b - Volonté d’élargir l’ambitus

Cette volonté d’élargir l’ambitus ne constitue jamais une seule et unique motivation, car elle est en réalité indissociable des modifications de timbres qui l’accompagnent, mais elle peut cependant apparaître comme la motivation première de l’emploi d’une scordatura, comme cela semble être le cas dans l’œuvre de XENAKIS, Nomos alpha (1965). En effet, dans cette œuvre, le compositeur parvient sans aucun doute, par le biais de la corde la plus grave détendue à l'octave inférieure (Do1 abaissé au Do0) 477 , à un "record" de l'ambitus maximum jamais atteint avec cet instrument, d’ailleurs encore élargi par l'emploi des harmoniques suraigus, et qui se concrétise, au moins de manière théorique (!), à l'extrême fin de l'œuvre (cf. Exemple n°122). Dans cette œuvre, il convient cependant de signaler que la scordatura, qui concerne uniquement la quatrième corde 478 , n'est pas permanente : elle n'est en effet pratiquée que sur certaines séquences - les interphases - librement composées, sans le recours à la combinatoire qui caractérise la conception d’ensemble de cette œuvre. 479 Ces séquences apportent des moments de stabilité, après des sections constituées d'une succession de gestes instrumentaux extrêmement fragmentée, et elles établissent un lien de continuité. Mais cette scordatura intermittente pose cependant un réel problème dans sa réalisation matérielle, puisqu'aucun temps de silence n'est prévu entre les différentes sections pour permettre le réaccord de l'instrument et qu’il faut une grande habileté et habitude pour obtenir ce nouvel accord d’un seul geste, alors même que la section suivante semble devoir s’enchaîner sans aucune interruption. Cet aspect fait partie des nombreuses impossibilités contenues dans cette partition qui en font en même temps le charme mais par ailleurs rendent l’exécution directe en récital de cette pièce si rarissime.

Tout au long de la pièce le compositeur joue avec efficacité sur les possibilités de contrastes offertes par cet ambitus démesuré. Dans l’interphase 2 (dernier système de la p.3), l’abaissement de la quatrième corde à l’octave inférieure permet déjà une mise en opposition simultanée des deux registres extrêmes. La fin de la séquence procède à des effets de glissando réalisés par une tension progressive de la corde au moyen de la cheville. L’interphase 3 (2ème système de la p.5) se situe, elle, intégralement dans le registre extrême grave, et établit ainsi une sorte de pendant à l’interphase 1 qui faisait entendre uniquement des harmoniques dans l’extrême aigu. Cette interphase 3 s’achève d’ailleurs sur ce Do0 répété avec des effets de dynamique (cresc. f decresc.) qui accentuent le timbre mat de la corde détendue et produisent des grondements très sourds. Dans l’interphase 5 (4ème système de la p.7), à nouveau située dans le grave, en opposition avec la précédente (interphase 4, 3ème système de la p.6), la quatrième corde n’est abaissée qu’au La#. Elle commence sur une dissonance de septième mineure donnée par les deux cordes inférieures à vide et se résout dans l’octave du La# en doubles cordes, après avoir effectué au centre une série de battements entre ces deux cordes par fluctuations micro-intervalliques de la quatrième corde. Quant à l’interphase 6 qui conclut l’œuvre, elle se présente comme une synthèse de toutes les contradictions et les limites repoussées des possibilités instrumentales. La mise en opposition simultanée des deux registres extrêmes est ici renforcée par les mouvements en éventail des gammes par mouvement contraire 480 et aboutit au creusement maximum de l’ambitus, c’est-à-dire sept octaves et un ton entre le Do0 et le Ré7 joué en harmonique (3ème mesure du dernier système de la p.8). Le violoncelliste Alain MEUNIER accorde à ce passage une valeur toute symbolique : “ ‘Comme la corde n'est plus tendue, le son a tendance à monter un peu dans le crescendo, comme dans une vaine sollicitation, très symbolique de l'impossible dont est chargée cette fin.’ ” 481

La scordatura dans cette œuvre de XENAKIS paraît donc bien avoir pour principale fonction d’élargir à son maximum l’ambitus de l’instrument, contribuant bien sûr aussi à en renouveler considérablement la sonorité, au même titre que la multitude de modes de jeu imaginés par le compositeur dans cette pièce considérée comme révolutionnaire non seulement à l’époque de sa création, mais encore de nos jours.

Notes
477.

Dans l’une des séquences, l’interphase n°5, la quatrième corde n’est abaissée qu’au La#0 au lieu du Do0.

478.

Le compositeur préconise d’ailleurs l’usage d’une corde de Do en boyau.

479.

Pour une analyse détaillée de cet aspect, voir MATOSSIAN, Nouritza, Iannis Xénakis, Paris, Fayard/Sacem, 1981, p.227 à 237.

480.

Cf. Commentaire du violoncelliste russe Ivan MONIGHETTI, in Regards sur Iannis Xénakis, op. cit., p.252 : “ L'exécutant doit s'éclater en deux pour essayer de jouer simultanément ces deux lignes qui s'écartent l'une de l'autre. ”

481.

MEUNIER, Alain, in Regards sur Iannis Xénakis, op. cit., p.254.