b - Les compositeurs dodécaphonistes

L’ouvrage du théoricien Ernst KURTH évoqué précédemment, a eu certainement un retentissement important au moment même où l’on redécouvrait véritablement les œuvres pour instruments solos de BACH, et tout particulièrement ses Six Suites pour violoncelle. On sait en tous les cas que le compositeur autrichien Ernst KRENEK l’avait sérieusement étudié avant d’aborder la composition pour instrument à archet solo avec sa Suite op.84pour violoncelle seul, composée en 1939, peu après son arrivée aux Etats-Unis. Même si le langage est bien sûr très éloigné de celui de BACH puisqu’il s’agit d’une œuvre dodécaphonique 418 , la conception de l’écriture en est, elle, très proche. Le quatrième mouvement, Andantino scherzando, est peut-être celui qui présente les meilleurs exemples de la technique de morcellement du discours sur deux registres afin de donner cette illusion polyphonique :

Exemple n°109 : E. KRENEK,
Exemple n°109 : E. KRENEK, Suite op.84, 4ème mvt, Andantino scherzando, mes.18 à 22.

Copyright 1942 by Schirmer, USA, 39647 C.

Ici, le registre aigu développe une phrase mélodique, de caractère lyrique, tandis que le registre grave oppose un motif rythmique qui se poursuivra jusqu’à la fin dans un jeu de pizzicatos de la main gauche. Cette polyphonie fondée sur l’opposition des registres s’élargit d’ailleurs fréquemment dans cette œuvre à l’opposition de deux motifs thématiques de caractère fortement différencié (cf. début du troisième mouvement - mes.1 à 11 - ou début du cinquième mouvement - mes.1 à 8). Quant à la fin du premier mouvement, elle présente un bel exemple de polyphonie à trois voix, avec une basse conjointe descendante et un rappel du thème initial à la partie supérieure :

Exemple n°110 : E. KRENEK,
Exemple n°110 : E. KRENEK, Suite op.84, 1er mvt, Andante affettuoso, mes.28 à 34.

Copyright 1942 by Schirmer, USA, 39647 C.

On trouve encore, chez les compositeurs de langage dodécaphonique sériel, d’autres exemples significatifs du prolongement donné à ces techniques d’écriture. Ainsi, Luigi DALLAPICCOLA, dans Ciaccona, Intermezzo e Adagio (1945), va-t-il déjà renforcer ce jeu d’opposition des registres par une différenciation des timbres, pizzicato suivi d’un glissando pour le motif situé dans le grave, et arco en sons harmoniques pour le registre aigu :

Exemple n°111 : L. DALLAPICCOLA,
Exemple n°111 : L. DALLAPICCOLA, Ciaccona, mes.51 à 55.

Copyright 1957 by Universal-Edition, Wien, U.E. 11686. Reproduit avec l'aimable autorisation des éditeurs.

Cet ancrage profond dans l'écriture contrapuntique qui renoue avec le style de BACH, tout en ayant adopté le langage sériel, est encore présent chez Ahmed ESSYAD. 419 Le début de sa Suite Nawbah pour violoncelle solo est tout à fait significatif de cette volonté polyphonique et de ses méthodes empruntées à BACH :

Exemple n°112 : A. ESSYAD,
Exemple n°112 : A. ESSYAD, Nawbah, Première partie, mes.1 à 5.

Copyright 1971 by Jobert, Paris, J.J. 858. Reproduit avec l'aimable autorisation des éditeurs.

Notes
418.

Ernst KRENEK, élève de Franz SCHREKER à Vienne, adopte à partir de 1930 le langage dodéphonique de SCHOENBERG.

419.

Après ses premières études au Conservatoire National de musique de Rabat, puis au CNSM de Paris, ESSYAD travaille à partir de 1962 l’analyse et la composition avec Max DEUTSCH, disciple de SCHOENBERG.