E - “ Le timbre, métaphore pour la composition ” : Petals (1988) de Kaija SAARIAHO

Par le titre de ce chapitre, nous faisons directement référence à l'ouvrage collectif publié par l'I.R.C.A.M. en 1991, suite à un colloque tenu en 1985, et réunissant des textes de compositeurs, chercheurs, acousticiens ou informaticiens, et musicologues, traitant du rôle fondamental du timbre dans la pensée compositionnelle de notre époque et des questions qu’il suscite. Ce titre évoque plus particulièrement certains courants actuels de la composition, comme le courant spectral, qui se fondent sur l’analyse du timbre retenu pour ‘’modèle’’, tant de la micro-structure que de la macro-structure de l’œuvre. L’une des idées essentielles développées dans cet ouvrage est que le timbre, qui est lui-même déjà une entité composée de multiples fréquences, peut se substituer à la fonction précédemment accordée à l’harmonie.

Déjà, dès le début du siècle, DEBUSSY avait mis en évidence à travers ses œuvres la relation qui peut être établie entre harmonie et timbre, traitant les accords pour leur couleur propre et non plus dans la relation fonctionnelle qu’ils entretiennent avec la tonalité, et c’est dans cette filiation que MESSIAEN développe le principe de ses accords-timbres. Mais ce n’est véritablement qu’à la suite des recherches effectuées à l’IRCAM que s’affirme dans les œuvres des compositeurs de tendance spectrale le pouvoir ‘’harmonique’’ du timbre. On comprend par ailleurs que cette relation d’équivalence entre harmonie et timbre acquiert une valeur toute particulière dans le cadre de la composition pour violoncelle seul, permettant ainsi, par le biais d’un travail conscient à partir du timbre, de pallier en quelque sorte à l’indigence harmonique de ce medium.

La compositrice finlandaise, Kaija SAARIAHO, qui a elle-même travaillé à l’IRCAM et se situe dans cette mouvance ‘’spectrale’’, revendique une place privilégiée du timbre parmi les paramètres musicaux 383 , élément susceptible de créer la forme puisqu'il peut en quelque sorte se substituer à l'harmonie : “ ‘Pour qualifier les conceptions traditionnelles des fonctions respectives du timbre et de l'harmonie, je dirais que la notion de timbre est considérée comme verticale et celle de l'harmonie comme horizontale. En revanche, lorsqu'on emploie le timbre pour créer la forme musicale, c'est précisément le timbre qui prend la place de l'harmonie comme élément progressif de la musique.On peut aussi dire que ces deux éléments se trouvent confondus l'un dans l'autre lorsque le timbre devient un constituant de la forme et lorsque l'harmonie en revanche se limite à conditionner la sonorité générale’. ” 384

Elle va donc élaborer son langage à partir de la notion d'"axe timbral" qui lui fait utiliser tout un continuum de timbres situés entre le son clair et le son "bruité" 385 , considérant que ce principe d'opposition peut se substituer à l'opposition propre au langage tonal de consonance et dissonance : ‘“ Dans un sens abstrait et atonal, l'axe son/bruit peut, en quelque sorte, se substituer à la notion de consonance/ dissonance. Une texture bruitée et grenue serait ainsi assimilable à la dissonance, alors qu'une texture lisse et limpide correspondrait à la consonance.’ ” 386 Et c'est grâce à ce principe qu'elle parvient à construire des formes aussi dynamiques que celles élaborées par le système tonal. Sa démarche, comparable à celle des compositeurs de musique "spectrale", lui fait donc prendre pour "modèle" préalable l'analyse et la transcription de l'évolution des spectres de sons instrumentaux dans le temps pour établir les principales articulations de l'œuvre. C'est ainsi qu'elle s'est montrée particulièrement intéressée par le timbre du violoncelle, qui peut par ailleurs fournir à lui seul cette large "gamme" de timbres, et même un véritable continuum depuis le son clair (harmoniques naturelles et artificielles) jusqu'au son très bruité obtenu par forte pression de l'archet (son "inharmonique" qui aboutit à une multiphonie). 387

Ce sont tous ces principes qui sont mis en application dans sa première œuvre pour violoncelle seul, Petals for cello solo with optional electronics (1988), dont le titre symbolique suggère que cette pièce est directement issue, par son matériau musical, du quatuor à cordes avec électronique Nymphea (Jardin secret III)composé l'année précédente. 388 C’est l’analyse des sons de violoncelle qui a fourni au départ un ‘’modèle’’ pour la structure d’ensemble de ces deux œuvres ainsi que pour l’harmonie. 389 Il existe deux versions de Petals, l'une purement instrumentale, l'autre avec partie électronique qui traite les sons en cours d’exécution 390 , mais la version instrumentale est de toute évidence déjà très marquée par les techniques et les sonorités électro-acoustiques et vise à exploiter un continuum tant au niveau des hauteurs que des timbres 391 :

Le passage suivant donne un exemple assez complet de ces différents procédés :

Exemple n°88 : K. SAARIAHO,
Exemple n°88 : K. SAARIAHO, Petals, p.6, 1er système.

Copyright 1989 by Wilhelm Hansen, Helsinki, HH 00111.

Ici, le initial, trillé et joué sul ponticello,offre un son assez bruité, complexe, riche en harmoniques, qui évolue ensuite, d’une part dans sa hauteur, par glissando vers le La#, mais aussi dans son timbre, l’archet rejoignant la position ordinaire, pour atteindre un son extrêmement clair avec le Fa#4 en harmonique, joué en position ordinaire. Et c’est sur ce même son clair que s’exerce ensuite progressivement la pression de l’archet pour le muer en son bruité. Après la montée chromatique qui a fonction d’anacrouse, le Fa2 de la fin du système évolue à nouveau simultanément dans sa hauteur (par glissando du doigt au demi-ton supérieur et relâchement de sa pression, il aboutit à un Fa#4 en harmonique) et dans son timbre, puisqu’une pression de plus en plus forte de l’archet est alors exercée, contribuant à le transformer en un son bruité. Et c’est seulement lorsque le son est devenu harmonique que la pression de l’archet diminue à nouveau jusqu’à l’effleurement (“ E.F. ” estramamente flautando) pour rendre à l’harmonique sa clarté maximum.

Toute la pièce repose sur ce principe formel d'opposition son / bruit où les sons bruités (dont les spectres complexes ne sont pas formés de séries de partiels harmoniques, mais d'une riche structure micro-tonale) sont ici essentiellement obtenus soit par augmentation de la pression de l'archet, soit par le jeu sul ponticello, et sont opposés à des plages de sons "clairs", réalisées principalement par des sons harmoniques. C’est à partir de cette dynamique d’alternance que s’élabore la forme, au même titre qu’une pièce tonale s’élaborerait sur un principe de tension/détente obtenu par la succession harmonique.

Sheonagh DONALDSON, dans son travail sur la dualité dans les pièces pour violoncelle seul depuis 1945 392 , a pu ainsi établir un plan formel de l'œuvre, reposant sur l'alternance (ou la fusion) de deux éléments ou "types de matériau" : - A, constitué de "passages fragiles et colorés" et - B qui sont des "événements plus énergétiques avec un caractère clairement rythmique et mélodique, bourgeonnés à partir du matériau précédent". Chacune des sept sections organise ainsi des cycles de tension-détente autour de cet axe bruité / clair, en passant par tous les intermédiaires. (Voir le tableau présenté ci-dessous)

Cette œuvre nous révèle clairement l’influence de l’univers de la musique électronique sur la composition instrumentale et le rôle qu’elle a joué dans l’élargissement du concept de timbre. C’est encore sur des principes similaires d’équivalence timbre/harmonie et en s’appuyant sur cette notion d’axe timbral son/bruit que Kaija SAARIAHO écrit sa seconde pièce pour violoncelle seul, Près 393 (1992), associant alors à l’instrument solo une partie électronique ‘’obligée’’ qui en constitue soit le prolongement, soit le contrepoint.

On a pu voir à travers ces quelques exemples comment le timbre devient un paramètre majeur de la structure d’une œuvre, se substituant tant à l’entité mélodico-rythmique du thème qui en avait soutenu l’articulation pendant près de deux siècles, qu’à la notion d’harmonie qui en avait par ailleurs constitué la charpente. Si ce phénomène n’est bien sûr pas vraiment spécifique du répertoire pour violoncelle seul, puisqu’il s’inscrit véritablement dans une évolution générale de toute la pensée compositionnelle de la seconde moitié du XXème siècle, on s’aperçoit qu’il peut jouer, dans le cadre de ce medium un rôle tout à fait fondamental. Il s’agit là, sans aucun doute, d’un facteur essentiel du développement de notre répertoire et de l’intérêt croissant que lui ont porté les compositeurs au cours de ce siècle.

Notes
383.

SAARIAHO, Kaija, “ Timbre et harmonie ”, Le timbre, métaphore pour la composition, Paris, Ircam et Christian Bourgois Editeur, 1991, p.414 : “ Quand j'ai réalisé des expériences sur de très lentes transformations des éléments musicaux afin de pouvoir me concentrer sur des variations extrêmement raffinées du timbre à l'intérieur du matériau sonore même (cf. Vers le blanc, 1982), je me suis soudain retrouvée très éloignée de la pensée musicale occidentale.

Donner tant d'importance à des événements de timbre plutôt qu'aux développements harmonique, rythmique, ou mélodique, avait rendu la pièce incompréhensible à certains auditeurs. ”

384.

Ibid., p.413.

385.

Elle en donne les définitions suivantes : “  [...] la notion de "bruit" signifie pour moi des émissions telles que la respiration, le son de la flûte dans les registres graves, d'un instrument à cordes sul ponticello, et le bruit blanc. En revanche les sons clairs sont, par exemple, le glockenspiel, le jeu sur les harmoniques au violon, ou des chants d'oiseaux ; ils sont aussi divisés en sons "purs" (sinus, harmoniques) et sons "pleins" (i.e. fortement pigmentés : cuivres, certaines percussions métalliques, etc.). ” Ibid., p.413.

386.

Ibid., p.413.

387.

Rappelons, qu’outre trois pièces pour violoncelle seul (Petals, 1988, Près, 1992, et Spins and Spells, 1996), Kaija SAARIAHO a encore composé plusieurs œuvres où le violoncelle est soliste dont ....à la fumée (1990), et Amers (1992).

388.

Nymphéa (Jardin secret III) appartient à toute une série d'œuvres de même titre qui utilisent un réseau identique de programmes informatiques développé par Kaija SAARIAHO dans les années quatre-vingt. Les éléments de Petals issus de Nymphea les plus directement perceptibles sont le trille initial et le trait chromatique par quarts de ton et par groupes de dix triples croches (ligne 4, 5, 6) que l’on entendait au violoncelle dans Nymphea aux mesures 363-369, ainsi que la structure rythmique de la ligne 10 qui reprend celle de la partie de violon2 des mesures 26 à 29 de Nymphea, en rétrograde.

389.

L’analyse des sons de violoncelle a été le point de départ de nombreuses œuvres de Kaija SAARIAHO. Cf. COHEN-LEVINAS, Danielle, “ Entretien avec Kaija Saariaho ”, Les Cahiers de l’IRCAM - Recherche et musique n°2 (La synthèse sonore), 1er trimestre 1993, p.18 : “ Cela fait plusieurs années que j’analyse avec l’ordinateur des sons instrumentaux, le son du violoncelle en particulier, que l’on retrouve dans Amers (1992). Le résultat m’a aussi permis de construire des structures microtonales, d’établir des échelles, des modes inspirés par le contenu du matériau même. ”

Il convient de rappeler aussi ici qu’elle a mené cette recherche avec la collaboration du violoncelliste finlandais Anssi KARTTUNEN.

390.

Le dispositif électronique comporte un microphone, un mixer, un harmonizer (Yamaha SP X 90 ou REV 5) et une reverberation avec un temps de réverbération variable.

Le rôle de l’électronique dans cette œuvre est de modifier plus ou moins le son instrumental au moment de l’exécution, par des effets d’écho (obtenus par la réverbération dont le temps est approximativement de deux secondes et demie) et par une amplification des sons.

Cf. SAARIAHO, Kaija, Kaija Saariaho, Les Cahiers de l'Ircam, coll. Compositeurs d'aujourd'hui, Paris, Ircam-Centre G. Pompidou, 1994, p.56-57 : “ La partie électronique [...] ne fait que déployer et moduler discrètement le son acoustique en s'identifiant parfaitement au continuum timbral acoustique-électronique présent déjà dans la partie de violoncelle. ”

391.

Cf. SAARIAHO, Kaija, Kaija Saariaho, op. cit., p.56 : “ La combinatoire préméditée des modes de jeu transforme le violoncelle en instrument particulier englobant dans son univers timbral ses sons acoustiques naturels, mais encore des sons qui pourraient parfaitement être assimilés aux sons générés en studio électronique. On peut affirmer que déjà la version de Petals pour violoncelle seul sans électronique effectue l’évolution complexe du monde timbral de l’instrument acoustique vers l’électronique. ”

392.

DONALDSON, Sheonagh, La dualité dans les pièces pour violoncelle seul depuis 1945, op. cit., p.56.

393.

Le matériau de Près est, lui, dérivé d’Amers (1992) pour violoncelle soliste, petit ensemble instrumental et électronique.