Le compositeur allemand Helmut LACHENMANN va être le premier à mettre en œuvre la polyphonie d’actions, ou contrepoint gestuel, dans sa pièce Pression für einen Cellisten (1969). Dans cette œuvre en effet, le compositeur dissocie complètement les gestes qui permettent d'exciter un son (mise en vibration de la corde qui est traditionnellement la fonction de la main droite, soit par le biais de l’archet, soit directement avec les doigts dans le jeu pizzicato) et ceux qui organisent les hauteurs (rôle habituellement dévolu à la main gauche), attribuant à chacune des mains un rôle autonome dans l'élaboration du matériau sonore. 421 Cette polyphonie gestuelle se matérialise sur la partition par une notation qui sépare sur deux plans distincts les gestes de l'une et l'autre des mains et on trouvera à la partie supérieure les mouvements de l'archet, tandis que la partie inférieure correspond aux gestes effectués par la main gauche :
Copyright 1972 by Musikverlag Hans Gerig, Köln, 1980 assigned to Breitkopf & Härtel, Wiesbaden, HG 865. Reproduit avec l'aimable autorisation des éditeurs.
Ici, l’une des voix de la polyphonie est constituée d’un ‘’bruissement’’ ppp(“ geräuschaft ”) entretenu par l’archet qui frotte la quatrième corde, d’abord juste derrière le chevalet, puis s’en éloignant un peu pour revenir ensuite sur le chevalet et passer sur la troisième corde. Tandis que l’autre voix effectue des sons plus ponctuels de différentes natures : d’abord une percussion de la main gauche sur les cordes, suivie immédiatement du frottement des doigts sur les cordes, puis, par deux fois, la paume de la main ‘’essuie’’ d’un geste rapide les cordes et enfin, ce sont les ongles qui ‘’râclent’’ les cordes.
Tout au long de la partition, on peut ainsi relever différents types de contrepoints gestuels, qui réalisent par ailleurs aussi une polyphonie de timbres :
On constate donc bien que ce contrepoint gestuel vise, lui aussi, à créer une polyphonie de timbres, les deux mains ayant une fonction identique dans le rôle d'émission des sons. Cette polyphonie est cependant beaucoup plus riche et diversifiée que dans les œuvres de technique instrumentale traditionnelle, où elle s’avère finalement assez limitée dans ses possibilités.
On retrouvera encore dans certaines œuvres, de manière très ponctuelle, ce genre de polygestualité, ainsi, tout à fait à la fin de Chanson contre raison (1984) de Viktor SUSLIN, où il est demandé simultanément de jouer avec l'archet sur le cordier et de réaliser une percussion avec la main ouverte sur les cordes.
Le compositeur allemand Klaus K. HÜBLER reprend, lui, plus systématiquement cette technique dans une très courte pièce, Opus breve (1987), dissociant aussi gestes de la main gauche et conduite de l’archet, ainsi que le suggère la partition.
Celle-ci se présente sur trois systèmes qui fonctionnent continûment en parallèle : le système inférieur, une portée traditionnelle de cinq lignes, supporte les activités de la main gauche, le système supérieur, sur une seule ligne, donne les mouvements de l’archet (tiré-poussé), tandis que le système du milieu sur quatre lignes, représente les quatre cordes :
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Le geste de l’instrumentiste peut aussi éventuellement, dans certains cas, constituer un véritable élément de contrepoint, à part entière, par rapport au texte musical lui-même. Il en est ainsi dans la pièce de Pascal DUSAPIN, Invece (1991) dont le compositeur nous dit :“ ‘Invece est une partition très rythmique, d'une facture assez hérissante de prime abord pour l'instrumentiste car tous les coups d'archet sont notés le plus souvent a contrario’ ‘ 422 ’ ‘, comme un véritable paramètre polyphonique. Son exécution en fait alors une chose autant à voir qu'à entendre. Ce carcan, cette domination de l'écriture sur le réflexe instrumental donne la vraie allure dynamique à la pièce. ’” Il s’agit donc bien ici d’un contrepoint d’ordre visuel donné à la partition sonore, phénomène qui nous rappelle l’importance de l’aspect visuel dans l’exécution d’une œuvre pour instrument solo.
Lire à ce sujet l’article de DELUME, Caroline, “ Matériau et geste instrumental dans l'œuvre de Lachenmann ”, Les Cahiers du C.I.R.E.M. n°26-27, mars 1993, p.126 : “ Il convient de donner des exemples de la façon dont Lachenmann dissocie les éléments du jeu instrumental. Il décompose le geste instrumental en plusieurs actions qu'il peut décaler de multiples manières. Là où le jeu s'appuie sur la coordination d'un geste d'excitation du son avec un geste de structuration des hauteurs, il sépare les actions et expérimente des contrepoints gestuels. [...] Pour les instruments à cordes, les rôles de chaque main peuvent devenir autonomes.
Dans Pression pour un violoncelliste, la notation sépare les actions de main gauche et de main droite : la partition donne graphiquement les parcours de l'archet (partie supérieure), des doigts de la main gauche sur la touche, etc... La notation des hauteurs sur portée est exclue. ”
C’est d’ailleurs ce qui justifie le titre de l’œuvre qui signifie en italien “ au contraire de ”. Voir à ce sujet le commentaire du compositeur donné dans l’Annexe n°3.