4 - Incidence des micro-intervalles sur le timbre

Giacinto SCELSI peut, là aussi, être considéré comme un précurseur en la matière. Son travail autour du son unique, à la recherche de ce qu’il appelle la “ dimension sphérique ” du son, ou sa profondeur, l’ont amené tout naturellement à pratiquer la micro-tonalité. Sa Trilogia (Triphon, Dithome et Ygghur) (1956-65) est une œuvre-clé dans l’évolution de l’œuvre et du langage de ce compositeur, puisque c’est une des premières fois où il utilise de manière importante les micro-intervalles 355 , une voie qu’il développera par la suite dans des œuvres de formation plus ample. Il convient, bien sûr, de mettre cette pratique en relation avec sa connaissance et son intérêt des philosophies orientales, et le sens métaphysique de la Trilogia ne peut pas nous échapper ; en effet, sous-titrée “ Les Trois Âges de l’Homme ” 356 , l’œuvre débouche sur une troisième partie intitulée Ygghur, mot emprunté au sanskrit dont la signification correspond au mot grec “ catharsis ”, c’est-à-dire “ purification ”. Les micro-intervalles y sont introduits comme des inflexions autour de notes polaires, dans une fonction ornementale. Ces fluctuations micro-intervalliques, qui s’effectuent généralement dans un temps étiré, sont perçues comme d’infimes modifications de timbre. Elles participent ainsi à cette quête de la “ dimension sphérique ” du son et, dans cet univers volontairement concentré, les micro-intervalles jouent un rôle d’une nature tout à fait comparable aux nombreuses résonances intérieures qui sont associées aux “ sons mystiques ” dans la récitation des mantra ou des dhâranî. 357

Exemple n°85 : G. SCELSI,
Exemple n°85 : G. SCELSI, Triphon, 1er mvt, mes.9-10.

Copyright 1985 by Editions Salabert, Paris, E.A.S.18290. Reproduit avec l'aimable autorisation des éditeurs.

C’est aussi en partie pour des raisons liées au problème du timbre que ZIMMERMANN introduit le jeu en quarts de ton dans certaines des séquences de sa Sonate (1960). En effet, dans les séquences 6 et 7 du deuxième mouvement, Fase, les quarts de ton interviennent là encore comme une ornementation, un élargissement autour de deux sons (le La puis le Sib) 358 , produisant ainsi une zone un peu plus finement chromatisée où ils sont alors véritablement perçus comme une transformation du timbre. De la même manière, York HÖLLER reprend ce procédé dans sa propre Sonate (1968) où les quarts de ton n’apparaissent que dans une seule séquence (“ misterioso ”, du second mouvement) 359 , presqu’entièrement située dans le registre le plus grave de l’instrument, et où ils sont directement associés au timbre ponticello, dans un jeu legatissimo et une nuance des plus ténues (ppp jusqu’à ppppp). Toujours dans cette même séquence, ils sont appliqués ensuite à un quasi tremolo réalisé par simple percussion du doigt sur la corde après émission du son (corde à vide Sol ou Do) joué pizzicato. Ces sons “ incertains ” par rapport au système en demi-tons utilisé sur l’ensemble de la Sonate correspondent donc bien ici à un effet supplémentaire sur le plan du timbre, qui contribue au caractère mystérieux de ce passage.

Notes
355.

SCELSI commence à introduire les micro-intervalles dans son écriture en 1956, avec des instruments à vent, en particulier dans Ixor pour clarinette.

Zoltan PESCO attribue ce tournant décisif dans l’évolution du langage du compositeur à deux événements qui semblent se situer autour de cette date : d’une part sa rencontre avec la chanteuse japonaise Mishiko HIROYAMA qui lui apporte une connaissance des techniques vocales de la musique japonaise ancienne, et d’autre part, l’acquisition par le compositeur d’instruments électriques, issus des ondes Martenot, les ondolions, qui permettaient la réalisation de micro-intervalles et de glissandi. Cf. PESCO, Zoltan, “ Giacinto Scelsi. En voyage après dictée ”, Inharmoniques n°7, janvier 1991, p.155 à 170.

356.

Chaque partie porte un titre, explicité dans chacun de ses mouvements par un sous-titre. La première partie, Triphon, se divise en trois mouvements : Jeunesse - Energie - Drame, la deuxième, Dithome, porte les indications Maturité - Energie - Pensée. Quant à la troisième partie, elle se divise en Vieillesse - Souvenirs - Catharsis / Libération.

On retrouve un programme un peu similaire dans le Quatuor à cordes n°3 (1963) dont le cinquième mouvement est aussi intitulé Libération, Catharsis.

357.

Dans le tantrisme, mantra et dhâranî correspondent à des formules sacrées ou des syllabes mystiques qui permettent au yogin d’entrer en correspondance avec les forces divines et cosmiques. Lire à ce sujet JOURDAN-HEMMERDINGER, Denise, “ Philosophie et écriture musicale chez Giacinto Scelsi ”, Du Baroque à l'époque contemporaine, Aspects des instruments à archet, textes réunis et présentés par Anne PENESCO, Paris, Librairie Honoré Champion, 1993, p.149 à 178. En particulier p.163, où l’auteur cite Mircea ELIADE : “ Les dhâranî, comme les mantra [...] peuvent devenir, moyennant une récitation correcte, les objets qu’ils représentent. ” Voir aussi p.164 : “ [...] l’invention phonétique, forcément limitée à un certain nombre de syllabes, était compensée par la profonde résonance intérieure de tels sons mystiques (...); ces sons ne révélaient leur message que durant la méditation. ”

358.

Rappelons que ces deux sons correspondent dans la notation germanique aux initiales du prénom de Bernd Alois ZIMMERMANN, sorte de signature du compositeur, au même titre que le Sib, La, Do, Si chez BACH. Dans les quatre séquences centrales de ce mouvement (n°6 à 9), le discours s’immobilise sur ces deux sons et ZIMMERMANN réalise un travail sur le timbre. Pour les deux premières séquences, le timbre, qui est majoritairement sul ponticello, évolue avec les mouvements de quarts de ton, tandis que dans les deux suivantes, la hauteur du son reste fixe, mais sur chaque émission, le mode de jeu (arco, pizzicato quasi bisbigliando, col legno tratto), la place de l’archet et la dynamique se modifient.

359.

HÖLLER n’a d’ailleurs recours ici qu’au signe d’abaissement d’un quart de ton.