b - La scordatura dans la Cinquième Suite en Ut m. de J.S. BACH

De toute évidence, la raison principale qui a motivé l’emploi d’une scordatura pour cette Cinquième Suite en Ut m., est une raison d’ordre technique, liée à la tonalité de Do m., pour laquelle la fréquence du Lab pose un problème de doigté. L’abaissement de la corde supérieure au Sol facilite en effet ainsi l’exécution de cette note en ‘’demi-position’’, c’est-à-dire sans avoir recours à un déplacement de la main comme c’est le cas pour un Lab joué sur la corde de , permettant par là-même aussi certains accords qui sont rendus impossibles sur un violoncelle accordé normalement, ainsi qu’une réalisation plus aisée des doubles cordes. 469 Une des conséquences importantes de cet emploi de la scordatura, est la couleur générale que confère cet abaissement d’un ton de la chanterelle, qui devient ainsi beaucoup moins brillante et sonore, ce qui a tendance à voiler l’ensemble de la sonorité 470 et contribue encore au caractère dramatique déjà contenu dans la tonalité. En revanche, le phénomène de vibration des cordes par sympathie et la mise en jeu de résonance des sons harmoniques partiels sont favorisés sur la tonique et la dominante du ton principal.

On sait, par ailleurs, que, comme bien d’autres recueils du compositeur, celui des Six Suites pour violoncelle seul constitue aussi, dans l’esprit de son auteur, une “ somme ” des possibilités de l’instrument solo et des difficultés techniques que l’instrumentiste doit être capable de surmonter. La scordatura, qui intervient pour la cinquième Suite de ce recueil, apparaît donc bien ici comme une étape supplémentaire dans cette progression. En effet, pour le violoncelliste déjà conditionné à la configuration par quintes qui commençait à s’imposer à l’époque de la composition de ces œuvres (c. 1720), l’accord requis ici est certainement déroutant, même si la notation de type “ transpositrice ”, que l’on peut constater sur le manuscrit d’Anna-Magdalena BACH 471 , vise à en faciliter l’exécution. Sur ce manuscrit, la Suite n°5 est désignée par l’indication Suitte discordable, et fait figurer clairement, avant le début du Prélude, l’accord de l’instrument : Do, Sol, , Sol.

Exemple n°132 : J.S. BACH,
Exemple n°132 : J.S. BACH, Suite V, Première page du manuscrit d’Anna-Magdalena BACH. Ce manuscrit est conservé à la Staatsbibliothek Preussischer Kulturbesitz de Berlin, sous la cote Mus. ms. Bach P 269. Il est par ailleurs reproduit en fac-simile aux éditions Bärenreiter, sous la désignation de “ source A ”, datée des environs de 1730, et est suivi de trois autres sources manuscrites : la “ source B ” est attribuée à Johann Peter KELLNER aux environs de 1726, les sources C et D sont de copistes inconnus et plus tardives (deuxième moitié du XVIIIème siècle).

Copyright 1991, Editions Bärenreiter ISBN 3-7618-1044-X. Reproduit avec l'aimable autorisation des éditeurs.

La partition est ensuite notée, pour tout ce qui est joué sur la corde supérieure, un ton au-dessus de la note réelle, afin que l’instrumentiste conserve la position de main et les doigtés auxquels il est habitué. Il est cependant troublant de noter que, parmi les trois autres sources manuscrites du XVIIIème siècle 473 , celle attribuée à un élève de BACH, Johann Peter KELLNER, chronologiquement la plus proche apparemment de la composition de l’œuvre, puisque située aux environs de 1726, ne tient pas compte de la scordatura et restitue l’ensemble de l’œuvre dans une notation en sons réels. Ceci peut soulever quelques questions sur les intentions de BACH et les pratiques de l’époque concernant cette Suite.

Le même problème se pose d’ailleurs à nouveau lorsque l’on examine les éditions qui se sont succédées depuis la publication de l’œuvre en 1825, et plus précisément celles parues au XXème siècle. On est alors en présence de trois cas :

  1. - la partition reproduit la notation transpositrice de la copie d’Anna-Magdalena BACH (cf. Diran ALEXANIAN, qui donne d’ailleurs dans la Préface de l’ouvrage le fac-simile du manuscrit d’A.M. BACH)
  2. - la partition ne fait aucune allusion à la scordatura originale et note l’ensemble de l’œuvre en sons réels, conformément au manuscrit de J.P. KELLNER (cf. Paul TORTELIER), ce qui rend l’exécution de cette œuvre particulièrement difficile et nécessite certains aménagements en ce qui concerne les accords figurant dans le manuscrit original.
  3. - la partition donne les deux versions superposées : l’une avec l’écriture transpositrice pour la scordatura d’une part, et l’autre avec la notation en sons réels pour un violoncelle accordé normalement (cf. Fernand POLLAIN), ce qui a le mérite de permettre une exécution plus aisée pour les doigtés avec la scordatura, tout en ayant toujours clairement à l’esprit la manière dont cela doit sonner.

Les différents problèmes soulevés par cette scordatura vont d’ailleurs faire s’affronter de nos jours deux points de vue opposés sur le plan de l’interprétation de cette Suite pour violoncelle seul: les défenseurs d’une certaine ‘’authenticité’’, qui visent à faire sonner l'instrument au plus près de ce que BACH semblait rechercher en pratiquant la scordatura, et les partisans de faire sonner au mieux l’instrument dans sa forme moderne, qui rejettent la scordatura considérée comme un véritable obstacle. 474 On peut mesurer à travers tout ce qui vient d’être dit comment une transformation de ce type, qui peut apparaître comme mineure aux yeux de certains, est en réalité lourde de conséquences. C’est probablement ce qui a fait oublier cette pratique pendant près de deux siècles, mais l’ouverture importante que constitue ce procédé va apparaître clairement aux yeux des compositeurs de notre siècle et favoriser son réemploi dans les compositions pour violoncelle seul du XXème siècle.

Notes
469.

On peut signaler que pour des raisons similaires de difficultés de doigtés par rapport à la tonalité de MIb M. de la Quatrième Suite, la violoncelliste Reine FLACHOT utilise une scordatura des deux cordes supérieures élevées chacune d’un demi-ton (Sib, Mib). [Cité par Jacques WIEDERKER, Le violoncelle contemporain, op. cit., p.56]

470.

Jacques WIEDERKER remarque par ailleurs à juste titre que “ la moins forte tension de la chanterelle amène une plus grande égalité de sonorité dans les accords et les changements de cordes (bariolages sur deux cordes chers à cet auteur) ”. Cf. WIEDERKER, Jacques, Le violoncelle contemporain, op. cit., p.52.

471.

Il faut rappeler ici qu’il n’existe pas de manuscrit autographe de ces Six Suites pour violoncelle seul de BACH.

472.

Ce manuscrit est conservé à la Staatsbibliothek Preussischer Kulturbesitz de Berlin, sous la cote Mus. ms. Bach P 269. Il est par ailleurs reproduit en fac-simile aux éditions Bärenreiter, sous la désignation de “ source A ”, datée des environs de 1730, et est suivi de trois autres sources manuscrites : la “ source B ” est attribuée à Johann Peter KELLNER aux environs de 1726, les sources C et D sont de copistes inconnus et plus tardives (deuxième moitié du XVIIIème siècle).

473.

Cf. Annexe n°5.

474.

Aux problèmes de lecture et de réalisation évoqués plus haut, s’ajoute effectivement un problème physique d’instabilité de l’instrument qui est soumis habituellement à un autre équilibre de la tension des quatre cordes, et qui, lorsque l’on détend la corde supérieure (ou toute autre corde d’ailleurs) ne maintient pas correctement ce nouvel accord. Certains violoncellistes (J.G. KINNEY, Arto NORAS ...) préconisent pour cette raison d’utiliser un instrument différent pour jouer cette Cinquième Suite, instrument préalablement stabilisé dans cette scordatura.