A - Les techniques d'écriture polyphonique développées par J.S. BACH à travers ses Six Suites

Le grand défi de BACH, lorsqu'il compose tant ses Sonates et Partitas pour violon seul que ses Six Suites pour violoncelle seul, a été d'atteindre à une certaine plénitude polyphonique, comme l’explique Karl GEIRINGER à propos de ces dernières : ‘“ Dans cette œuvre se révèle au mieux son art de créer des lignes mélodiques qui impliquent des progressions harmoniques et même une texture polyphonique [...] En rejetant tout autre instrument Bach’ ‘ ne donne pas l'impression d'une restriction artificielle ; il démontre, en le libérant d'une adjonction étrangère, que le violoncelle se suffit à lui-même.’ ” 400

L’écriture pour instrument à archet solo (violon ou violoncelle) de BACH s’inspire fondamentalement du “ style brisé ” de la musique pour luth du XVIIème et du début du XVIIIème siècle. 401 BACH applique ainsi au violoncelle un procédé qui avait déjà été adapté depuis longtemps à la viole de gambe, et plus particulièrement par les compositeurs de l’école allemande. Mais, bien sûr, chez ce grand polyphoniste qu’est BACH, l’orgue reste aussi toujours présent à l’esprit et peut se deviner sans difficulté derrière certaines pages telles que le Prélude de la Suite IV pour violoncelle solo en MIb M., où, par l’exploitation d’un ambitus assez large, un jeu de contraste entre les différents registres et une utilisation fréquente de notes-pédales dans le grave, il rejoint d’une certaine manière les caractéristiques sonores de cet instrument :

Exemple n°89 : J.S. BACH,
Exemple n°89 : J.S. BACH, Suite IV, Prélude,mes.1 à 9.

Copyright 1918 by Durand & Cie, Paris, D.& F. 9546. Reproduit avec l'aimable autorisation des éditeurs.

En effet, s’appuyant ici sur les notes les plus graves du violoncelle, pour ensuite déployer sur un ambitus de deux octaves de vastes arpèges qui font sonner longuement chaque harmonie, étalée sur deux mesures, il crée un halo comparable à celui d’un accord tenu à l’orgue.

De manière plus générale, BACH adapte aussi fréquemment dans son écriture pour instrument à archet solo, l’écriture du clavier, comme on peut le voir dans l’exemple suivant :

Exemple n°90 : J.S. BACH,
Exemple n°90 : J.S. BACH, Suite III, Courante, mes. 73-78.

Copyright 1929 by Editions Salabert, Paris, SECA 16. Reproduit avec l'aimable autorisation des éditeurs.

En ce qui concerne cette quête de la polyphonie, nous pouvons dégager deux catégories de procédés sur le plan de l'écriture instrumentale : la première vise à simuler des techniques de contrepoint, tandis que la deuxième relève plutôt d'une écriture harmonique. Mais avant même de les analyser, il faut encore souligner que la plupart du temps, cette polyphonie n'est pas réelle, effective dans sa réalisation sonore, mais "imaginaire" puisqu’elle nécessite la participation de l’esprit de l’auditeur pour en recréer sa totalité et Karl GEIRINGER rapproche à juste titre ce type d'écriture de toute la conception baroque d'un art fondée sur l'illusion, avec, en particulier, la peinture en trompe-l'oeil. 402

Nous avons choisi de donner les exemples qui vont suivre à partir de l’édition des Six Suites pour violoncelle solo de BACH réalisée par Diran ALEXANIAN 403 , car nous considérons que celle-ci met particulièrement bien en évidence la conception polyphonique de ces œuvres.

Notes
400.

GEIRINGER, Karl, Jean-Sébastien Bach, Oxford University Press Inc., 1966 ; traduit de l'américain par R.Celli, Paris, Seuil, 1970, p.305.

401.

La parenté d’écriture est telle que BACH n’a pas hésité à transcrire lui-même la Cinquième Suite pour violoncelle pour le luth.

On notera par ailleurs que ce type d’écriture est aussi pratiqué dans certaines pièces pour clavecin des compositeurs français de la première moitié du XVIIIème siècle, COUPERIN ou RAMEAU.

402.

GEIRINGER, Karl, Bach et sa famille, Sept générations de Génies Créateurs, Buchet/Chastel, 1979, p. 314 : “ La polyphonie et la riche texture harmonique de ces compositions ont leur pendant dans l'architecture peinte de l'époque avec ses colonnades et ses perspectives en trompe-l'oeil. ”

Et dans son ouvrage, Jean-Sébastien Bach, op. cit., p. 308 : “ A cette époque, les murs des maisons étaient décorés de peintures simulant des perspectives de vastes colonnades et de jardins bien ordonnés. Ces embellissements exigent l'activité de l'oeil intérieur, tout comme la polyphonie et la riche texture harmonique sous-entendues dans les compositions de Bach requièrent la collaboration de l'oreille intérieure. ”

403.

ALEXANIAN, Diran, Six Suites pour violoncelle seul de Bach, Paris, Salabert, 1929.