C - Disparition du paramètre des hauteurs au profit de celui du timbre : Pression (1969) d’Helmut LACHENMANN

Si toute la musique savante occidentale des siècles passés avait privilégié le paramètre des hauteurs 365 , dès le début du XXème siècle, SCHOENBERG avait, lui, déjà bien pressenti cette évolution inéluctable vers une prédominance du timbre lorsqu’il écrivait à la fin de son Traité d’harmonie (1911) : “ ‘Je ne puis admettre sans réserve la différence que l’on a coutume d’établir entre couleur sonore (timbre) et hauteur sonore. C’est en effet par sa couleur sonore - dont une dimension est la hauteur - que le son se signale. La couleur du son est donc le grand territoire dont une région est constituée par la hauteur du son. Cette dernière n’est rien d’autre que la couleur du son mesurée dans une direction. S’il est possible maintenant, à partir de timbres différenciés par la hauteur, de faire naître des figures sonores que l’on nomme mélodies - successions de sons dont la cohérence même suscite l’effet d’une idée - alors il doit être également possible, à partir de pures couleurs sonores - les timbres - de produire ainsi des successions de sons dont le rapport entre eux agit avec une logique en tout point équivalente à celle qui suffit à notre plaisir dans une simple mélodie de hauteurs. Il semblerait que cela soit une fantaisie futuriste, et c’est sans doute le cas. Mais une fantaisie dont j’ai la ferme conviction qu’elle se réalisera.’ ” 366

Cette prémonition va effectivement trouver son accomplissement dans la seconde moitié du XXème siècle et, non seulement le timbre devient un paramètre important de la composition musicale, mais la hiérarchie des paramètres s’inverse à un point tel que le timbre peut se substituer complètement à celui des hauteurs.

Les premières manifestations de cette conception se rencontrent dès le milieu du siècle dans les deux pièces du compositeur américain Morton FELDMAN, Projection1 (1950) et Intersection 4 (1953). Dans ces deux œuvres qui relèvent d'une esthétique d'indétermination, tous les éléments ne sont pas entièrement définis par le compositeur qui a recours pour sa partition à une notation graphique. 367 Ici, la notation n’indique que des hauteurs relatives dans trois registres (aigu, medium ou grave) déterminés par la position d’un carré à l’intérieur de chacune des cases 368  :

Exemple n°86 : M. FELDMAN,
Exemple n°86 : M. FELDMAN, Projection 1, p.1.

Copyright 1962 by C F Peters Corporation, New York, No. 6945. Reproduit avec l'aimable autorisation des éditeurs.

Le timbre constitue en revanche un élément essentiel de l'organisation du discours musical et il est parfaitement précisé par le compositeur : Projection 1 repose ainsi sur l'alternance de trois modes d'attaque ou timbres différenciés : pizzicato, arco, et son harmonique. Intersection 4 reprendra le même principe de non détermination des hauteurs, tout en complexifiant l’écriture, qui n’est plus rigoureusement monodique, et en ajoutant un mode de jeu supplémentaire : sul ponticello.

Vingt ans plus tard, le principe de primauté du timbre sur le paramètre des hauteurs est véritablement acquis dans l’œuvre du compositeur allemand Helmut LACHENMANN 369 , Pression (1969), de telle sorte que toute hauteur de son déterminée a presque disparu et que l’essentiel de la pièce repose sur l’exploration d’un nouveau matériau sonore constitué d’une multiplicité de sons frottés ou percutés sur les différentes parties de l’instrument (cordes, chevalet, caisse, archet...), en des lieux différenciés (cordes : entre sillet et chevalet ou entre chevalet et cordier) et avec tous les moyens (archet -crins ou baguette-, bout des doigts, ongles, paume de la main ...). L’intégralité du corps sonore que représente le violoncelle est exploitée de manière systématique, dans toutes ses possibilités, même les plus insoupçonnées. La variété des timbres entendus dans cette pièce est extrême et d'une grande subtilité, comme par exemple dans la séquence de sons presqu'uniquement percutés (page 5) qui se déroule sur trois plans : sous les cordes extrêmes (I et IV), sur la paroi du chevalet et sur la table de l'instrument, avec l'utilisation alternée du bois de la baguette et la mèche de l'archet.

Nous avons dressé un tableau de ces différents événements sonores, en fonction, d'une part des modes d’attaque (sons frottés, percutés et pincés) et des moyens utilisés (archet, doigts, main), et d'autre part en fonction des lieux investis (cordes, chevalet, touche, caisse, cordier, archet). Et même si ce tableau laisse déjà bien apparaître la multiplicité des couleurs liées à la combinaison de ces différents paramètres de jeu, bien d’autres paramètres viennent aussi s’ajouter pour en diversifier encore les timbres : nuances, longueur d’archet, talon ou pointe, position de l’archet (plus ou moins près du chevalet, du cordier...).

Sons frottés :

Lieu Moyen utilisé :

investi[ Archet ] [ Doigts ]

  Mèche Bois Pulpe Ongle Main
Cordes   p.5, s.3 p.2, s.1 p.2, s.2 p.6, s.4
Chevalet p.2, s.1        
Caisse     p.6, s.1 et 2    
Cordier p.6, s.1, 2, 3        
Archet     p.3, s.3 p.3, s.2  
Touche         p.4, s.3

Sons percutés :

Lieu Moyen utilisé :

investi

  Mèche Bois Pulpe Ongle Main
Cordes   p.9, s.1, 2, 3      
Chevalet p.5, s.2, 3, 4 p.4, s.3      
Caisse p.5, s.2, 3, 4       p.4, s.3
Touche         p.4, s.3

Sons pincés :

Lieu Moyen utilisé :

investi

Cordes Doigts main droite Doigts main gauche
Entre sillet et chevalet   p.4, s.4 – p.9, s.3
Entre chevalet et cordier   p.4, s.2 et 3
Dans le chevillier   p.9, s.3

Les sons de hauteur déterminée n’entrent que sur la fin de l’œuvre (à partir de la page 7), d’abord de manière extrêmement fugace (émergence brève derrière un frottement continu de l’archet sur le chevalet volontairement très sonore - p. 7) puis en son tenu évoluant dans sa dynamique de rien à ff. Ce matériau est volontairement limité à quatre hauteurs données par les cordes à vide (Lab0, Sol1, Réb2, Fa2) 370 , ce qui confirme bien l’idée que ce paramètre est passé à un plan tout à fait secondaire, voire insignifiant. La pièce s’achève d’ailleurs par un rappel de divers bruits de frottement ou de percussion que seul un bref accord en pizzicato vient interrompre.

En relation avec cette primauté accordée au timbre, LACHENMANN développe le concept très personnel de “ musique concrète instrumentale ” qui intègre à la composition, et place sur un pied d’égalité, tous les événements sonores liés à la formation des sons eux-mêmes. 371 En effet, pour le compositeur, le son n’est jamais un but en lui-même, et il doit être considéré comme le résultat d’une action. 372 Cette conception va d’ailleurs impliquer aussi que la partition rende compte visuellement de la manière dont les sons sont produits, et du lieu (et donc du matériau) où ils sont produits, remettant ainsi complètement en cause le concept traditionnel de la partition-reflet sonore de l’œuvre, comme le compositeur le précise dans sa Préface : “ ‘La notation de cette pièce - à l'exception des endroits où la hauteur de son est précise, - n'indique pas ce qui doit sonner, mais ce que l'instrumentiste doit faire, c'est-à-dire à quel endroit de l'instrument l'archet ou la main gauche doit agir’. ” La partition se présente ainsi plutôt comme les anciennes tablatures de luth, indiquant les gestes à accomplir à l’aide d’un schéma qui figure les différents lieux investis de l’instrument (cordes, chevalet, cordier), et de symboles, que le compositeur complète par des annotations verbales rédigées avec la plus grande précision afin que l'instrumentiste sache exactement de quelle manière doit être réalisé le geste. 373

Exemple n°87 : H. LACHENMANN,
Exemple n°87 : H. LACHENMANN, Pression, 1er système.

Copyright 1972 by Musikverlag Hans Gerig, Köln. Copyright 1980 assigned to Breitkopf & Härtel, Wiesbaden. Reproduit avec l'aimable autorisation des éditeurs.

L’esthétique de LACHENMANN, qui rejette le ‘’beau son’’ en tant que pur produit de l’habitude et se concentre sur le ‘’réalisme du son’’, va bien évidemment tout à fait à l’encontre de la tradition. Par cette démarche, le compositeur vise à développer chez l’auditeur “ de nouveaux sens, une nouvelle sensibilité à l’intérieur de nous-même, une perception transformée ” 374 , une perception qui est en tous cas orientée principalement vers le timbre, et non plus, comme par le passé, vers les hauteurs.

L’analyse de Pression de LACHENMANN a déjà révélé précédemment comment le son peut devenir en soi “ le sujet du récit, le thème de l’œuvre ” 375 , mais dans une conception peut-être plus traditionnelle de la composition musicale, c’est-à-dire thématique au sens que revêt cette notion dans un contexte tonal, nous pouvons voir le timbre remplir véritablement cette fonction de thème plus généralement attribuée à une structure mélodico-rythmique.

Notes
365.

Cf. CADOZ, Claude, “ Timbre et causalité ”, Le timbre, métaphore pour la composition, op. cit., p. 19 : “ La prédominance de la hauteur, mise en échelle dans le tempérament égal, mise en structure dans toute la science et l’art de l’harmonie, relègue, dans le développement de la musique occidentale jusqu’à une phase récente, le timbre à un rôle secondaire. Le timbre n’est pas une fonction du langage, il n’est qu’une matérialité obligée du processus producteur de la vibration sonore. [...], les instruments classiques ont été construits de façon à éliminer du son tout ce qui peut gêner la reconnaissance des hauteurs. ”

366.

SCHOENBERG, Arnold, Traité d’harmonie, Vienne, Universal Edidtion,1922, traduction française de Gérard GUBISCH, Paris, Lattès, 1983, p.516.

367.

Il est intéressant de souligner que c’est avec une œuvre pour violoncelle seul, Projection 1, en 1950, que FELDMAN inaugure ce système de notation, élargi ensuite à des formations plus importantes.

368.

Le compositeur précise sur la partition : “ On peut jouer n’importe quelle note à l’intérieur des zones indiquées. Les limites de ces zones peuvent être librement choisies par l’exécutant. ”

369.

Pour ce compositeur, qui remet complètement en cause les habitudes d’écoute, le ‘’beau son’’, tel qu’il est véhiculé par la tradition, renvoie d’une part à des habitudes sociales et d’autre part à la tonalité. Cf. LACHENMANN, Helmut, “ L’écoute désarmée – sans l’écoute ”, traduction française par Martin Kaltenecker de “ Hören ist wehrlos – ohne Hören ”, MusikTexte 10, 1985, Entretemps n°1, avril 1986, p.79 à 101.

370.

Comme la plupart des œuvres de LACHENMANN, Pression fait en effet appel à une scordatura de l’instrument.

371.

LACHENMANN, Helmut, “ L’écoute est désarmée – sans l’écoute ”, op. cit., p.90-91 : “ En me réfèrant aux techniques de la ‘’musique concrète’’, qui recueille ce genre de bruits quotidiens sur bande et les intègre dans des collages musicaux, et tout en songeant que chez moi ces actions sont instrumentales, j’ai nommé cette musique ‘’musique concrète instrumentale’’. Naturellement, des techniques de jeu inhabituelles interviennent souvent, ou modifiées radicalement. Le jeu normal y figure aussi, comme un cas spécial, mais aussi dans un tout autre contexte que celui d’origine. Le son pur comme exilé tonal, dans ce nouveau contexte, a perdu toute préséance esthétique. ”

372.

Cf. KALTENECKER, Martin, “ Le rêve instrumental ”, Entretemps n°1, avril 1986, p.73 : “ Avant tout, pour protester contre la banalisation du son et de ses versions ‘’réifiées’’, il faudrait faire apparaître sa constitution : sa nature et son mode de production. ”

373.

Il faut cependant signaler à l'intention des interprètes que toutes ces indications sont données dans la langue allemande uniquement, sans aucune traduction !

374.

LACHENMANN, Helmut, “ L’écoute est désarmée – sans l’écoute ”, op. cit., p.82.

375.

KALTENECKER, Martin, “ Le rêve instrumental ”, op. cit., p.75.