6 - Intervention d’“ accessoires ” susceptibles de modifier le timbre

La sourdine normale (en bois, caoutchouc, plastique ou métal) est bien entendu l’accessoire le plus fréquemment utilisé. Placée sur le chevalet, elle altère son pouvoir de transmission de la vibration de la corde vers la table et vers toute la caisse de résonance, et affaiblit donc l’intensité du son, le timbre voilé qui en résulte donnant une impression d’éloignement 360 , au caractère un peu mystérieux. Déjà utilisée dans les siècles précédents, elle apparaît assez fréquemment dans les œuvres pour violoncelle seul du XXème, que ce soit sur l’ensemble d’un mouvement pour accentuer son caractère doux (généralement dans les mouvements lents et mélodiques, cf. le troisième mouvement, Air, de la Suite en concert de JOLIVET, ou le second mouvement, Quand le ciel bas et lourd... de la Sonate de York HÖLLER) ou bien sur un plus bref passage, pour établir un contraste ou pour réaliser un effet d’écho ou de réminiscence thématique, comme dans la coda du second mouvement, Tema pastorale con variazioni, de la Sonate de Georges CRUMB.

Mais c’est encore SCELSI qui va innover dans ce domaine en utilisant des sourdines métalliques tout à fait particulières, articulées de manière à n’affecter que certaines cordes de l’instrument. Ces sourdines n’ont d’ailleurs plus un rôle d’atténuation du son, mais plutôt d’ajout de vibrations à la sonorité métallique, de sorte de grésillements. 361 Ce type de sourdine est appliqué sur les deux cordes graves dans les premier et troisième mouvements de Triphon et divise l'instrument en deux sonorités différentes, l'une traditionnelle et l'autre “ créant un bruissement dans les moments d'intensité, pareil à celui auquel font allusion les mystiques tibétains au cours de leur méditation ” 362 . Leur timbre peut bien sûr en outre se combiner avec d’autres modes de jeu particuliers tels que le pizzicato ou le ponticello, créant encore de nouvelles sonorités (cf. premier mouvement de Triphon).

Dans la troisième des pièces de Trilogia, Ygghur, SCELSI a recours à des ongles d’acier placés sur le pouce et l’index 363 pour produire des effets percussifs. Alors que le premier mouvement ne travaille que sur les sons tenus, autour d’un enchevêtrement de voix (une par corde), donnant l’impression d’un flux continu légèrement animé de l’intérieur par différentes formes d’oscillations (tremolos, vibratos, fluctuations microtonales), le deuxième mouvement va, lui, superposer à ces longues tenues (réalisées avec moitié bois et moitié crin) une série d’événements ponctuels à caractère percussif dont les modes d’attaque, de nature très diversifiée, et utilisant pour certains ces ongles métalliques, varient constamment la couleur : “ pizzicato et toucher légèrement la corde avec l’archet ”, “ pizzicato main gauche sans ongle ”, “ doigt sans ongle frappé sur la corde ”, “ pouce avec ongle frappé sur la corde ”, “ pouce avec ongle gratté verticalement sur la corde ”, “ 2e doigt avec ongle gratté verticalement sur la corde ”, “ pizzicato avec 3e doigt sur la corde tenue par le pouce avec ongle ”.

Une dernière œuvre de SCELSI pour violoncelle seul, Voyages (1974), recourt, elle, dans sa deuxième partie sous-titrée Le Fleuve magique, à un dé à coudre placé sur l’index de la main gauche pour produire des sons percutés sur les harmoniques les plus élevés.

Si SCELSI reste le principal compositeur à avoir manifesté autant d’imagination pour transformer le timbre du violoncelle à l’aide de petits accessoires, nous avons aussi rencontré dans le cadre de ce répertoire quelques exemples de violoncelle ‘’préparé’’, tel celui préconisé par Monic CECCONI-BOTELLA dans sa version pour violoncelle de Solitaires bis (1974-76) 364 , dont elle donne la description suivante : “ Une grosse barrette à cheveux est placée sur les cordes devant le chevalet, changeant ainsi considérablement la sonorité (et aussi la justesse) de façon variable suivant que l'on joue plus ou moins près de la barrette. Prévoir une baguette de percussion que l'on passe à travers les cordes au tiers du manche à peu près et avec laquelle on peut faire un effet de percussion en la faisant claquer contre le manche. ” Celui que Marc LAURAS requiert pour Poivre et Sucre (1981-84), avec bande magnétique, est, lui, muni de trois pinces à rideau, placées sur les cordes de Do, Sol et La, juste avant le chevalet, déformant là encore timbre et hauteur des sons. Dans ces deux œuvres, toutes ces déformations sont suggérées par un contexte humoristique, mais on peut encore relever l’usage d’une baguette de xylophone pour frapper les cordes, soit même pour remplacer le doigt de la main gauche (au moyen de la tête de cette baguette) dans Note d'espace (1972) de Philippe CAPDENAT, où le violoncelle est par ailleurs sonorisé avec une pédale wa-wa et un micro de contact sur le cordier.

Parmi tous ces modes de jeu qui ont contribué à diversifier les timbres, permettant ainsi de suggérer une pluralité instrumentale, on peut constater qu’un grand nombre d’entre eux privilégient des effets de bruit au détriment de la perception d’une hauteur déterminée. C’est ainsi que certains compositeurs vont même complètement élaborer leurs œuvres autour de ces bruits jusqu’alors considérés comme “ parasites ” et mal venus, et ceci jusqu’à éliminer presque totalement les sons de hauteur définie : l’œuvre la plus représentative de cette démarche est sans aucun doute Pression (1969) de Helmut LACHENMANN.

Notes
360.

Cf. FERNEYHOUGH, Brian, Contrechamps n°8, 1988, p.36 : “ Il y a, entre le son et l’oreille, une espèce de voile qui nous donne l’impression d’être ‘’autre part’’. ”

361.

Cf. Introduction à la partition de Trilogia, édition Salabert, p.3 : “ Les sourdines que prescrit Scelsi pour les instruments à cordes dans certaines œuvres n’agissent pas du tout comme les sourdines classiques ; leur forme en diffère complètement ainsi que leur matière. Il s’agit plutôt d’un objet métallique qui frotte contre la ou les cordes pour créer un bruit grésillant, un bourdonnement ; des harmoniques sont ajoutés, non pas retirés.

Le compositeur n’a laissé que quelques exemplaires de ces sourdines dont la reproduction, la vente et la mise en place même se sont avérées impraticables. Il est recommandé, dans la mesure du possible, de consulter les interprètes qui ont travaillé avec Scelsi lui-même. De toute manière il est impératif de faire des expériences personnelles afin de trouver une solution sonore convenable. ”

362.

Cf. UITTI, Frances Marie, commentaire de l’œuvre dans le livret du CD Etcetera KTC 1136.

363.

La partition Salabert recommande l’usage de deux “ Dunlop steel guitar plectrons ” et précise : “ Un ongle est placé sur la face interne du 2e doigt (index) et un autre sur la face interne du pouce. Les ongles doivent produire l’effet sonore d’un coup frappé ou gratté (verticalement). La corde ne doit jamais être jouée pizzicato avec l’ongle. ”, ibid., p.3.

364.

Rappelons que cette œuvre a été originellement composée pour tuba solo.