C’est justement avec le compositeur tchèque Aloïs HABA que les micro-intervalles vont faire leurs premières apparitions au milieu des années vingt dans le cadre du répertoire pour violoncelle seul, avec sa Suite op.18 en quarts de ton, composée en 1924. En 1955, il écrira encore une Suite op.85b pour le violoncelle seul en sixièmes de ton. Imprégné pendant toute son enfance par les chants populaires de Moldavie qui comportent des intervalles de quarts et de sixièmes de ton, Aloïs HABA fait dès 1914 ses premières tentatives de composition en quarts de ton et il poursuivra cette recherche sur les micro-intervalles tout au long de sa vie, particulièrement dans ses Quatuors à cordes (16). En 1923, il est d’ailleurs chargé d’une classe au Conservatoire de Prague pour l’enseignement de la musique en quarts et sixièmes de ton.
Dans ses écrits théoriques 494 , HABA démontre, en s'appuyant sur l'histoire même du langage musical, toute la logique de son évolution qui va vers une différenciation de plus en plus poussée des sons, et il affirme ainsi la suprématie de ce nouveau langage qui, pour lui, plonge ses racines dans une tradition populaire : “ ‘Il va de soi qu'un plus grand nombre de sons consciemment contrôlés entraîne la possibilité d'exprimer des pensées musicales nouvelles et de les varier de manière originale. Le matériau sonore du système en quarts de ton est extrêmement riche et chaque musicien peut y puiser ce qui convient le mieux à sa pensée. [...] Théoriquement et pratiquement, le système en quarts de ton est le complément qu'attendait le système en demi-tons.’ ” 495 L’utilisation qu’il fait des micro-intervalles dans ses œuvres s’inscrit en réalité encore dans une pensée modale et vise essentiellement à en renforcer l’expression. Elle n’implique donc pas de remise en cause fondamentale du langage et son style se situe dans le prolongement de l’esthétique post-romantique.
En dehors de l'expérience un peu isolée d'Aloïs HABA dans la première moitié du siècle, on peut cependant remarquer qu’aucun autre compositeur n'a exploité les micro-intervalles dans ce répertoire pour violoncelle seul avant le milieu des années cinquante, et son emploi ne se développe vraiment qu'à partir des années soixante-dix, comme on peut le constater sur le tableau ci-dessous.
La liste chronologique qui suit a été établie à partir de l’ensemble des partitions que nous avons pu consulter et complétée, pour d’autres partitions, par les renseignements fournis dans le catalogue de Donald HOMUTH. Nous avons précisé dans la colonne de droite la nature des micro-intervalles utilisés dans chacune des œuvres et indiqué par l’abréviation ‘’ind.’’ (indéterminé) que les micro-intervalles n’ont pas été totalement définis par le compositeur. Le point d’interrogation indique qu’ils sont simplement signalés comme des ‘’microtons’’, sans autre précision, par HOMUTH.
Liste chronologique des œuvres exploitant les micro-intervalles
A la lecture de ce tableau, on note bien sûr que le quart de ton est le plus fréquemment retenu, même si on trouve quelques rares emplois du sixième de ton (HABA, Suites op.85a 85b, 1955, et LOUVIER, In Memoriam - Tombeau de Jean-Pierre Guézec, 1971), du huitième de ton ( DUSAPIN, Incisa, 1982), du cinquième de ton (HARVEY, Three Sketches, 1989), ou encore l’expérience un peu particulière de POUSSEUR (Racine 19 ème de huit quarts, 1976). Dans certains cas, enfin, les micro-intervalles restent indéterminés (CAGE, Etudes Boréales, 1978, ou One 8 , 1991).
Le répertoire pour violoncelle solo apparaît cependant bien comme un cadre privilégié pour entreprendre une exploration du langage infra-chromatique. La raison principale est d’ordre pratique : le violoncelle, comme les autres instruments à archet de cette même famille, par son absence de frettes, et donc de fixation de la hauteur du son, favorise les déplacements du doigt sur la touche pour produire ces micro-intervalles, mais, de plus, en raison de ses dimensions plus importantes que celles du violon ou de l’alto, en facilite l’exécution. 496 Quant à l’écriture en solo, elle libère bien évidemment des contraintes de l’instrument à son fixe tel que le piano, pour lequel aucune solution vraiment satisfaisante n’a été trouvée jusqu’à ce jour pour la réalisation des micro-intervalles, et elle laisse sans aucun doute aussi un champ d’exploration plus libre que dans l’union avec d’autres cordes.
Malgré des avantages évidents, on s’aperçoit que certains problèmes limitent malgré tout l’usage qui pourrait être fait des micro-intervalles dans le cadre de ce répertoire et c’est ce que nous voulons examiner maintenant.
HABA, Aloïs, Fondements de la différenciation des sons et nouvelles possibilités qu'elle offre au style musical, texte paru en 1925 à Cologne dans un recueil intitulé : Von Neuer Musik, et cité en annexe in STUCKENSCHMIDT, Hans-Heinz, Musique nouvelle, Paris, Buchet-Chastel, 1956, p.282 à 289.
HABA, Aloïs, Fondements de la différenciation des sons et nouvelles possibilités qu'elle offre au style musical, op. cit., p.285.
Cf. MARIE, Jean-Etienne, L'Homme musical, op. cit., p.30-32 : “ Les cordes peuvent donner des micro-intervalles. Cependant les instruments graves les fournissent plus facilement que les instruments aigus et, pour un même instrument, sur chacune des cordes, plus facilement sur les graves (première position) que sur les aigus. Carrillo n'emploie les 1/8 de ton que sur les graves du violoncelle. ”