a - Scordatura motivée par l’harmonie

Nous avons déjà montré comment la scordatura adoptée par KODALY dans sa Sonate op.8 était justifiée par la tonalité principale de l’œuvre, Si m., permettant l’accès à la tonique dans le registre le plus grave et des accords ou bariolages sur quatre cordes, impossibles avec un accord traditionnel. Mais l’œuvre de KODALY était encore inscrite dans un langage tonal, et il est certain que l’abandon de la tonalité va entraîner une nécessité encore plus grande de cette transformation de la structure de l’instrument. Ainsi, dans le cas des Trois Strophes sur le nom de Sacher (1976-82) d’Henri DUTILLEUX, l’abaissement des deux cordes graves au Sib et au Fa# trouve son entière justification dans l’harmonie-même de la pièce. Cette quinte augmentée constitue en effet le fondement de l’accord-pivot qui structure l’ensemble de l’œuvre, donnant à la première des trois Strophes sa dimension polyphonique, nourrissant mélodiquement la seconde et resurgissant par "bouffées" dans la troisième. Cet accord s’élabore progressivement, au fur et à mesure de la première strophe, jusqu’à inclure neuf sons, dont une partie est d’ailleurs issue du motif Sacher. 475 Quant à la quinte augmentée sur laquelle il prend appui, elle lui confère sa nature foncièrement atonale, au même titre que le triton mélodique qui ouvre le motif Sacher :

Exemple n°133 : H. DUTILLEUX,
Exemple n°133 : H. DUTILLEUX, Trois Strophes sur le nom de Sacher, évolution de l’accord-pivot dans la première strophe.

Généralement traité de manière harmonique tout au long de cette strophe, et avec des modes de jeu plutôt percussifs (col legno ou pizzicato), son appui sur les deux cordes à vide graves en facilite bien entendu l’exécution et permet plus aisément une polyphonie à quatre voix. Si cette fonction proprement harmonique de l’intervalle de quinte augmentée Sib-Fa# fourni par la scordatura demeure encore dans le second mouvement, du fait de l’exploitation du matériau issu de l’accord-pivot, l’abaissement de la quatrième corde au ton inférieur prend en outre toute sa signification par l’approfondissement qu’elle apporte au registre grave largement sollicité dans cette sombre et douloureuse plainte.

Dans de nombreuses pièces, la scordatura sera ainsi encore principalement motivée par des conditions harmoniques spécifiques, qui engendreraient une exécution très délicate, voire dans certains cas irréalisable, sur un instrument accordé de manière traditionnelle. Cela est tout particulièrement évident pour les œuvres qui adoptent une scordatura en micro-intervalles, comme, par exemple In memoriam Jean-Pierre Guézec (1971) d’Alain LOUVIER, où il est demandé d’accorder les première et troisième cordes respectivement sur les mêmes notes que les deuxième et quatrième cordes (soit Mi2 et Do1) élevées d’un sixième de ton. 476 L’univers harmonique micro-tonal est ainsi d’emblée défini et se réalise aisément dans le jeu alterné ou, plus fréquemment d’ailleurs simultané, sur deux cordes consécutives.

Notes
475.

Cf. Première Partie, Chapitre III.

476.

Il est à noter d’ailleurs que le compositeur suggère, pour une plus grande facilité d’exécution, et en raison des passages importants joués à l’unisson sur les cordes I et II, d’abaisser la première corde au Ré# afin de pouvoir utiliser un doigté de sixte plutôt que celui de quinte qui est particulièrement malhabile.