3 - Apport émotionnel de la voix et dimension théâtrale

Mauricio KAGEL, l'un des créateurs du théâtre instrumental 306 , est sans doute l’un des premiers à introduire des éléments vocaux dans le cadre d'une œuvre pour violoncelle seul, Siegfriedp' (1971). La voix y est exploitée d'une manière étonnamment riche, dans un ambitus démesuré nécessitant d'utiliser des techniques très différentes, parallèlement à l'instrument qui, lui, construit l'unité de la pièce en appliquant constamment le principe de la variation à un motif de cinq notes (Mi-Sol-Fa--La) issues du nom du dédicataire (siEGFrieD pAlm). 307

La voix chantée intervient sur des sons tenus, soit bouche fermée, soit avec des changements vocaliques et généralement terminés par un glissando ascendant :

Exemple n°70 : M. KAGEL,
Exemple n°70 : M. KAGEL, Siegfriedp’, p.2, dernier système.

Copyright 1976 by Universal Edition Ltd., London, n°15609 LW. Reproduit avec l'aimable autorisation des éditeurs.

Elle effectue aussi de grands glissandos rapides allant du grave à l'aigu, ou inversement (sans hauteurs déterminées) :

Exemple n°71 : M. KAGEL,
Exemple n°71 : M. KAGEL, Siegfriedp’, p.4, dernier système.

Copyright 1976 by Universal Edition Ltd., London, n°15609 LW. Reproduit avec l'aimable autorisation des éditeurs.

Et c’est par un long glissando descendant sur plus de deux octaves, par demi-ton ou ton, chanté sur un “ Ah ” déchirant et plaintif (“ klagend ”), qu’elle souligne le moment le plus dramatique de la pièce, accompagné par une grande agitation instrumentale (p.8).

La voix cherche aussi par ailleurs, dans certains cas, à imiter l’instrument (cf. p.5: son nasal tenu avec des oscillations aléatoires, allant ensuite du vibrato vers le trille, sons en voix de fausset), lui empruntant même à plusieurs reprises son motif thématique :

Exemple n°72 : M. KAGEL,
Exemple n°72 : M. KAGEL, Siegfriedp’, p.7, dernier système : motif en rétrograde.

Copyright 1976 by Universal Edition Ltd., London, n°15609 LW. Reproduit avec l'aimable autorisation des éditeurs.

La participation vocale ne se limite enfin pas à des sons chantés, puisque les inspirations et expirations (notées respectivement sur la partition : “ Ein ” et “ Aus ”) doivent être rendues audibles, parfois encore renforcées par un sifflement produit sur les dents qui restent serrées (cf. p.4). 308

Tous ces éléments vocaux, de nature extrêmement variée, distribués tout au long de la pièce, sont donc un véritable contrepoint à la partie instrumentale, à laquelle ils apportent un complément expressif, dans la mesure où celle-ci se déroule de manière plutôt obsessionnelle, de par sa teneur mélodique restreinte et son uniformité rythmique. Il faut rappeler que la pièce a été écrite à l’intention du célèbre violoncelliste allemand, pour répondre à sa demande, afin de constituer un recueil d’études introduisant aux techniques du répertoire contemporain. Le compositeur met ici en scène l’interprète dans son travail instrumental et la voix se fait le reflet des affres du violoncelliste s’acharnant sur cet unique motif, exprimant son effort intense à travers sa respiration, jusqu’à atteindre un véritable état de folie. 309 L’exécution en concert de cette pièce comporte bien entendu encore une dimension supplémentaire, liée à l’aspect visuel de ce jeu désordonné et aux multiples contradictions qu’il présente dans sa relation avec le phénomène sonore.

L’œuvre de KAGEL a fait quelques émules et on peut retrouver un emploi assez similaire de la voix dans la pièce de Claire SCHAPIRA, Pour (1973) où le violoncelle est en outre sonorisé : inspirations, sons chantés, cris, claquements de langue, sont là aussi sollicités afin d’ajouter une dimension dramatique au jeu instrumental dans cette œuvre qui suggère encore un véritable “ corps à corps ” de l’instrumentiste avec son violoncelle. 310 Quant à Solitaires bis (1976) de Monic CECCONI-BOTELLA, c’est une véritable petite scène de théâtre humoristique où le violoncelliste, constamment dérangé par quelque intervention extérieure 311 , n’aura pu jouer que des bribes du morceau qu’il voulait interpréter lorsqu’il devra quitter la scène pour faire place aux musiciens de l’œuvre suivante. Outre les voix entendues en coulisse au début de la pièce, celle-ci se termine sur un simulacre de jeu sans son pendant lequel le violoncelliste marmonne, décontenancé, des propos à peine compréhensibles.

Les différents aspects présentés par l’intervention de la voix dans le jeu instrumental que nous venons d’évoquer, dimension polyphonique, apport sémantique ou émotionnel, dimension théâtrale, sont en réalité parfaitement complémentaires et souvent indissociables les uns des autres. Tel est le cas en particulier de l’œuvre de Brian FERNEYHOUGH, Time and Motion Study II (1973-76), sous-titrée “ pour un violoncelliste chantant et système électronique ”, où la voix n’intervient que dans la quatrième partie de l'œuvre (à partir de la séquence 4, p.12) sur des phonèmes qui sont captés par un micro de gorge et ensuite déformés par un Ring-Modulator. Si la fonction première de la voix consiste bien ici dans une action de déformation du son instrumental, par le biais du modulateur en anneaux 312 , le texte qui apparaît en filigrane, même s’il n’est absolument pas intelligible, parce que totalement déconstruit et absorbé par un contexte sonore trop riche en informations, comporte cependant une valeur sémantique en relation avec l’atmosphère générale de la pièce exprimée à travers les abondantes indications de caractère. 313 Celles-ci relèvent pour la plupart d’un climat de violence qui traduit l’état de stress dans lequel est plongé l’interprète : ‘’brusquement replié sur soi-même’’, ‘’violent mais réservé, froidement impénétrable’’, ‘’tranchant et sec (avec la sensation de verre saupoudré entre les doigts’’, ‘’très agressif (comme un homicide)’’, ‘’crachant, brillant, comme une haute tension sautant à travers les bornes’’. 314 Cette participation vocale de l’instrumentiste, qui est par ailleurs hautement sollicité tant par la technique instrumentale que par la manipulation du dispositif électronique dont il assure une partie du fonctionnement par l’intermédiaire de pédales actionnées par ses deux pieds, contribue enfin à accentuer encore la dimension dramatique de la pièce. 315 Nous reviendrons sur la dimension polyphonique de cette œuvre dans notre Troisième Partie.

Si on a pu noter à travers notre étude des titres suggérant la voix, la présence de titres évocateurs de l’univers théâtral, on vient de voir comment le recours même à la voix peut être un des facteurs de cette dimension théâtrale. Ce n’est bien sûr pas le seul, et le geste de l’instrumentiste comporte lui aussi sa propre théâtralité, d’autant plus puissante dans le cadre d’une pièce pour violoncelle solo que l’attention de l’auditeur-spectateur se concentre toute entière sur ce seul ‘’objet’’.

Certains compositeurs ont été très attentifs au pouvoir expressif du geste de l’instrumentiste et à sa ‘’mise en scène’’. C’est ainsi que Marc MONNET demande, à l’occasion de sa pièce De quelque chose qui pourrait être autre chose sans savoir vraiment s’il s’agit de la chose elle-même... (1989) : “ ‘A chaque pause, point d'orgue ou silence, ne pas positionner l'archet à l'attaque de ce qui suit, mais attendre dans la position finale précédente, jusqu'au dernier moment, afin de retenir l'attention de l'auditeur, et d'améliorer la concentration sur le geste (donc sur la musique) pour l'interprète.’ ” 316 Pascal DUSAPIN a d’ailleurs su tirer profit de cette importance du geste dans Invece 317 (1991), où il a pris constamment le contrepied de tout ce qui se fait habituellement sur l’instrument, considérant que “ ‘son exécution en fait alors une chose autant à voir qu'à entendre. Ce carcan, cette domination de l'écriture sur le réflexe instrumental donne la vraie allure dynamique à la pièce.’ ” 318 Et pour Philippe FENELON, dans sa pièce Dédicace (1982) c’est “ ‘la surabondance d'indications (rythmiques, dynamiques et d'attaques), toujours très précises, [qui] entraîne chez l'interprète une lecture tendue de l'œuvre, une lecture cadentielle - c'est-à-dire presque improvisée - qui suggère un comportement théâtral face au contenu. [...] Mais le jeu essentiel, au-delà de casser le son et de provoquer de continuelles ruptures, est celui toujours présent de l'interprète dont la respiration haletante et les gestes brisés, mêlés à ce chant éclaté, deviennent le point central de la musique. ’” 319 C’est encore pour donner toute sa valeur à l’aspect visuel du jeu instrumental qu’Helmut LACHENMANN recommande pour l’exécution de sa pièce Pression (1969) de la jouer le plus possible par cœur, et en tous cas de ne pas avoir à tourner les pages et de ne pas cacher la vue de l'instrument et de l'archet avec la partition. 320

Quelques pièces vont donc chercher à mettre délibérément certains gestes de l’instrumentiste en valeur, gestes qui sont à considérer comme partie intégrante de l’œuvre musicale. Ce ne sont parfois que de discrètes indications qui orientent l’exécution vers cette théâtralité, comme dans Chanson contre raison (1984) de Viktor SUSLIN où “ le violoncelliste commence avec un regard hypnotisant vers le public ” 321 , et, lorsque la pièce s'achève ppppp, morendo jusqu'au silence total, le violoncelliste doit encore faire semblant de continuer à jouer (“ visuelle Fortsetzung ”). Plus systématiquement, tout au long de la partition de Domino II (1987), Philippe BOIVIN impose à l’instrumentiste, par l’intermédiaire d’un symbole spécifique, de conserver momentanément une attitude “ immobile ”. Chez d’autres compositeurs, c’est le geste interrogatif de “ rester l’archet en l’air ” qui sera retenu pour théâtraliser la pièce, il en est ainsi à la fin du premier mouvement de Cellophonia (1987) de Michel BERTHOMIER, ou encore dans Pour (1973) de Claire SCHAPIRA. Mais l’œuvre de cette dernière est chargée d’une multitude d’autres intentions impliquant une interprétation dramatique, y compris dans la partition musicale elle-même 322 , et dont la fin révèle le sens profond, le compositeur indiquant de garder une “ ‘immobilité complète : l'instrumentiste est pour ainsi dire couché sur son instrument, l'ensemble de la pièce est une sorte de corps à corps avec le violoncelle.’ ”

Si, de manière générale, le répertoire pour instrument seul favorise plus particulièrement une exploitation de la dimension théâtrale 323 , focalisant l’attention sur le seul interprète en scène, le violoncelle, peut-être plus que tout autre, par sa taille et ses contours aux formes humaines, se prête merveilleusement à une mise en scène du jeu instrumental. On pourrait même affirmer que, sans intention particulière de la part du compositeur, toute exécution en concert d’une œuvre pour violoncelle seul comporte déjà en soi une part de théâtralité. L’intervention de la voix peut donc être encore un moyen d’en renforcer le pouvoir expressif, mais dans la plupart des cas le geste seul suffit déjà.

Notes
306.

Cf. KAGEL, Mauricio, Tam-Tam, monologues et dialogues sur la musique, Paris, Christian Bourgois éditeur, coll. Musique/Passé/Présent, 1983, p.105. Le compositeur établit une distinction claire entre le “ théâtre musical ” qui correspond à “ l’action chantée de l’opéra ” et le “ théâtre instrumental ” qui implique “ la participation théâtrale de l’instrumentiste d’un morceau de musique de chambre ” et qui, donc, met en scène le rapport de l’instrumentiste avec son instrument, ainsi que le geste dans l’exécution instrumentale.

Le théâtre instrumental, né en 1960 avec Sur scène, est une remise en cause du caractère statique de l’exécution instrumentale traditionnelle et se fonde sur le mouvement. Pour KAGEL, “ L’idée fondamentale, c’est de mettre la source sonore dans un état de modification [...], tout est permis, qui influence le son sur le plan dynamique et rythmique ou qui provoque la naissance de nouveaux sons. ” (Ibid., p.107)

p.106 : “ ...dans de tels morceaux où la notation musicale s’enrichit d’indications se référant à une théâtralisation, l’interprétation s’élargit au domaine psychologique et l’on s’attend, du musicien, à une exécution très marquée de son individualité. ”

307.

Trois types de variation affectent ce motif :

- variation permanente du registre dans la succession de ces cinq notes (ce qui implique une virtuosité extrême dans les déplacements de la main gauche et surtout le recours à des sons harmoniques pour tout le registre aigu)

- variation de timbre liée pratiquement à chaque énoncé du motif (tasto / ponticello / normal, sons harmoniques, pizzicati)

- variation des nuances jouant sur une opposition généralement très contrastée des dynamiques, avec une échelle allant du niente au fff.

308.

Dans un entretien avec Dominique JAMEUX du 01-06-72, “ Document Kagel. ‘’une panique créateur’’ ”, publié in Musique en jeu n°11, juin 1973, p.63, KAGEL qualifie sa pièce “ d’une espèce d’étude avec le souffle pour instrument à cordes, pour le cello ”.

309.

Le violoncelliste Christophe ROY, qui a enregistré cette œuvre (disque CD Grave GRCD 16), y voit une sorte “ d’étude sur l’étude ” de par son caractère répétitif et la limitation du matériau sur lequel s’exerce le travail de variation.

310.

Voir commentaire du compositeur dans l’Annexe n°3.

311.

Voir les nombreuses indications scéniques, qui figurent sur la partition, données dans l’Annexe n°3.

312.

Dans un entretien réalisé par Benjamin CARAT avec le violoncelliste Pierre STRAUCH, celui-ci considère que : “ L'intervention de la voix est utile uniquement pour la modulation de sons. Elle a strictement un rôle de déclencheur. ” (cf. CARAT, Benjamin, Entretien avec Pierre Strauch, p.13).

Quant au compositeur, il parle d’une “ aliénation de la voix au violoncelle ”.

313.

Cf. FERNEYHOUGH, Brian, “ Time & Motion Study II ”, Cahier Musique n°2, Festival de La Rochelle, 1981, p.22 : “ Le texte (réduit à un chapelet de mots clés) traite de l'impossibilité d'arriver à réconcilier paroles et états émotifs : en accord avec le maillon brisé et les frustrations qui l'accompagnent, la contribution vocale est immédiatement aspirée par les systèmes électroniques et déformée par le moyen d'un ring-modulateur attaché au violoncelle, pour être finalement rejouée au-dessus du matériau vivant en forme d' "interférence" démunie de tout contenu communicatif. ”

314.

Le sous-titre initialement prévu pour cette œuvre était ‘’The Electric Chair Music’’ [La chaise électrique musicale], sous-titre que le compositeur n’a finalement pas conservé afin d’éviter toute interprétation trop superficielle du contenu dramatique de l’œuvre.

315.

Cf. MALHERBE, Claudy, “ Time & Motion Study II ”, Cahier Musique n°2, Festival de La Rochelle, 1981, p.20 : “ L’interprète et l’instrument bardés de micros de contact - qui semblent autant d’électrodes -, les différents appareils qui entourent l’auditoire, font apparaître la situation saugrenue, dramatique... ”

316.

Note du compositeur au début de la partition.

317.

Rappelons que ce terme italien signifie “ au contraire de ”.

318.

Commentaire du compositeur dans le livret du CD Accord 205272, “  Musiques solistes II ”.

319.

Document C.D.M.C., commentaire du compositeur à propos de sa pièce pour violoncelle seul, Dédicace (1982).

320.

Note du compositeur au début de la partition : “ Diese Stück sollte möglichtst auswendig gespielt werden, auf jeden Fall aber so, dass a) nicht geblättert werden muss, b) die Noten nicht die Sicht auf Instrument und Bogen verdecken. ”

321.

“ Der Cellist starrt mit hypnotisierendem Blick ins Publikum. ”

322.

Rappelons que dans cette œuvre où le violoncelle est sonorisé, la voix intervient à travers un large éventail de sons émis par l’instrumentiste qui vont de la simple inspiration au “ cri coléreux ”.

Le compositeur indique au début de la partition : “ Bien que les événements très denses et très violents au début le seront de moins en moins, dans le déroulement de l'œuvre, la tension très grande dès le début ira en croissant jusqu'au dernier coup d'archet. ”

323.

Cf. MATHON, Geneviève, “ Caprice de Betsy Jolas ”, Analyse musicale n°19, 2e trimestre 1990, p.73 : “ Les nouveaux énoncés monodiques cherchent la pluralité interne, par l’usage des doubles ou triples sons, à la voix [...] comme à l’instrument et redécouvrent une pratique ludique de l’interprète qui déploie sa propre scène, son propre théâtre. Ces pratiques monodiques réinstallent un faire de l’interprète. ”