b - Les accords

BACH n’hésite cependant pas à recourir parfois aussi dans ses Six Suites pour violoncelle seul à des accords de trois ou quatre sons, même si ceux-ci sont beaucoup moins fréquents que dans ses œuvres pour violon seul. Différentes hypothèses ont d’ailleurs été émises à ce sujet au début du XXème siècle, et Albert SCHWEITZER a avancé en particulier l’idée qu’il existait à l’époque de BACH en Allemagne un archet courbe dont les crins peu tendus permettaient de jouer les accords de trois ou quatre sons sans les arpéger. Des tentatives de reconstitution de ce genre d’archet ont été faites à cette époque par le violoniste Emil TELMANYI. Celui-ci avait développé, avec l’aide de luthiers danois et sous le nom de ‘’Vega Bach bow’’, un archet courbe muni d’un mécanisme au talon permettant par simple pression du pouce de tendre ou détendre la mèche en fonction du jeu sur une ou plusieurs cordes simultanément. 404 Ces pures vues de l’esprit d’une époque en quête d’authenticité dans le retour qu’elle commençait à effectuer sur le passé, ont cependant été depuis complètement réfutées et Karl GEIRINGER avait vu parfaitement juste lorsqu’il écrivait que “ ‘sa notation [celle de Bach] abonde en accords évidemment destinés à être exécutés comme des arpèges, ou en tenant les notes moins longtemps qu’il n’était prescrit’ ”, remarquant à propos des œuvres pour violon solo que ‘“ mainte et mainte fois, une des cordes, ou un des doigts en action, devait produire de nouvelles notes avant que l’accord original se fût fait entendre pendant toute la longueur de temps indiquée par le compositeur. ’” 405

Concernant plus précisément le violoncelle, et pour comprendre le sens d’une telle notation des accords, il suffit d’ailleurs de se reporter à la Méthode de Michel CORRETTE 406 , qui,quoique postérieure à la composition des Suites de BACH, puisque publiée à Paris en 1741, représente bien l’état de la pratique instrumentale en ce début de XVIIIème siècle. Dans le chapitre XII, qui traite des accords, on peut effectivement lire :

‘“ L’Arpegio se note par accords (ex. C), et se joue par batteries (ex. D), mais comme l’on peut Arpèger un accord de plusieurs manières différentes, les Auteurs notent quelque fois la 1re mesure de l’Arpegio selon qu’ils désirent que l’Arpegio soit battu, ce qui sert de modèle pour le reste des accords notez qu’il faut Arpeger ce que les Exemples suivans apprendront aisément. ”’

Reproduction du paragraphe “ De l’Arpegio ”, p.53 du fac-simile de la Méthode de CORRETTE publié par J.M. Fuzeau.

C’est ainsi qu’il faut en effet comprendre une succession directe d’accords telle qu’il en figure par exemple à la fin du Prélude de la Suite II, notée de la manière suivante dans le manuscrit d’Anna-Magdalena BACH :

Exemple n°96 : J.S. BACH,
Exemple n°96 : J.S. BACH, Suite n°2, Prélude, mes.57 à 63,Manuscrit d’A.M. BACH.

Copyright 1991, Editions Bärenreiter ISBN 3-7618-1044-X. Reproduit avec l'aimable autorisation des éditeurs.

Ces accords de conclusion doivent être en fait réalisés sous la forme d’arpèges, conformément au modèle donné dans les deux mesures précédentes, et c’est d’ailleurs bien ainsi que l’ont compris plusieurs violoncellistes dans leur édition de ces Suites, comme par exemple Diran ALEXANIAN, dont nous donnons ci-dessous la réalisation de ce passage :

Exemple n°97 : J.S. BACH,
Exemple n°97 : J.S. BACH, Suite II, Prélude, mes.58 à 63.

Copyright 1929 by Editions Salabert, Paris, SECA 16. Reproduit avec l'aimable autorisation des éditeurs.

D’autres éditions fournissent aussi des réalisations de ce type (cf. Fernand POLLAIN, Paul TORTELIER) 407 , tout en adoptant des formulations arpégées quelque peu différentes.

Compte tenu de tout ce qui vient d’être dit, on peut donc conclure que l’utilisation effective d’accords de trois ou quatre sons reste quelque chose d’exceptionnel dans l’écriture pour le violoncelle de BACH, et ces accords interviennent le plus souvent de manière ponctuelle, en fonction de l’accentuation rythmique ou des ponctuations cadentielles :

Exemple n°98 : J.S. BACH,
Exemple n°98 : J.S. BACH, Suite II, Allemande, mes.1-2.

Copyright 1929 by Editions Salabert, Paris, SECA 16. Reproduit avec l'aimable autorisation des éditeurs.

En succession directe, leur emploi est extrêmement rare et essentiellement limité à des épisodes cadentiels (ex. fin de la première partie du Menuet de la Suite II) ou encore, exceptionnellement, aux mouvements lents de Sarabande (ex. deuxième partie de la Sarabande de la Suite IV)

Notes
404.

Lire à ce sujet PENESCO, Anne, “ La notion de modernisme dans l’interprétation en France (première moitié du XXe siècle) ”, Revue Internationale de Musique Française n°18, novembre 1985, p.66.

405.

GEIRINGER, Karl, Jean-Sébastien Bach, op. cit., p.307.

406.

CORRETTE, Michel, Méthode théorique et pratique pour Apprendre en peu de tems [sic!]le Violoncelle dans sa Perfection, op.24, Paris, 1741.

407.

Voir Annexe n°5.