2 - La scordatura dans les œuvres pour violoncelle seul du XXème siècle

Même si on a pu constater qu’il existait une tradition de cette pratique remontant aux origines mêmes du développement de l'instrument, et trouvant son aboutissement dans la Cinquième Suite de BACH, la modernité de cette technique se situe bien dans le principe de rupture qu'elle introduit par rapport à l'usage habituel, qui s'est imposé pendant plus de deux siècles, d’un instrument dont la nature structurelle fonctionnant par quintes était en liaison avec le langage tonal alors en vigueur.

A partir des partitions connues de nous et des renseignements techniques fournis par le catalogue de Donald HOMUTH, nous avons cherché à établir un tableau des œuvres pour violoncelle seul du XXème siècle qui font appel à la scordatura. Celui-ci n’a bien entendu aucune prétention à l’exhaustivité, mais il permet de mesurer l’importance du phénomène et sa progression dans le temps. Dans les cas où cela nous était possible, nous avons voulu en outre faire figurer avec précision le nouvel accord demandé, afin de mettre en évidence l’extrême diversité des solutions, toujours pensées en relation très étroite avec les caractéristiques de composition de l’œuvre, et nous avons souligné, dans notre tableau, la (ou les) corde(s) qui subissent une modification par rapport à l'accord habituel. Pour les œuvres dont nous ne connaissons pas précisément le nouvel accord, nous avons eu recours aux points d’interrogation.

Tableau chronologique des œuvres faisant appel à la scordatura
Compositeur Œuvre Date 1ère 2ème 3ème  
KODALY Zoltan Capriccio 1915 La Sol  
KODALY Zoltan Sonate op.8 1915 La Fa#  
SCELSI Giacinto Ygghur 1°mvt 1965 Sib Réb Sib  
2°et 3°mvt   Si Si  
XENAKIS Iannis Nomos alpha 1965 La Sol  
HEKSTER Walter Sonata n°2 1967 ? ? ?  
LACHENMANN Helmut Pression 1969 Fa Réb Sol  
BRAUN Gerhard Portrait III 1970 ? ? ? ?
BOZAY Attila Formazioni 1971 La Sol Sol (8 va )
LECHNER Konrad Drei kleine Stücke 1971 La Sol Si
LOUVIER Alain In memoriam(J.P. Guézec) 1971 Mi+1/6t Mi Do+1/6t Do
OKASAKA Keiki Komposition’’A’’ 1971 La La Do
QUATREFAGES Robert Phantasmata 1972 Sol + 1/4t Sol Fa + 3/4t Lab
DUTILLEUX Henri Trois Strophes 1976/1982 La Fa# Sib
FERNEYHOUGH Brian Time and Motion Study II 1976 La Mib La (fin)
SEGERSTAM Leif Epitaph n°1(scordatura en cours d’exécution) 1977 ? ? ? ?
SCULTHORPE Peter Requiem for 'cello alone' 1979 La Sol Sib
BORSODY Laszlo Alone 1980 ? ? ? ?
KANACH Sharon Va 1980 La Do Sol Do
AMY Gilbert Quasi scherzando 1981 La Sol Sib
ANDRIESSEN Louis La Voce 1981 La La Sol Do
LEJET Edith Volubilis 1981 La Sol Si (début)
MACBRIDE David Plainsong 1981 ? Sol Do
KANACH Sharon Stone 3 1982 Ré + ¾ # Sol Mi + 1/4# Do#
    (avec changement des cordes habituelles : DO SOL SOL DO)
SHAPEY Ralph Piece for cello Joel’s Soli 1983 La Sol La
SUSLIN Viktor Chanson contre raison 1984 La Sol Si
UITTI Frances-M. Ricercare 1984 ? ? ? ?
HOSOKAWA Toshio Sen II 1986 La Sol La
GLAUS Daniel In hora mortis I 1987 ? ? ? ?
LOSONCZY Andor Scordatura(1988) ? ? ? ?  
SCHNITTKE Alfred Klingende Buchstaben 1988 La Sol / Mib Do / Sol#
HARVEY Jonathan Three Sketches 1989(avec changement de la corde de SOL en RE) 1989 La Ré. Do
    n°2   Ré -1/5t Do  
    n°3     Do Sib
BAYER Francis Perspectives 1991 La Sol Do  
            8 va bassa(fin)  
PILEGGI Antonio Canzone in otto madrigali 1991 La Lab Do  
SAARIAHO Kaija Spins and Spells 1996 La Do# Sol Sib  
TREILLE Prélude ? La La Do  

La première réapparition de la scordatura au XXème siècle, dans le cadre du répertoire pour violoncelle solo, se trouve donc dans les deux œuvres que Zoltan KODALY compose en 1915 : le Capriccio et la Sonate op.8 . Mais il semble bien qu'il faille attendre les années 60 pour voir vraiment se développer un peu cette pratique dans notre répertoire avec Ygghur (1965), troisième pièce de Trilogiade Giacinto SCELSI, Nomos alpha (1965) de Iannis XENAKIS ou encore Pression für einen Cellisten (1969) de Helmut LACHENMANN.

L’une des principales motivations pour le recours à cette pratique reste sans aucun doute liée à des préoccupations harmoniques. Par ailleurs, les compositeurs du XXème siècle sont aussi avides d’un élargissement du registre de l'instrument , en particulier par l'approfondissement du grave, qui n’est rendu possible que par le relâchement de la tension de la quatrième corde. On peut remarquer à ce propos que la plus grande majorité des scordaturas pratiquées au XXème siècle concerne les cordes graves, contrairement à l’œuvre de BACH qui touchait, elle, à la chanterelle. Les modifications apportées au timbre par la mise en jeu de nouvelles résonances harmoniques, conséquences indirectes de la scordatura, vont cependant aussi être parfois sciemment recherchées par les compositeurs. Dans certains cas, enfin, la scordatura peut être le reflet d'une volonté délibérée du compositeur de s'opposer à toute connotation liée au langage tonal.