d - Volonté de ‘’pervertir’’ l’instrument

Ainsi, dans l'œuvre de LACHENMANN, Pression, l'emploi de la scordatura est parfaitement significatif de toute la pensée du compositeur et nous révèle d'emblée sa volonté délibérée de détourner l'instrument de son jeu traditionnel 484 , ce qui sera confirmé tout au long de la pièce par les techniques de jeu employées et par les lieux mêmes de l'instrument qui sont exploités (emplacements inhabituels tels que l’archet sous les cordes ou sur la paroi du chevalet, production de sons par frottement des doigts le long de l’archet ...).

L'accord défini ici est le suivant : Lab0-Sol1-Réb2-Fa2 485 , ce qui bouleverse assez considérablement l'accord habituellement pratiqué, puisque seule la troisième corde conserve sa hauteur. On s’aperçoit surtout, à travers ce nouvel accord, que le compositeur a, avant tout, cherché à détruire radicalement le rapport traditionnel de quintes qui est la base même de l’instrument et bien entendu aussi le vestige de son lien avec le monde tonal ; seul le Sol de la troisième corde peut-être pensé comme élément de référence, rappel des origines. Mais, dans la mesure où l'essentiel de la pièce repose sur des effets de frottement et de percussion sans hauteur définie, la scordatura n'a réellement d'incidence que sur la fin de l'œuvre . Les sons définis par les cordes à vide émergent alors brièvement par intermittence, libérés par le relâchement du pouce gauche, placé pendant cette séquence sous les cordes, afin d'en empêcher la vibration, et de laisser entendre le sifflement continu du frottement de l'archet. Et, comme un clin d'oeil à tout ce que l'auteur renie fondamentalement dans sa musique, la fin de cette séquence fait alors entendre un mouvement cadentiel (Lab - Réb) joué arco, avec "un son progressivement normal et plein", jusqu'au ff.

Bien d’autres raisons peuvent encore motiver le recours à la scordatura, qu’ils relèvent de simples impératifs techniques ou d’une recherche particulière de timbre, et nous signalerons encore, en guise de conclusion, la valeur toute symbolique de la scordatura qui intervient sur la fin de Time and Motion Study II de Brian FERNEYHOUGH et qui vient appuyer l’absurdité de la situation mise en scène tout au long de l’œuvre. 486 L’abaissement de la quatrième corde au La0 permet en effet d’effectuer des tentatives d’élévation vers l’habituel son fondamental de l’instrument, le Do1, qui restera inaccessible 487 , geste ultime dont le compositeur nous livre le sens : “ ‘Le violoncelliste ne joue sans commentaire électronique qu’à un seul moment, et ceci tout à fait à la fin de l’œuvre. Ayant enfin atteint un certain degré d’indépendance, il se trouve réduit à répéter sans cesse des légères variations sur une même note sans signification. L’absurdité de la situation est soulignée par le fait que l’exécutant est condamné à aller jusqu’au bout, sachant de façon certaine que l’on est en train d’effacer silencieusement toutes les bandes qui ont été enregistrées - sa ‘’mémoire ’’ - derrière son dos. ’” 488

Notes
484.

Il convient d’ailleurs de signaler que pratiquement toutes les œuvres pour instruments à cordes de LACHENMANN font appel à une scordatura.

485.

On peut remarquer que cet accord est assez proche de celui adopté dans son Notturno für kleine Orchester mit Violoncello solo 1966-68 où le violoncelle est accordé Lab-Sol-Réb-Sib.

486.

Le compositeur se propose dans cette œuvre de “ découvrir jusqu’où l’individu se trouve désorienté, opprimé et en fin de compte annihilé par les complexités de la lutte permanente entre l’Histoire en tant qu’expérience immédiate, et les conventions consacrées qui lui sont imposées par les propos publics (‘’Histoire’’) .” [notice rédigée par Brian FERNEYHOUGH, mai 1981, Document C.D.M.C.]

487.

Durant toute cette dernière page, il n’est en fait atteint que par trois fois, et toujours sur des valeurs rythmiques excessivement brèves, véritable symbole d’une impossibilité.

488.

Commentaire de l’œuvre par le compositeur in Cahier Musique n°2, Festival de La Rochelle 1981, p.22.

Voir aussi MALHERBE, Claudy, “ Time and Motion Study II ”, Cahier Musique n°2, Festival de La Rochelle 1981, p.20 : “ L’instrument désaccordé [...], définitivement seul, cherche à s’élever vers sa note perdue, désespérément, en une inefficace errance microtonale. Il retombera finalement sur sa note de départ (La#) avant un silence ultime. ”