d - Sons harmoniques

Les sons harmoniques sont, eux, une propriété naturelle des instruments à cordes et ont été employés de tous temps, mais de manière très limitée et plutôt exceptionnelle jusqu’au XXème siècle. Même s’ils sont décrits dans quelques ouvrages pédagogiques du XVIIIème siècle, destinés au violon, leur usage ne commence véritablement à se développer dans les œuvres qu’au début du XIXème siècle, sous l‘impulsion de PAGANINI, et donc sur le violon d’abord, puis, progressivement sur les autres instruments à archet. Ils sont obtenus de deux manières : soit en effleurant la corde en un point précis qui la divise par un nombre entier (harmoniques naturelles), soit en raccourcissant au préalable cette corde par l’appui d’un doigt de la main gauche et en effleurant à l’aide d’un autre doigt un point de division par un nombre entier de cette nouvelle longueur vibrante (harmoniques artificielles). Dans les deux cas, le son qui en résulte est d’une intensité plus faible qu’un son normalement appuyé et son timbre cristallin possède une certaine transparence qui lui confère un caractère surnaturel et le rapproche d’un timbre de flûte. A partir du jeu en harmoniques se développe toute une gamme de timbres nouveaux, en particulier dans la zone intermédiaire entre le jeu normal et l’effleurement de la corde. Dans ce domaine, comme dans celui des hauteurs, les compositeurs cherchent à exploiter tout un continuum, privilégiant parfois le charme lié au transitoire et l’ambigü. Certaines partitions font ainsi apparaître des demi-harmoniques, dont le doigté est à mi-chemin entre la pression normale et l’effleurement pour obtenir les sons harmoniques (cf. Opus breve, 1987, de Klaus K. HÜBLER ou Feu la cendre,1992, de Roger REDGATE). 342 D’autres œuvres font entendre le passage progressif d’un son normal au son harmonique, ou inversement, comme le demande Tristan MURAIL dans C’est un jardin secret... (1976) : “ Appuyez progressivement les harmoniques en fondamentales ”, ou encore Julio ESTRADA dans Yuunohui’yei (1983),faisant varier la pression du doigt sur la corde en allant du son réel (S.R.) au son harmonique (S.H.) et vice-versa. Quant à Trema (1981) de Heinz HOLLIGER, c’est sur un tremolo continu qu’il fait passer alternativement de sons ordinaires aux sons harmoniques et inversement :

Exemple n°82 : H. HOLLIGER,
Exemple n°82 : H. HOLLIGER, Trema, p.3, 10ème système.

Copyright 1984 by Ars Viva Verlag, Mainz, n°124. Reproduit avec l'aimable autorisation des éditions Schott Musik International.

Parmi les sons harmoniques de caractère ambigü, on relève encore dans Cèdres en voiles (1989) de Gilles TREMBLAY le “ son multiple ” obtenu dans une position intermédiaire entre deux harmoniques naturelles qui produit un son “ un peu granulé ”, avec un léger grésillement.

Enfin, dans Transpositio ad infinitum (1976), Klaus HUBER fait appel aux subharmoniques ou harmoniques inférieurs dans deux des séquences, “ U ” et “ U1 ” (pour “ Untertöne ”) 343 , effet obtenu en jouant alternativement derrière le chevalet, sur deux cordes consécutives, puis une quinte juste en harmoniques. Le compositeur indique qu’il doit naître de ce passage “ une image sonore extrêmement délicate, comme des cloches infiniment éloignées... ” 344 :

Exemple n°83 : K. HUBER,
Exemple n°83 : K. HUBER, Transpositio ad infinitum, séquence U, p.9.

Copyright 1977 by B. Schott's Söhne, Mainz, n°44177. Reproduit avec l'aimable autorisation des éditions Schott Musik International.

Certaines pièces pour violoncelle seul vont instituer le jeu en sons harmoniques comme mode de jeu principal, inversant les pratiques habituelles qui en faisaient un mode de jeu à caractère plutôt exceptionnel. Ainsi la pièce de Mauricio KAGEL, Siegfriedp’ (1971), dont il a déjà été question plus haut, impose-t-elle une utilisation assez généralisée des sons harmoniques, même si cela n’apparaît pas à première vue dans la notation sur la partition. En effet, de par le principe de composition de l’œuvre qui repose sur une variation permanente du registre de chacune des cinq notes constitutives du motif thématique (Mi, Sol, Fa, , La), celui-ci se répète de manière obsessionnelle en se dilatant sur un ambitus qui peut couvrir jusqu’à cinq octaves. Le tempo assez rapide de la pièce (croche = environ 144) ne permettrait en aucune manière des déplacements de main gauche d’une telle ampleur pour atteindre les sons réels distants d’intervalles aussi importants, c’est pourquoi le compositeur précise dans la note d’interprétation : “ Une réalisation de cette partition pourra difficilement faire abstraction des sons harmoniques. Pour les doigtés, des harmoniques inhabituels seront d’une grande utilité. ” Il propose donc à cet effet à l’interprète une table des multiples possibilités de doigtés pour obtenir chacun des cinq sons dans les différents registres demandés. Le réalisation sonore alterne ainsi des sons joués normalement et des sons harmoniques, mais la résultante générale, à l’écoute de la pièce, est dominée par le timbre des harmoniques.

Chez le compositeur sicilien Salvatore SCIARRINO, lui-même violoniste, le son harmonique est véritablement une composante fondamentale de son esthétique et de sa poétique, telles que les définit Gérard PESSON : ‘“ ... le son sciarrinien, fragile, prêt à se briser est, sans jouer sur les mots, véritablement un spectre - du son, on ne ‘’voit’’ souvent même que le squelette : souffle, harmoniques, bruit détourné. ’” 345 Ses Due Studi per violoncello solo composées en 1974 pour le Concours Cassado de Florence sont intégralement jouées en sons harmoniques. La première se réalise dans un tempo veloce, toute en trilles, tremolos, arpeggiattos rapides, dans une matière vibrante et transparente. Le timbre oscille constamment entre le jeu sur la touche et le ponticello, qui enrichit encore l’émission des harmoniques. La deuxième pièce fait précéder le Vivace assai scherzando d’une introduction Adagio molto située dans un registre suraigu (Do# 6) et une nuance qui n’excède pas le pp.On retrouve des caractéristiques tout à fait similaires dans sa courte pièce Ai limiti della notte (1979), transcription par le compositeur d’une œuvre écrite précédemment pour alto solo, presqu’intégralement jouée dans un tremolo extrêmement serré qui anime en permanence la matière subtile, et dont le titre traduit bien l’atmosphère et cette couleur sonore souvent aux limites de l’audible. 346

Dans une collaboration avec le violoncelliste allemand Michael BACH, John CAGE va composer l’une de ses dernières œuvres, One 8 (1991), qui explore tout particulièrement le domaine des harmoniques et en élargit d’une part leur champ d’exploitation vers l’aigu, puisqu’elle utilise jusqu’au trente-deuxième harmonique 347 , et d’autre part leurs possibilités polyphoniques puisqu’à cette occasion, Michael BACH a recours à trois types d’archet, un ordinaire et deux courbes, pour jouer simultanément sur trois ou quatre cordes. 348

L’œuvre est composée de cinquante-trois ‘’parenthèses de temps’’ (time brackets) qui définissent chacune un espace de temps au cours duquel se produit une action en vue de la création d’un son. CAGE a utilisé un programme ordinateur pour déterminer le nombre et la disposition temporelle des sons isolés, décidant lui-même de leur hauteur et laissant à l’interprète le choix des durées, des dynamiques et de la position de l’archet. L’œuvre se déroule dans une lenteur qui lui confère sa qualité de musique contemplative et permet une immersion totale de l’auditeur dans l’écoute du son.

On constate donc, à travers ces exemples, que les sons harmoniques ont pris une place considérable dans les compositions pour violoncelle seul depuis les années soixante-dix. Et si les compositeurs, depuis toujours fascinés par ce timbre un peu étrange, avaient jusque là eu quelque réserve dans son emploi, ils sont maintenant beaucoup plus audacieux, sachant qu’ils peuvent compter sur une technique tout à fait affirmée de la part des interprètes.

Notes
342.

François BOUSCH, dans la troisième de ses Trois miniatures (1990) demande aussi de “ jouer tout sur le chevalet, avec une sonorité ambiguë entre le son appuyé et le son harmonique. ”

343.

Deux autres séquences, A et A1 (mis pour Aliquote), sont écrites, elles, en sons harmoniques naturels.

344.

Cf. Partition, remarques p.4 : “ Es soll ein äusserst zartes Klangbild entstehen, wie ‘’unendlich weit entfernte Glocken...’’ ”

345.

PESSON, Gérard, “ Héraclite, Démocrite et la Méduse ”, Entretemps n°9, déc. 1990, p.144-5.

346.

On peut d’ailleurs noter dans le catalogue de ce compositeur l’importance de la référence qui est faite à la nuit dans le titre de ses œuvres. Nous en citerons ici quelques unes : De la nuit (1971) pour piano, Che sai guardiano, della notte ? (1979) pour clarinette et petit orchestre, Allegoria della notte (1985) pour violon et orchestre.

347.

C’est-à-dire cinq octaves au-dessus du son fondamental.

348.

Il faut cependant signaler à ce sujet que la pièce est aussi réalisable avec un archet ordinaire en déployant successivement les sons des accords prévus, dans la mesure où le compositeur a envisagé le déroulement temporel avec une certaine marge de liberté pour l’interprète. La version enregistrée par Julius BERGER (CD Wergo WER 6288-2 286 288-2) procède de cette démarche.