D - Le timbre comme substitut du ‘’thème’’ : Perspectives (1991) de Francis BAYER

Si la notion de thème a été incontestablement liée au système tonal, désignant, au cours des siècles précédents, “ une série d’objets musicaux à bien y regarder fort hétéroclites ” 376 , ses différentes fonctions 377 ont cependant retrouvé leurs équivalences hors du système tonal. Dans la mesure où l’on retient pour définition du thème qu’il s’agit d’une “ entité repérable comme telle par l’oreille [...] , destinée à revenir dans l’œuvre, sans disparaître après sa première énonciation ”, on comprend que le timbre puisse constituer un thème à part entière. On a déjà pu constater le poids du timbre et sa valeur quasi ‘’thématique’’ dans la Sonate (1960) de ZIMMERMANN. C’est ainsi que certaines œuvres pour violoncelle seul de la seconde moitié du siècle vont pouvoir construire leur forme pratiquement à partir de ce seul élément.

Perspectives pour violoncelle seul (1991) du compositeur français Francis BAYER 378 nous paraît être une des œuvres les plus représentatives de cette conception. A l’instar d’Olivier MESSIAEN et de ses “ personnages rythmiques, BAYER évoque à propos de sa pièce des “ personnages de timbre ” : “ ‘Perspectives sonores et musicales, spatiales et temporelles, psychologiques et poétiques, émergeant et disparaissant tour à tour au sein du silence comme autant de ‘’personnages de timbres’’ qui évolueraient à distance les uns des autres sur des plans séparés, cette succession constamment renouvelée de figures musicales se donne à entendre tout à la fois comme un monologue instrumental et comme un dialogue avec le silence. ’” 379

Dans cette œuvre où le timbre est au premier plan de la composition, une trentaine de cellules structurent le déroulement du discours. Celles-ci sont bien sûr caractérisées par un ensemble de paramètres (hauteurs, rythmes, dynamiques ...) mais sont essentiellement individualisées dans leur couleur sonore, par leur timbre. Le compositeur construit ainsi un “ ‘miroitement kaléidoscopique de ces différentes figures entre elles [qui] engendre des jeux de perspectives de toute nature, qui peuvent s'enchaîner tout aussi bien par dérivation continue que par rupture discontinue.’ ” 380 Ces cellules, qui reviennent pour la plupart une ou plusieurs fois au cours de l’œuvre, parfois de manière identique et parfois variées dans certaines de leurs caractéristiques (registre, tempo, intensité...), par leur fonction de marquage d’une part, mais aussi du fait des différentes variations auxquelles elles sont soumises, construisent donc la forme. Nous présentons ici, dans l’ordre de leur première apparition, ces différents ‘’personnages de timbre’’ dont l’inventaire permet de donner un large éventail des possibilités timbriques exploitées dans le répertoire pour violoncelle solo en cette fin de XXème siècle, même s’il n’est bien sûr en aucun cas exhaustif :

  1. motif conjoint de doubles croches, descendant joué arco normal (ff)
  2. sons harmoniques en pizzicato (ff)
  3. série de glissandos ascendants sur un large ambitus, arco (mf)
  4. sons arco joués derrière le chevalet (mp), entrecoupés de pizzicato de hauteur déterminée (sf)
  5. son (grave) tenu, avec vibrato lent à distance de quart de ton et fortes variations de dynamique (fff à ppp)
  6. bariolage sur deux cordes avec mouvement chromatique par quarts de ton (pp, sul tasto, et avec sourdine) ; repris ensuite sul ponticello, sans sourdine.
  7. son appuyé normalement (p) suivi de sa double octave en harmonique (ff)
  8. jeu sur le cordier (ff)
  9. succession de sons ponctuels au timbre chaque fois différent : col legno battuto, pizzicato, percussion sur la caisse, pizzicato Bartok (ff)
  10. son harmonique arco (p)
  11. pizzicato suivi d’un court glissando ascendant (mf)
  12. trait conjoint de triples croches “ aussi vite que possible ” sul tasto, (ppp)
  13. pizzicato derrière le chevalet (mf)
  14. succession de sons joués derrière le chevalet avec différents modes de jeu : arpège pizzicato des quatre cordes, col legno battuto (mf / f)
  1. grande phrase mélodique jouée arco legato e cantabile (poco f)
  2. motif répétitif débouchant sur un trille (pp), arco sul tasto, avec sourdine
  3. tremolo sul ponticello (pp à ff)
  4. percussion des doigts sur les cordes (sans archet, fff possibile) entrecoupé d’un pizzicato de la main gauche sur deux cordes à vide (sff)
  5. grand glissando chromatique ascendant (Ré2 au Sol#3) inclus dans une répétition en doubles croches des cordes à vide de Sol et La (mf)
  6. double glissando d’harmoniques sur deux cordes, l’une en harmoniques naturelles et l’autre en harmoniques artificiellesPour ce passage, le compositeur demande de “ garder tout au long du glissando d’harmoniques, le même écart entre le doigt qui appuie sur la corde et celui qui effleure la corde, de telle sorte que l’harmonique à la quarte se transforme en harmonique à la quinte puis à la sixte etc..., en montant vers l’aigu et redevienne harmonique à la quarte en redescendant vers le grave. ” (notes pour l’exécution)
  7. bariolage sur quatre cordes avec descente chromatique de la basse par quarts de ton (depuis le Sol#1 jusqu’au Do)

L’arrivée du Do grave (= z) en valeur longue, joué arco (fff) amorce une section récapitulative, ou coda, qui fait à nouveau défiler une grande partie de ces ‘’personnages’’ sur un retour obsessionnel de ce Do grave, dont la dernière apparition se dissout dans un glissando vers l’octave inférieure (Do0) obtenu en désaccordant progressivement la quatrième corde au moyen de la cheville, pour s’achever sur un frottement de l’archet “ ‘complètement sur le chevalet, en étouffant les cordes, de manière à obtenir un bruit de souffle ”.’ ‘ 382

On retrouve donc, à travers cette œuvre, les schèmes traditionnels d’une forme conçue en trois volets : exposition, développement ou variation, ‘’récapitulation’’ ou coda, mais dont la thématique repose essentiellement sur des paramètres de timbre. La grande cohérence de l’œuvre tient ici au fait que chaque élément trouve sa place et sa durée dans le temps pour lui permettre d’avoir un sens.

Si pour certains compositeurs le timbre acquiert une véritable fonction thématique, pour d’autres, il va pouvoir se substituer à l’harmonie, dont il fournit en quelque sorte le ‘’modèle’’.

Notes
376.

NICOLAS, François, “ Cela s’appelle un thème ”, Analyse musicale n°13, 4ème trimestre 1988, p.8. L’auteur énumère ainsi la mélodie, la cellule, le (leit)motif, et jusqu’à l’intervalle.

377.

Fonction mélodique de variation, fonction génératrice de développement et fonction répétitive de marquage de la forme. Ibid., p.8.

378.

Il est l'auteur de huit Propositions composées de 1972 à 1989, dont l'effectif est chaque fois différent, et qui illustrent, chacune à leur manière, ce que l'on pourrait appeler une "poétique du timbre" (document C.D.M.C.).

379.

Document C.D.M.C..

380.

Ibid..

382.

Note du compositeur sur la partition.