c - Modification du timbre

Dans la pièce de Giacinto SCELSI, Ygghur (3ème du cycle intitulé Trilogia), composée en 1965, les scordaturas , différentes entre le premier mouvement et les deuxième et troisième mouvements, introduisent des modifications importantes de la tension des cordes (en particulier de la troisième corde qui est d’abord élevée à la tierce mineure supérieure - Sib1, puis à la tierce majeure supérieure - Si1) et donc de tout l’équilibre de l’instrument. La scordatura employée dans le premier mouvement (Réb1-Sib1-Réb2-Sib2), démontre une volonté de réduire l'univers des sons, tout à fait significative de la pensée de SCELSI en quête d'une recherche fondamentale d'unité qui le conduit à se concentrer sur l'exploration d'un son unique. 482 Cette scordatura permet en effet de produire des unissons et octaves entre deux ou trois cordes et de jouer ainsi sur la proximité des sons, à distance de quart de ton, pour générer des battements qui constituent un apport timbrique et donnent une épaisseur au son. D'autres paramètres contribuent aussi à donner cette profondeur au son, troisième dimension dans cette autre quête du compositeur, la “ sphéricité ” du son 483 : ainsi le vibrato exigé sur certaines notes et l'utilisation des harmoniques 3 et 5 des sons fondamentaux, respectivement Lab et Fa pour la fondamentale Réb et Sol moins 1/4 de ton et Mi moins 1/4 de ton pour la fondamentale Do moins 1/4 de ton. La pièce culmine quasi forte à la mesure 105 sur un unisson des cordes II et III sur le Do moins 1/4 de ton joué en triolets puis quintolets de notes répétées staccato, puis se résout dans le même unisson de notes tenues dont le timbre est encore différencié par le vibrato de l'une d'elles.

Exemple n°134 : G. SCELSI,
Exemple n°134 : G. SCELSI, Ygghur, 1er mvt, mes.133 à138.

Copyright 1985 by Editions Salabert, Paris, E.A.S. 18290. Reproduit avec l'aimable autorisation des éditeurs.

Dans les deux autres mouvements, la scordatura est quelque peu différente : Do#-Si--Si, mettant en valeur l’harmonique 7 (Si) de la note fondamentale (Do#). Le deuxième mouvement est entièrement centré sur ce son Si, seule note doigtée puisque jouée sur la deuxième corde (de ) et ponctuellement brodé par glissando au quart de ton supérieur (Do moins ¼ de ton). Ce Si est constamment présent au centre d’une polyphonie à trois voix par sa tenue sur la deuxième corde alors que les autres voix font entendre des harmoniques issus des cordes à vide I, III et IV, et associés à divers effets de percussion, qui réalisent cette dimension sphérique du son. Quant au troisième mouvement, il repose sur une tension établie dès le début par la superposition du son fondamental Do# (ou de ses harmoniques d’octave) et du Si situé lui aussi sur différents registres. Cette tension est exacerbée tout au long du mouvement par des fluctuations de micro-intervalles, jusqu’à une résolution dans l’harmonie de tierce introduite par l’arrivée du La# (mes.77-85) puis une dissolution sur cette note seule dans la nuance pppp et le jeu sulla tastiera.

La scordatura se révèle être donc pour SCELSI un moyen qui permet de se concentrer sur l’écoute du son unique et de mettre en valeur cette “ dimension sphérique ” du son. Les phénomènes de résonance harmonique, qui sont au centre du processus compositionnel de ce compositeur, et que la scordatura contribue à favoriser, entrent pour une large part dans cette recherche autour du timbre.

Si chez SCELSI la motivation principale qui a déterminé l’emploi de la scordatura est sans aucun doute le travail effectué sur le timbre, il faut bien sûr préciser par ailleurs que dans tous les cas de recours à la scordatura, il y a modification du timbre général de l’instrument. En effet, d’une part la tension ou la détente d’une des cordes en transforme nécessairement sa réaction et donc aussi sa sonorité individuelle, et d’autre part, comme on vient de le voir, l’équilibre général de l’instrument et l’ensemble des phénomènes de résonance est aussi bouleversé.

Mais chez certains compositeurs, les problèmes acoustiques et sonores ne paraissent pas avoir été vraiment prioritaires pour déterminer l’emploi de la scordatura, et des raisons plus esthétiques ou philosophiques semblent bien en être plutôt à l’origine, comme nous allons le voir tout de suite.

Notes
482.

Selon Hans Rudolf ZELLER, les compositions pour instrument solo ont constitué pour SCELSI une véritable préparation à cette concentration sur le son unique. (cf. L’Ensemble dei ‘soli’, in Giacinto Scelsi, Nuova Consonanza, Roma, 1983. Cité par DONALDSON, Sheonagh, La dualité dans les pièces pour violoncelle seul depuis 1945, op. cit., p.20)

483.

SCELSI, Giacinto, Son et musique, Rome, Le Parole Gelate, 1981 : “ ... le son est sphérique, mais en l’écoutant, il nous semble posséder seulement deux dimensions : hauteur et durée - la troisième, la profondeur, nous savons qu’elle existe, mais dans un certain sens elle nous échappe. Les harmoniques supérieures et inférieures (qu’on entend moins) nous donnent parfois l’impression d’un son plus vaste et complexe autre que celui de la durée ou de la hauteur, mais il nous est difficile d’en percevoir la complexité... on n’a pas réussi à échapper aux deux dimensions, durée et hauteur, et à donner l’impression de la réelle dimension sphérique du son. ”

[cité par DONALDSON, Sheonagh, La dualité dans les pièces pour violoncelle seul depuis 1945, op. cit., p.22]