E - Un exemple d’écriture polyphonique portée aux limites de la réalisation humaine : Time and Motion Study II (1973-76) de Brian FERNEYHOUGH

Ce compositeur anglais, élève de Klaus HUBER, s’est affirmé dès la fin des années soixante comme le chantre de la complexité dans le domaine de l’écriture. 448 Son œuvre, Time and Motion Study II for solo cello with electronics (pour un violoncelliste chantant et un système électronique), créée en 1977 à Donaueschingen par le violoncelliste allemand Werner TAUBE, appartient à cette période d’affirmation d’un style personnel et en concrétise parfaitement tous les aspects. Elle synthétise incontestablement toutes les formes de polyphonie envisagées ci-dessus et porte à un paroxysme, non égalé au niveau de l’écriture et de la réalisation instrumentale, la multiplication de l’instrument solo. Il faut cependant remarquer que cette œuvre se situe aussi vraiment aux limites du répertoire que nous avons défini pour notre sujet, car trois assistants 449 sont ici nécessaires à la manipulation du dispositif.

Ces trois assistants sont, là encore, à considérer comme de véritables partenaires de musique de chambre dans la mesure où ils suivent le déroulement de l’œuvre partition en main afin de pouvoir synchroniser les différentes interventions de ce dispositif. Mais il est important de souligner aussi que, dans cette œuvre, aucun son n’est pré-enregistré avant l’exécution et que toutes les opérations de traitement électro-acoustique se déroulent donc en direct, ou en ‘’temps réel’’.

Comme l’a justement remarqué Philippe ALBERA, “ ‘l’idée musicale, chez Ferneyhough, est par essence polyphonique, elle contient d’emblée ses propres variations, ses propres commentaires et développements’ ” 450 et François NICOLAS relève que l’une des principales techniques d’écriture du compositeur est la superposition, dont “ ‘le but est d’engendrer une complexité linéaire par superposition de différentes couches le long d’un axe unique’. ” 451 Cette technique est tout à fait apparentée, dans son principe, à celle qui consiste “ ‘à simuler une polyphonie à l’intérieur d’une monodie en alternant les notes prélevées sur deux séquences mélodiques’ ” 452 telle que BACH l’a pratiquée dans ses œuvres pour instruments à archet solos.

La partition est parfaitement révélatrice du niveau de complexité polyphonique atteint dans cette œuvre. 453 Elle se compose de huit systèmes, qui supportent chacun, de haut en bas :

Les trois lignes inférieures ne sont plus destinées au violoncelliste lui-même, mais à ses assistants techniques qui manipulent le dispositif électronique. Il s’agit d’une part de la visualisation des deux systèmes de "boucles" qui interviennent à intervalle de 9’’ et 14’’, et d’autre part de l’indication de mise en route du magnétophone, qui enregistre dans un premier temps deux séquences jouées par le violoncelliste pour les restituer sur la fin de l’œuvre.

Exemple n°130 : B. FERNEYHOUGH,
Exemple n°130 : B. FERNEYHOUGH, Time & Motion Study II, p.16, 1er système.

Copyright 1978 by Hinrichsen Edition, Peters Edition Ltd., London, No. 7223. Reproduit avec l'aimable autorisation des éditeurs.

On constate qu’ici la polyphonie gestuelle est aussi portée à son niveau extrême, aux limites d’une réalisation humaine, voire même parfois au-delà du réalisable, et le corps de l’interprète est sollicité dans sa quasi-totalité :

Exemple n°131 : B. FERNEYHOUGH,
Exemple n°131 : B. FERNEYHOUGH, Time & Motion Study II, p.5, 1er système .

Copyright 1978 by Hinrichsen Edition, Peters Edition Ltd., London, No. 7223. Reproduit avec l'aimable autorisation des éditeurs.

Cette dissociation de l’instrumentiste ne concerne d’ailleurs pas uniquement son corps, mais aussi son mental, ses sentiments et émotions. C’est ainsi qu’on peut relever au deuxième système de la page 4, l’indication “ schizophrenic : L.H. hysterical, R.H. as though sleepwalking ” [schizophrénique : la main gauche hystérique, la main droite comme si on marchait en dormant]. Le compositeur impose donc bien au violoncelliste un véritable dédoublement de sa personnalité.

Outre la polyphonie déjà très complexe réalisée sur le seul instrument, l’électronique va bien sûr encore considérablement augmenter les facteurs de multiplication, par la superposition, à cette couche temporelle du présent réalisée par le jeu instrumental en direct, d’autres couches temporelles, issues soit d’un passé immédiat (par l’intermédiaire de la réinjection des deux boucles avec délais), soit d’un passé plus ancien (lorsque le magnétophone 3 rediffuse les séquences enregistrées au début dans la séquence “ Gran’Adagio ”, constituant ainsi une véritable “ mémoire ” de l’œuvre). L’amplification de sons parfois très ténus captés par les micros de contact placés sur l’instrument et sur la gorge du violoncelliste va aussi contribuer à renforcer la polyphonie en mettant sur un pied d’égalité des sons infimes avec le jeu instrumental “ traditionnel ” (c’est-à-dire jeu de l’archet sur les cordes ou pizzicato).

La polyphonie de timbres est, bien entendu, aussi constamment présente dans cette œuvre, suggérant une véritable multiplicité instrumentale, comme le souligne Claudy MALHERBE dans son analyse : “ ‘Si le violoncelle reste primordial, [...], plusieurs autres instruments surgissent de manière plus ou moins explicitée :’

Pour Philippe ALBERA, chez Brian FERNEYHOUGH, la complexité “ a sa source dans une expressivité exacerbée, dont la forme s’apparente le plus souvent à un monologue où se jouent des forces contradictoires et extrêmes .” 458 C’est ce que l’on peut encore effectivement constater à travers les très riches et nombreuses annotations expressives qui jalonnent la partition de Time and Motion Study II, dont nous donnons ici quelques exemples issus des trois premières pages : Extremely nervous, but insistent ; exaggeratedly expressive and effete ; brilliantly superficial ; more flowing, wavelike ; more confident ; excessively mannered ... Ces indications expressives constituent d’ailleurs encore une sorte de contrepoint “ littéraire ”, au même titre que le contrepoint visuel évoqué plus haut à propos de la pièce Invece de Pascal DUSAPIN, et les contradictions qu’elles introduisent au sein même du contenu musical leur confèrent une fonction à part entière. 459

Cette polyphonie “ hypertrophique ” a pour conséquence ultime un caractère tout à fait spectaculaire de l’œuvre lors de son exécution en concert. 460 Comme le souligne Claudy MALHERBE, “ ‘l’interprète et l’instrument bardés de micros de contact - qui semblent autant d’électrodes -, les différents appareils qui entourent l’auditoire, font apparaître la situation saugrenue, dramatique... ’” 461 et cet aspect visuel contribue pour une part importante à l’expression et la ‘’représentation’’ du contenu dramatique de cette œuvre. 462 La partition elle-même, composées de 19 pages de grand format qui nécessitent d’être tournées fréquemment et très rapidement, participe encore de ce caractère spectaculaire. 463

Une œuvre comme Time & Motion Study II de FERNEYHOUGH représente bien évidemment un cas extrême de cette recherche polyphonique sur l’instrument solo et le recours à un dispositif aussi sophistiqué peut être interprété comme un geste ultime à valeur symbolique. Mais cette œuvre est cependant parfaitement emblématique d’une quête toujours plus exigeante des compositeurs par rapport aux possibilités offertes par le seul instrument et d’une volonté d’outrepasser par tous les moyens possibles, y compris ceux fournis par la technologie, les limites imposées par la facture instrumentale d’une part et les possibiltés humaines d’autre part.

Si cette quête d’une écriture polyphonique dans le cadre de la composition pour violoncelle seul se situe tout à fait dans la continuité d’une problématique déjà envisagée par les compositeurs du passé, et en particulier Jean-Sébastien BACH, il est en revanche une autre problématique qui, elle, appartient en propre aux compositeurs du XXème siècle, il s’agit de la nécessité d’adapter un instrument à de nouvelles orientations du langage. C’est cet aspect que nous chercherons à développer dans ce deuxième chapitre.

Notes
448.

Lire à ce sujet l’article de NICOLAS, Fançois, “ Eloge de la complexité ”, Entretemps n° 3, février 87, p.55 à 67. L’auteur y analyse les processus compositionnels de Brian FERNEYHOUGH qui conduisent à cette surenchère de la complexité dans ses œuvres, dont, en particulier, la superposition de différentes couches le long d’un axe unique et les grilles pré-compositionnelles qui fixent un nombre excessif de contraintes au départ de l’œuvre.

449.

Le compositeur indique qu’au moins deux assistants sont nécessaires pour la partie électronique, un troisième pouvant être utilisé pour réguler la balance générale. (cf. note sur plan du circuit électronique)

Voir aussi CARAT, Benjamin, “ Entrevue avec Pierre STRAUCH, violoncelliste Soliste de l’Ensemble Intercontemporain, A propos du violoncelle et du dispositif électro-acoustique ”, Paris, Cité de la Musique, 2 février 1998, p.3, où Pierre STRAUCH précise que la pièce nécessite “ trois personnes en plus du violoncelliste. Quatre personnes d’ailleurs passablement occupées, la plus occupée restant tout de même le violoncelliste. ”

450.

ALBERA, Philippe, “ Avant-propos ”, Contrechamps n°8, 1988, p.5.

451.

NICOLAS, François, “ Eloge de la complexité ”, Entretemps n° 3, février 87, p.59.

452.

NICOLAS, François, ibid., p.59.

453.

Cette hypercomplexité de la partition n’est d’ailleurs pas propre à cette œuvre en particulier, mais à toute l’œuvre du compositeur anglais. Cf. ALBERA, Philippe, “ Avant-propos ”, op. cit., p.5 : “ ... la difficulté de ses partitions, et plus particulièrement de sa notation, rebute bien des musiciens pourtant rompus au répertoire contemporain. L’accumulation des signes qui noircissent littéralement la page constitue un obstacle insurmontable pour certains : on désespère d’en venir à bout, et de matérialiser concrètement la précision presque maniaque d’une écriture dont la complexité absorbe le lecteur d’une façon vertigineuse. ”

Voir aussi NICOLAS, François, “ Eloge de la complexité ”, op. cit., p.64 : “ Pour Ferneyhough, il n’y a jamais que du multiple. Tout objet sur lequel il opère est toujours-déjà un multiple, c’est-à-dire un ensemble. [...] D’où une suraccumulation scripturale, nécessaire à cette approche du multiple. ”

454.

Le modulateur en anneaux fait interférer le son produit par la voix et celui du violoncelle. Il effectue la somme et la différence des fréquences qu’il reçoit d’où résulte un troisième son, très distordu, mais qui garde une parenté - surtout dynamique - avec les deux précédents.

455.

L’un des rares interprètes de cette œuvre, Pierre STRAUCH, écrit à ce sujet : “ Le moment où il écrit pour les 4 cordes, c’est un charmant jeu intellectuel, car au niveau de la réalisation... Même avec un excellent synthétiseur, on aurait du mal à faire ce qui est écrit. ” in MALHERBE, Claudy, “ Time & Motion Study II ”, Cahier Musique n°2 - Festival de La Rochelle, 1981, p.17.

456.

Le Ring-Modulator fait interférer le son de la voix et celui du violoncelle, produisant un troisième son très distordu qui est apparenté aux deux autres par sa dynamique.

457.

On remarquera le commentaire de Pierre STRAUCH en marge de l’analyse de Claudy MALHERBE, p.18 : “ Cette pièce est difficile car elle n’est pas seulement écrite, elle est instrumentée. ” Cf. MALHERBE, Claudy, “ Dossier Brian FERNEYHOUGH ”, Cahier Musique n°2 - Festival de La Rochelle, 1981, p.18.

458.

ALBERA, Philippe, “ Avant-propos ”, Contrechamps n°8, consacré à Brian FERNEYHOUGH, p.5.

459.

Cf. CARAT, Benjamin, “ Entrevue avec Pierre STRAUCH ”, op. cit., p.11 : “ C’est tout une poésie à part, avec un côté un peu Rabelaisien. Ce doit être très amusant de réunir toutes ces indications parce qu’il y a des choses absolument incroyables. Je crois que c’est quelqu’un qui a beaucoup d’humour. Je pense que là aussi il y a une polyphonie, une espèce de contrepoint par les indications par rapport à la réalité physique et psychologique du moment. Mais ce n’est pas toujours le cas ; au tout début par exemple, c’est pléonasmique : Extremely nervous, c’est facile, mais insistent, on ne peut qu’espérer y arriver. Parfois le décalage est un peu surréaliste, je crois qu’il joue beaucoup là-dessus. [...] C’est vrai que les indications sont un véritable poème. Par exemple : Like a fanfare (p.3, séquence Ib), ce n’est quand même pas un 4/4, de plus il écrit cela sur trois notes, c’est assez fabuleux. ”

460.

Même si le compositeur rejette ici la conception d’un “ théâtre musical ”, comme il le précise dans ses “ remarques préliminaires ” à la partition, dans le paragraphe 1).

461.

MALHERBE, Claudy, “ Time and Motion Study II ”, Cahier Musique n°2 - Festival de La Rochelle, 1981, p.20.

462.

FERNEYHOUGH avait prévu initialement comme sous-titre à cette partition : “ The Electric Chair Music ” [“ La chaise électrique musicale ”]. Il l’a ensuite abandonné en raison du caractère trop superficiel de l’image par rapport au contenu dramatique de l’œuvre.

463.

Pierre STRAUCH, violoncelliste à l’Ensemble Intercontemporain, interrogé à propos de cette œuvre qu’il est un des rares à avoir interprétée, explique : “ Il n’y a pas de solution, on se fait des panneaux gigantesques et on les fait voler partout autour de soi. Ce qui rajoute encore au côté hystérique. C’est difficile de faire des réductions de formats parce qu’il y a une foule d’informations, et on a quand même besoin d’en lire un certain nombre, même si on a mémorisé une partie des activités : il est nécessaire d’être réinformé. ” Cf. CARAT, Benjamin, “  Entretien avec Pierre STRAUCH ”, op. cit., p.15.