare ou mandoline, mais aussi pour la partie mélodique “ doucement vibrée ” qui représente la voix, et recourt à nouveau au portamento sous la forme de brefs glissandi. 300

Nous avons vu comment cette Suite op.72, qualifiée par Eric ROSEBERRY de "cycle de mélodies sans paroles" 301 , était complètement dominée par cette inspiration vocale, et plus précisément par le chant.Dans la Suite op.87, même si plusieurs mouvements suggèrent par leur sous-titre plutôt la voix parlée [cf. ci-dessus : n°1 Lento parlando, n°5 Allegretto (dialogo), n°7 Fantastico (recitativo)], l'ensemble de l’œuvre se nourrit fondamentalement, par sa thématique, à la source du chant puisque tous ses mouvements empruntent leur matériau à trois chants populaires russes et un hymne orthodoxe, le Kontakion, qui sont énoncés dans leur forme originelle à la fin de l’œuvre. 302 La voix humaine se trouve alors suggérée à travers la très grande sobriété de leur présentation quasi monodique et un ambitus qui n'excède pratiquement pas l'octave. La Chanson triste et Automne sont situés dans un registre féminin plutôt grave, mezzo-soprano ou même alto, tandis que L'aigle gris évoque une voix d'homme de type baryton. Seul l'hymne funèbre (Kontakion), de structure plus élaborée (forme ternaire ABA'), présente une dimension polyphonique dans ses deux sections extrêmes encadrant une section centrale très proche de la monodie grégorienne (mélodie conjointe de faible ambitus dans un débit rythmique très souple). L'harmonisation de la première partie (A) est extrêmement discrète (ponctuations réalisées essentiellement par tonique ou dominante), mais le retour du motif principal en A' est considérablement élargi et magnifié par la plénitude harmonique de larges accords de trois ou quatre sons dans une nuance forte jusqu'à fortissimo qui vise à évoquer la grandeur et la solennité d'un ensemble choral :

Exemple n°68 : B. BRITTEN,
Exemple n°68 : B. BRITTEN, Suite op.87, Kontakion, mes.168 à 172.

Copyright 1976 by Faber Music Ltd., London, 50949 5. Reproduit avec l'aimable autorisation des éditeurs.

Ce moment de grande intensité se résout dans une dernière période qui ne conserve que le jeu des doubles cordes (sur intervalles de quartes ou tierces) et dans un nuance pianissimo, mais dont la nature rythmique maintient encore sous-jacente la force contenue dans la phrase précédente, avant de se dissoudre dans un Do grave, pianississimo.

Quant au Canto du troisième mouvement (Con moto) de cette Suite op.87, il reflète assez fidèlement le premier de ces chants, la Chanson triste "Sous le petit pommier", tout en procédant à une importante déformation intervallique (l'ambitus de quinte juste de la période initiale de la mélodie se transforme ici en quinte augmentée), ce qui en accentue encore le caractère désolé de ses courbes mélodiques toujours descendantes (cf. exemple n°8). BRITTEN utilise d’ailleurs ici essentiellement les deux cordes supérieures, c’est-à-dire les plus aptes à chanter, dans un phrasé legato et une grande homogénéité de timbre, piano dolcissimo, sauf pour la grande anacrouse (mes.15) qui amène la phrase conclusive en doubles cordes, attaquée f.

On admire avec quelle diversité de moyens BRITTEN réussit à donner à l’instrument ce caractère vocal, encore n’avons-nous traité ici que des mouvements qui font explicitement allusion par leur titre à une forme vocale, mais dans d’autres mouvements, ce caractère transparaît encore et tout particulièrement dans la Troisième Suite op.87 dont le matériau thématique est entièrement issu de chants, et donc indissociable de l’art vocal. Le sixième mouvement, Andante espressivo, par ailleurs si étonnant sur le plan de son écriture contrapuntique (fugue à 3 voix), et dont le sujet est emprunté à la Chanson triste, est encore d’un rare lyrisme.

Comme on a pu le constater tout au long de ce chapitre, la tradition du violoncelle substitut de la voix humaine est encore fortement ancrée dans l’esprit des compositeurs du XXème siècle et alimente une part importante de cette littérature pour violoncelle seul. Si l’œuvre de BRITTEN synthétise parfaitement cette vaste palette des modes d’expression vocale qui peuvent être confiés au violoncelle seul, on en retrouve toutes les formes disséminées la plupart des œuvres de tout ce siècle. Cette dimension vocale n’est vraiment totalement absente que dans un nombre très restreint de pièces, et, lorsque c’est le cas, cet abandon se fait généralement au profit d’un développement de la palette des timbres, comme nous le verrons dans le chapitre suivant. Mais si la voix se révèle être encore si fréquemment une forme de modèle pour le traitement de l’instrument, il arrive aussi que dans certaines pièces elle soit véritablement associée au violoncelle.

Notes
295.

Parmi les principaux cycles de mélodies, nous retiendrons Les Illuminations d’après Rimbaud (1939), coup de génie d’un très jeune compositeur, les Seven Sonnets of Michelangelo op.22 (1948), ces deux œuvres composées pour Ténor et piano, ainsi que les Songs and Proverbs of William Blake op.74 (1965) pour Baryton et piano, contemporains de la Première Suite pour violoncelle op.72.

296.

Cf. par exemple le rôle de Puck dans A Midsummer Night's Dream qui est entièrement parlé, ou celui d'Aschenbach dans Death in Venice qui s'apparente, lui, à une forme de "Sprechgesang" où seule la hauteur des notes est déterminée, tandis que leur durée est définie par l'interprète en fonction du langage parlé.

297.

On notera de plus que le jeu sur la deuxième corde pour les trois premières périodes, puis sur la troisième corde, avec doublure de la quatrième, pour la dernière période, renforce encore, par un timbre plus mat et assourdi, le caractère très intériorisé de la sonorité.

298.

Le quatrième mouvement de la Suite op.80 (Andante lento) repose encore sur cette notion de dialogue et sur la confrontation de deux éléments de nature très contrastée, le premier à caractère rythmique est joué pizzicato, tandis que le second est mélodique et arco.

299.

Ce motif n’est en réalité rien d’autre que l’aboutissement de la grande désinence qui termine le mouvement précédent. C’est de cette manière que BRITTEN obtient dans toute cette Suite un enchaînement parfaitement unifié entre les mouvements.

300.

Ce mouvement semble se souvenir, dans sa modalité étrange et ses rythmes fantasques, de la Sérénade (second mouvement) de la Sonate pour violoncelle et piano de DEBUSSY.

301.

PALMER, Christopher, The Britten Companion, Londres, Faber and Faber, 1984, chapitre The Solo Chamber Music, p.380.

302.

Ce procédé de la “ variation cachée ”, c’est-à-dire dont le thème soumis à variations n’est donné qu’après avoir entendu les variations, est assez familier à BRITTEN qui l’a déjà exploité en particulier dans Lachrymae op.48 pour alto et piano, en 1950, et dans Nocturnal after John Dowland op.70 pour guitare, en 1964.