C - Evolution vers une polyphonie réelle

1 - Par un usage intense des doubles cordes et accords

Même si BACH faisait déjà usage des doubles cordes, voire des accords, dans ses Six Suites pour violoncelle solo, on l’a vu, celui-ci restait cependant assez limité et plutôt ponctuel. Le développement de la technique instrumentale tout au long du XIXème siècle va déjà en favoriser un emploi beaucoup plus généralisé, avec en particulier des passages entiers écrits en doubles cordes successives, et c’est sur la base de cette technique déjà solidement implantée que les compositeurs du XXème siècle vont faire preuve d’une demande de plus en plus importante dans ce domaine, exigeant des instrumentistes un travail toujours plus intense pour parvenir à vaincre des obstacles toujours inhérents à l’instrument lui-même.

Dès le début du siècle, cette évolution est clairement établie dans les œuvres de REGER et KODALY avec des passages entièrement écrits en successions de tierces ou sixtes :

Exemple n°119 : M. REGER,
Exemple n°119 : M. REGER, Suite 1, 2ème mvt, Adagio, mes.1 à 4.

Copyright 1915 by Simrock.

ou des séries d’accords de quatre sons en succession directe :

Exemple n°120 : Z. KODALY,
Exemple n°120 : Z. KODALY, Sonate op.8, 1er mvt, mes.146 à 150.

Copyright 1921 by Universal Edition. Copyright renewed 1948. Copyright assigned 1952 to Universal Edition Ltd., London, U.E. 6650. Reproduit avec l'aimable autorisation des éditeurs.

Mais si ces œuvres relèvent plutôt d’une écriture d’essence harmonique, on peut reconnaître aussi chez d’autres compositeurs, et dans des œuvres où l’écriture contrapuntique domine, des exemples tout à fait significatifs d’une exploitation très poussée de ces possibilités de polyphonie réelle. Ciaccona, Intermezzo e Adagio (1945) de Luigi DALLAPICCOLA donne ainsi un très bel exemple de contrepoint en doubles, triples et quadruples cordes qui, même s’il n’est pas très aisé à exécuter 426 , rend véritablement compte sur le plan sonore de la superposition des voix. Il s’agit en l’occurrence d’un canon avec cinq entrées du motif, par mouvement droit et contraire :

Exemple n°121 : L. DALLAPICCOLA,
Exemple n°121 : L. DALLAPICCOLA, Ciaccona, Intermezzo e Adagio, mes.240 à 247.

Copyright 1957 by Universal-Edition, Wien, U.E. 11686. Reproduit avec l'aimable autorisation des éditeurs.

Chez les compositeurs de la seconde moitié du siècle, les exigences en matière de polyphonie réelle peuvent atteindre des degrés extrêmes de difficulté dans la réalisation instrumentale qui confinent d’ailleurs parfois à l’utopie. La fin de Nomos alpha (1965) de XENAKIS en est un exemple célèbre. La dernière section de cette œuvre (interphase 6) commence en effet sur deux gammes écrites par mouvement contraire, qui se déroulent simultanément dans des métriques différentes et avec une évolution dynamique opposée, aboutissant, de par la scordatura de la quatrième corde à l’octave inférieure (Do0) et l’exploitation des harmoniques suraigues (Ré7), à la mise en regard d’un ambitus de plus de sept octaves :

Exemple n°122 : I. XENAKIS,
Exemple n°122 : I. XENAKIS, Nomos alpha, interphase 6.

Copyright 1967 by Boosey & Hawkes, B.& H. 19617.

Même les plus grands interprètes ont dû faire le constat de l’impossibilité de la réalisation de ce passage et seules les techniques d'enregistrement ont permis de faire entendre de manière exacte l'idée du compositeur. 427

La première pièce de DUSAPIN, Incisa (1982) est, elle, presqu’intégralement écrite en doubles cordes. Son jeu polyphonique associé à l’écriture micro-tonale (quarts et même huitièmes de ton) d’une part, et à la grande minutie des profils dynamiques indiqués par le compositeur 428 en rend l’exécution extrêmement délicate. 429 Dans le passage suivant, il est aussi demandé à l’interprète de réaliser un profil dynamique différent sur chacune des deux voix 430 :

Exemple n°123 : P. DUSAPIN,
Exemple n°123 : P. DUSAPIN, Incisa, mes.40 à 42.

Copyright 1982 by Editions Salabert, Paris, E.A.S. 17 721. Reproduit avec l'aimable autorisation des éditeurs.

Certains compositeurs n’hésitent pas non plus à demander un jeu simultané sur trois cordes, là encore sorte d’utopie pour laquelle l’instrumentiste doit trouver des solutions de compromis. C’est le cas de ce passage d’Elemental IV (1984) d’Akira TAMBA où les cordes II, III, IV doivent être jouées simultanément avec un effet de crescendo-decrescendo sur chacun des trois sons, la séquence étant répétée deux à trois fois :

Exemple n°124 : A. TAMBA,
Exemple n°124 : A. TAMBA, Elemental IV, p.2, 1er système.

Copyright 1985 by Editions Rideau-Rouge, Paris, R 2119 RC. Reproduit avec l'aimable autorisation des Editions DURAND.

Notes
426.

Rappelons que c’est Gaspard CASSADO, à qui l’œuvre est dédiée, qui en a édité la partition et qui donne ici, sur la portée supérieure, les indications d’exécution.

427.

Voir à ce sujet le texte du violoncelliste MEUNIER, Alain, “ Sur Nomos Alpha ”, Regards sur Iannis Xénakis, Paris, Stock-musique, 1981, p.254 : “ Nomos Alpha est une œuvre qui me fait mal, si j'y pense. Je sens mes doigts qui glissent sur les cordes, cela me brûle... Je me trouve vis-à-vis d'elle dans un état d'interdit. C'est pourquoi je la joue depuis peu de temps (1977) et je ne l'ai jamais travaillée avec Xénakis. Je l'ai d'abord connue par le disque et le concert. Mais lorsque j'ai eu la partition entre les mains, j'ai compris (on me l'a confirmé ensuite) que dans la version enregistrée par Penassou, la fin de l'œuvre avait été réalisée grâce à un montage : le mixage en simultané de deux lignes enregistrées en fait successivement. C'est bien cela qu'il faudrait entendre, mais c'est impossible à faire en concert. Il faut tendre vers une imposssible réunification : mais comme pour l'asymptote, elles ne se touchent pas. Il y a dans cette fin une espèce d'artifice dû à l'état dans lequel se trouve réduite la corde détendue où l'on joue la dernière note tremolo, avec un grand crescendo puis un decrescendo. Comme la corde n'est plus tendue, le son a tendance à monter un peu dans le crescendo, comme dans une vaine sollicitation, très symbolique de l'impossible dont est chargée cette fin. ”

Dans l’enregistrement CD, Grave GRCD 16, réalisé par Christophe ROY, le violoncelliste a renoncé cependant à un montage artificiel et justifie ainsi sa décision : “ J’ai tenu à enregistrer ma version de concert. D’autres versions discographiques ont été réalisées en deux prises, par la suite “ superposées ”. Cela renforçait l’abstraction induite par ce moment. J’ai choisi d’arpéger et de faire entendre les voix l’une après l’autre quand il était impossible de les jouer simultanément. J’aime la prise de risque visible que ce choix d’interprétation réclame. ”

428.

Le compositeur a encore jugé utile de préciser dans sa note d’introduction : “ Les indications d’intensités et leurs profils doivent être scrupuleusement respectés ainsi que l’intonation des micro-intervalles. ”

429.

On remarquera d’ailleurs que c’est la seule des trois pièces pour violoncelle solo de DUSAPIN à n’avoir pas été enregistrée.

430.

Le compositeur souligne à cet endroit : “ Toujours bien respecter les profils dynamiques en variant la pression de l’archet sur chaque corde. ”