Chapitre II : Le violoncelle à la conquête d’un nouvel univers sonore

Introduction - Développement de l’intérêt pour le timbre au XXème siècle

Dans le cours de l’histoire de la musique occidentale, on constate que le timbre n’a “ souvent été perçu que comme un élément surajouté, facultatif, subordonné, un vêtement de l’idée, une parure, un ornement inessentiel. ” 324 Ce n’est qu’au début du XXème siècle que le timbre commence vraiment à s’affirmer comme un paramètre autonome, par exemple dans les œuvres de DEBUSSY et des compositeurs de la seconde Ecole de Vienne. Il va progressivement acquérir une fonction équivalente à celle exercée jusque là par les hauteurs (mélodie, harmonie) et les durées (structure rythmique) dans l’articulation du discours musical et dans l’élaboration de la forme, et se constitue “ comme référent fondamental, comme fonction centrale, élément de langage dans la musique occidentale. ” 325 Il s’avère par ailleurs que le timbre n’est plus seulement, comme dans les siècles passés, résultante obligée d’un instrument donné, mais doit aussi être considéré comme le fruit de l’organisation opérée par le compositeur au moyen de l’écriture. Il devient par là-même un élément volontaire et contrôlé de la composition musicale, et par conséquent est aussi, à ce titre, susceptible de devenir le principal fondement de la cohérence d’une œuvre. Comme l’affirme Claudy MALHERBE : “ La préoccupation musicale de la seconde moitié du siècle s’est focalisée, pour une grande part, sur la problématique du timbre. ” 326

Sa définition même a évolué au cours du temps, et si on a longtemps retenu celle que Claude CADOZ formule ainsi : “ Le timbre 327 , étrange et multiple ’’paramètre’’ défini par ce qu’il n’est pas - ni hauteur, ni durée, ni intensité ” 328 , depuis les travaux du physicien allemand HELMHOLZ (1877), on sait cependant que le timbre instrumental dépend principalement du spectre des fréquences, c’est-à-dire de la répartition et de l’intensité des différents harmoniques qui composent le son. Plus récemment, on s’est en outre aperçu que la dimension temporelle, le profil dynamique et l’attaque du son avaient aussi une incidence importante sur le timbre. 329 Mais les recherches scientifiques menées sur ce sujet depuis les années 1975, en particulier au sein de l’I.R.C.A.M., ont surtout révélé l’extrême complexité de la relation qui s’établit entre les paramètres physiques, quantifiables, analysables, et les données de la perception, la psychoacoustique. Malgré l’avancement des connaissances lié aux progrès technologiques, le timbre conserve donc une certaine part de mystère qui contribue sans aucun doute à fasciner les compositeurs de notre temps.

Cet intérêt de plus en plus grand accordé au paramètre du timbre, phénomène général à toutes les formes de composition du XXème siècle, se révèle particulièrement sensible dans l’évolution de l’écriture pour violoncelle, et d’une manière peut-être encore plus significative dans la composition pour violoncelle seul. En effet, le travail effectué sur le timbre, et sur sa diversification, va permettre de donner une impression de multiplicité à l’instrument solo qui confère sans aucun doute à ce medium un intérêt accru.

On notera, dans l’étude diachronique du répertoire pour violoncelle seul au XXème siècle, une évolution qui, partant d’une utilisation de l’instrument au timbre homogène, telle que la concevait BACH et les compositeurs du XIXème siècle, manifeste dès les années 30 un souci de plus grande variété dans ce domaine (KRENEK, Suite op.84, 1939), pour apparaître à partir de 1960 comme un facteur essentiel du discours (ZIMMERMANN, Sonate, 1960) et ouvrir considérablement la palette, jusqu’à faire pratiquement disparaître le paramètre des hauteurs dans une œuvre comme Pression (1969) de LACHENMANN.

Notes
324.

RISSET, Jean-Claude, “ Timbre et synthèse des sons ”, Analyse musicale n°3, avril 1986, p.9.

325.

CADOZ, Claude, “ Timbre et causalité ”, Le timbre, métaphore pour la composition, Paris, Christian Bourgois / IRCAM, 1991, p.18.

326.

MALHERBE, Claudy, “ L’enjeu spectral ”, Entretemps n°8, septembre 1989, p.51.

327.

Rappelons que le terme désigne à l’origine (XIIème siècle) une sorte de tambour dont les cordes de boyau, tendues contre la peau inférieure de l’instrument, en augmentent la résonance. Le terme est d’ailleurs conservé de nos jours pour désigner ces cordes.

328.

CADOZ, Claude, “ Timbre et causalité ”, Le timbre, métaphore pour la composition, op. cit., p.17.

329.

BONNET, Antoine, “ La part de l’insaisissable ”, Le timbre, métaphore pour la composition, op. cit.,p.335: “ ...l’on sait désormais qu’il [le timbre] dépend d’un certain nombre de variables telles que les transitoires d’attaque, la courbe d’intensité, le spectre harmonique ou le degré de rugosité. Mais à peine se laisse-t-il approcher qu’il se dérobe aussitôt, nous entraînant dans un abîme de perplexité, comme le ferait une nébuleuse fuyante ne laissant derrière elle qu’une traînée opaque, trace éphémère de son insaisissable réalité. ”