A - La scordatura, un enjeu capital pour ouvrir l’instrument à de nouvelles possibilités

1 - Rappels historiques

a - Origines

Ce procédé, qui consiste à modifier l'accord habituel d'une ou de plusieurs cordes d'un instrument, n’est en aucun cas une innovation propre au XXème siècle, et son existence remonte aux origines mêmes de l’instrument. On a conservé dans l’usage courant le terme italien pour le désigner, mais les compositeurs français des XVIIème et XVIIIème siècles parlaient, eux, de jeu “ à cordes ravallées ”ou “ à violon discordé ”,tandis que les Allemands utilisent encore aussi le terme de “ Verstimmung ” (dissonance, désaccord).

Cette pratique, qui trouve ses origines et se perpétue encore dans certaines musiques populaires, s’impose dans la musique savante au XVIème siècle avec le luth, dont les instrumentistes pouvaient baisser une ou plusieurs cordes par rapport au “ vieil ton ” traditionnel (sol, ut, fa, la, , sol) afin d’élargir l’étendue de l’instrument ou bien encore pour faciliter l’exécution de certaines pièces, en fonction de leur tonalité.

Au début du XVIIème siècle, ce procédé s’étend à d’autres instruments à cordes, en particulier au violon, et le premier compositeur à le pratiquer est le violoniste italien Biagio MARINI 465 en 1629, dans la deuxième sonate de son Opus 7 où la chanterelle est abaissée d’une tierce. Mais il est surtout utilisé par l’Ecole austro-allemande de la deuxième moitié du XVIIème siècle. Ainsi, le compositeur autrichien Heinrich Ignaz Franz von BIBER 466 use-t-il dans ses Mysterien-Sonaten de 14 scordaturas différentes. La scordatura est introduite beaucoup plus tardivement en France, et Michel CORRETTE 467 en présente plusieurs exemples dans sa Méthode de violon, L’Ecole d’Orphée de 1738.

En ce qui concerne plus précisément l’accord du violoncelle, il a connu une période d’“ instabilité ”, et les pièces pour violoncelle seul de la fin du XVIIème siècle que nous avons déjà eu l’occasion d’évoquer révèlent effectivement l’usage de plusieurs types d'accord comme, par exemple, à partir de la corde la plus grave, l'accord Sib-Fa-Do-Sol 468 utilisé par Domenico GALLI dans son Trattenimento musicale de 1691, Giovanni Battista VITALI dans ses Partite sopra diverse Suonate per il Violone e per il Violino ou Giuseppe COLOMBI dans sa Chiacona a Basso solo, ou bien encore l'accord Do-Sol--Sol auquel Domenico GABRIELLI a recours dans ses Ricercari de 1689. Gordon James KINNEY suggère même que les Ricercare op.1 de ANTONII (1687) auraient pu être joués sur un violoncelle à six cordes accordé comme la basse de viole, soit Do (ou selon la tonalité)-Sol-Do-Mi-La-.

Pour toutes ces œuvres, il est important de signaler que la notation des manuscrits donne les sons réels, c’est-à-dire tels qu’ils sonnent, indiquant par là-même, à cette époque, une certaine ‘’souplesse’’ de l’instrumentiste, capable de s’adapter à différents types d’accord, dans la mesure où il ne s’en est pas encore imposé un. Cela ne sera évidemment plus le cas lorsque commencera à se fixer au début du XVIIIème siècle l’accord par quintes ascendantes, à partir du Do1 pour la corde la plus grave.

Quoi qu'il en soit, il convient donc de remarquer que cette pratique de la scordatura correspond en réalité à une tradition fort ancienne, puisqu'elle remonte aux débuts de l'instrument, mais qu’elle a ensuite quasiment disparu pendant près de deux siècles, si ce n'est sa résurgence tout à fait remarquable vers 1720, dans le recueil des Six Suites pour violoncelle seul de J.S. BACH, où la Cinquième Suite en Do m. renoue avec l'accord des 7 Ricercari de D. GABRIELLI, Do-Sol--Sol.

Notes
465.

Né à Brescia en 1597 (?) et mort à Venise en 1655.

466.

Né à Wartenberg en 1644 et mort à Salzburg en 1704.

467.

Né à Rouen en 1709 et mort à Paris en 1795. Il a publié des Méthodes pour la plupart des instruments et est en particulier l’auteur d’une des premières Méthodes de violoncelle : Méthode théorique et pratique pour apprendre en peu de tems le violoncelle dans sa perfection op.24, Paris, 1741.

468.

Cet accord est d’ailleurs qualifié de "old Cello tuning" - vieil accord du violoncelle - par Elizabeth COWLING. Cf. COWLING, Elisabeth, The Cello, Londres, B.T. Batsford Ltd, 1ère éd. 1975, 2ème éd. révisée 1983, p.79.