e - Jeu sur la pression de l’archet

L’utilisation de manière consciente par les compositeurs de cette ressource pour agir sur le timbre est assez récente dans la mesure où la pression de l’archet a généralement toujours été considérée comme étant du seul ressort de l’interprète, à qui il incombait de savoir doser le poids de son archet en fonction des situations pour atteindre à l’équilibre parfait susceptible de produire un son ‘’pur’’. On trouve cependant déjà depuis le XIXème siècle l’indication flautando qui suggère un effleurement superficiel et rapide de l’archet sur les cordes afin de faire ressortir plutôt les harmoniques que le son fondamental, rejoignant ainsi quelque peu le timbre flûté des sons harmoniques décrits précédemment. Cette indication apparaît dans Ciaccona, Intermezzo e Adagio (1945) de Luigi DALLAPICCOLA, Transpositio ad infinitum (1976) de Klaus HUBER, ou la Sonate (1980) de Tiberiu OLAH. Dans Incisa (1982), Pascal DUSAPIN formule de manière très imagée ce relâchement de la pression de l’archet “ pour n’obtenir que ‘’l’ombre ’’ du son fondamental ”.

Mais c’est dans un sens contraire que certains compositeurs vont commencer à vouloir utiliser ce jeu sur la pression de l’archet, c’est-à-dire en requérant une pression excessive jusqu’à l’obtention d’un son ‘’écrasé’’, technique qui introduit dans le son une richesse d’harmoniques et de partiels inhabituels que Francis MIROGLIO compare à des empâtements en peinture. 349 Déjà PENDERECKI préconise dans certains passages du Capriccio per S. Palm (1968) des accents successifs très durs qui défigurent le son. A partir des années quatre-vingt, le modelé du timbre avec la pression de l’archet devient un moyen assez fréquemment utilisé. Philippe FENELON, dans Dédicace (1982) imagine un symbole pour cette importante pression de l’archet : [ ], et, dans la dernière page de son Solfeggietto n°13 (1985), BALLIF sollicite de deux manières cette pression excessive de l’archet : par le symbole [ ], il demande un jeu “ carrément sur le chevalet, et en appuyant très fort l’archet qui étouffe la vibration ”, tandis qu’avec l’abréviation “ Pr ” pour “ Premere ”, il demande d’“ appuyer très fort l’archet en allant vers le chevalet ”. François BOUSCH, dans ses Trois miniatures (1990) demande une pression ‘’exagérée’’, voire parfois ‘’très exagérée’’, quant à Philippe BOIVIN, dans Domino II (1987), il travaille avec un certain raffinement ce paramètre, requérant tour à tour “ très peu de pression, grande vitesse d’archet ; beaucoup de pression, (un peu écrasé) ”. Mais c’est sans doute Gilles TREMBLAY, dans Cèdres en voiles (1989), qui définit avec la plus grande subtilité les différents effets obtenus par ce jeu de pression d’archet en distinguant l’“ arco-grain ” [abrégé “ A.G. ” sur la partition] “ obtenu par une pression maximale avec une traction minimale ” et pour lequel il précise que “ ce n’est pas un grincement, on doit distinguer chaque grain 350 (ou groupe de grain) du son ”, du grincement [“ GRI ”] et de l’“ éraillement ” qui est, lui, produit par une “ pression suffisante pour faire ressortir une zone intermédiaire faite de grincements et de sons harmoniques en effet de guimbarde assez rapide analogue aux ‘’whistle-tones’’ de la flûte. ” Quant à Kaija SAARIAHO, on verra un peu plus loin la fonction essentielle qu'elle accorde à cette variation de la pression de l’archet sur la corde, composante fondamentale de son langage.

Comme on a pu le constater, ce travail sur la pression de l’archet est donc à mettre directement en relation avec les sons harmoniques et constitue une technique à part entière pour leur émission, tout au moins dans les cas où c’est plutôt leur timbre spécifique qu’une hauteur déterminée qui est recherché par le compositeur.

Notes
349.

Cf. “ Avant-Gardes et traditions - Entretien de Francis Miroglio avec les Cahiers du C.R.E.M. ”, Les Cahiers du C.R.E.M. n°6-7, décembre 1987-mars 1988, p.187 : “ C’est pour moi l’équivalent des empâtements en peinture. Immédiatement une sensation de relief se dégage, une densité du son plus prégnante qu’avec les usuelles doubles cordes. En travaillant ce mode de jeu, comme on fait un exercice sur les cordes à vide, on peut obtenir pas seulement une sonorité grinçante (utilisable quelquefois) mais la plénitude d’un son à l’enveloppe opulente si l’on prend soin d’équilibrer et/ou de diversifier, de doser pression et vitesse d’archet. ”

350.

A propos de cette notion de ‘’grain’’, voir SCHAEFFER, Pierre, Traité des objets musicaux, Paris, Seuil, 1966, p.341-342 : “ Un son homogène peut comporter une microstructure, due en général à l’entretien d’un archet, d’une anche, ou même d’un roulement de mailloches. Cette propriété de la matière sonore fait songer au grain d’un tissu, d’un minéral. Si l’on observe le mouvement d’un archet filmé au ralenti, on constate en effet, dans la note la plus limpide, que l’archet le mieux ‘’tenu’’ produit en réalité une succession d’attaques dont les saccades sont plus ou moins espacées, plus ou moins régulières. ”