a - Le courant néo-classique

C’est bien sûr chez les compositeurs de tendance néo-classique que l’emprunt à ces techniques se fait tout naturellement, dans une imitation parfois même assez fidèle au modèle. On retrouve ainsi chez Max REGER, ce grand admirateur de BACH, de nombreux exemples de cette technique d’alternance sur deux registres, comme dans le Prélude de la Suite n°1 où se dessine à la basse une belle ligne conjointe ascendante dans le grave de l’instrument, tandis que s’oppose dans le registre supérieur un motif descendant de tierces brisées :

Exemple n°101 : M. REGER,
Exemple n°101 : M. REGER, Prélude de la Suite n°1, mes.14 à 17.

Copyright 1915 by Simrock.

Plus loin, à l’énoncé du second thème, cette technique se trouve enrichie par le jeu en doubles cordes de l’une des voix qui relie REGER à la tradition harmonique des Romantiques, et plus particulièrement à BRAHMS, dans cette écriture en succession de sixtes :

Exemple n°102 : M. REGER,
Exemple n°102 : M. REGER, Suite n°1, Prélude, mes.34 à 37.

Copyright 1915 by Simrock.

Mais ce même Prélude de la Suite n°1 s’appuie aussi souvent sur la technique des arpèges mélodiques, et semble directement issu du modèle du Prélude de la Première Suite en SOL M. de BACH (cf. exemple n°1).

Le violoniste et compositeur Eugène YSAYE a lui aussi beaucoup emprunté aux techniques d’écriture de BACH dont il maîtrisait si bien l’interprétation des Sonates et Partitas pour violon seul. Dans sa Sonate op.28 (1923) pour violoncelle seul, il les exploite abondamment, tout en les associant fréquemment à un jeu en doubles cordes. Mais c’est sans doute dans le dernier mouvement, d’écriture fuguée, qu’il s’inspire le mieux des techniques bachiennes, comme dans ce passage sur double pédale :

Exemple n°103 : E. YSAYE,
Exemple n°103 : E. YSAYE, Sonate op.28, 4ème mvt (Allegro Tempo fermo), mes.9-10.

Copyright 1964 by Schott Frères, Bruxelles, S.F. 9145. Reproduit avec l'aimable autorisation des éditeurs.

Sur la fin du mouvement, l’écriture en imitation des deux voix suggère le resserrement de la strette avant de conclure sur de larges accords :

Exemple n°104 : E. YSAYE,
Exemple n°104 : E. YSAYE, Sonate op.28, 4ème mvt (Allegro Tempo fermo), mes.38-39.

Copyright 1964 by Schott Frères, Bruxelles, S.F. 9145. Reproduit avec l'aimable autorisation des éditeurs.

La plupart des techniques de contrepoint linéaire décrites chez BACH se retrouvent encore abondamment dans les trois Suites (1956-7) d’Ernest BLOCH : écriture arpégée avec basse mélodique (cf. début du Prélude de la Suite n°1), arpège initial en début de mesure sur l’harmonie duquel s’appuie ensuite la mélodie (Prélude de la Suite n°1, mes.19-23), jeu sur pédale (Allegro de la Suite n°1, mes.5 à 7) ligne monodique distribuant alternativement les deux voix de la polyphonie sur deux registres (Prélude de la Suite n°1, mes.11...), principe qui s’enrichit du jeu en doubles cordes dans la Canzona de la Suite n°1 :

Exemple n°105 : E. BLOCH,
Exemple n°105 : E. BLOCH, Suite n°1, 3ème mvt, Canzona, mes.30 à 35.

Copyright 1957 by Broude Brothers, New York, B.B. 2003.

Dans l’Allegro de la Suite n°2, de longs passages sont réalisés avec jeu alterné d’une note pédale, comme dans celui qui suit (mes.41 à 49) où, après un appui successif sur les trois cordes à vide supérieures, elle rejoint un peu plus loin (mes.62) le Do grave.

Exemple n°106 : E. BLOCH,
Exemple n°106 : E. BLOCH, Suite n°2, 4ème mvt, Allegro, mes.45 à 48.

Copyright 1957 by Broude Brothers, New York, B.B. 2004.

Mais c’est chez le compositeur anglais Benjamin BRITTEN, qui a lui-même beaucoup étudié le style brisé chez les luthistes des XVIème et XVIIème siècles 415 , que l’on voit se réaliser avec la plus grande maîtrise cette écriture en polyphonie imaginaire héritée de BACH. Le Canto de la Suite op.72, qui atteint à une plénitude harmonique tout en ne faisant jamais entendre plus de deux notes simultanément, en est un bel exemple (cf. exemple n°67), mais l’importance même que le compositeur accorde au sein de ses Trois Suites aux formes polyphoniques contrapuntiques telles que fugue 416 , chaconne ou passacaille est aussi tout à fait significative de sa volonté de relever ce défi d’écriture polyphonique pour un instrument monodique. 417

La nature même du sujet de la fugue de l’op.80, par les nombreux silences qui en interrompent le déroulement, suggère d’emblée ce type de polyphonie abstraite :

Exemple n°107 : B. BRITTEN,
Exemple n°107 : B. BRITTEN, Suite op.80, deuxième mouvement, Fuga, mes.1 à10.

Copyright 1969 by Faber Music Ltd., London, 50949 5. Reproduit avec l'aimable autorisation des éditeurs.

Et c’est sur un principe similaire que se construit la Passacaglia qui clôt la Suite op.87, puisque son thème de basse, inscrit initialement dans une durée de six noires, ne cessera de se dilater, jusqu’à atteindre vingt-quatre noires lors de la septième variation, afin de permettre le développement mélodique de la voix de contrepoint.

Dans la Fugue de la Suite op.87, BRITTEN atteint encore une plus grande densité de la texture polyphonique par l’alliance du jeu en doubles cordes et de l’alternance des registres, qui lui permet de maintenir tout au long la présence des trois voix :

Exemple n°108 : B. BRITTEN,
Exemple n°108 : B. BRITTEN, Suite op.87, Andante espressivo, mes.11 à 14.

Copyright 1976 by Faber Music Ltd., London, 50949 5. Reproduit avec l'aimable autorisation des éditeurs.

Notes
415.

Style qu’il appliquera en particulier dans sa pièce pour guitare, Nocturnal (1964).

416.

Chaque Suite comporte une fugue.

417.

Il faut souligner cependant que ces formes sont aussi très présentes dans toute l’œuvre de BRITTEN, tant instrumentale que vocale (cf. Prélude et fugue pour 18 instruments à cordes op.29, 1943, Variations et fugue sur un thème de H. Purcell op.34,1946, connu aussi sous le titre de The Young Person’s Guide to the Orchestra...).

La passacaille constitue le troisième et avant-dernier mouvement, Impromptu, du Concerto pour piano op.13 (1938) ou Finale du Concerto pour violon op.15 (1939), mais aussi dans ses œuvres lyriques : fin du premier tableau de l’Acte II de Peter Grimes (1945) et acte II du Songe d’une nuit d’été (1960).