b - Problèmes de réalisation et de notation

Même si, de l’avis général, le violoncelle se prête particulièrement bien à l’écriture micro-tonale 497 , les compositeurs ont été confrontés, dans leur désir d’élargissement du système à douze sons, au poids de la tradition de la technique instrumentale qui prend ses racines dans la structure même du langage tonal. Les interprètes se heurtent là encore à des habitudes acquises tout au long de leur formation et, face à ce nouveau problème, doivent développer de nouvelles méthodes d’apprentissage, reconsidérer les doigtés ..., comme l’atteste ce témoignage d’un des plus célèbres virtuoses de notre temps, Mstislav ROSTROPOVITCH : “ ‘Je dois dire qu'avant d'étudier le Concerto de Lutoslawski’ ‘, j'utilisais rarement les quarts de ton. Or, Lutoslawski emploie les huitièmes de ton ! Sur un instrument à cordes, c'est assez facile à exécuter mais si, pendant trente-cinq ans, vous vous êtes contenté des demi-tons, vous devez alors assimiler une nouvelle technique. Il arrive que cette nouvelle technique, surtout quand elle est traduite dans la notation traditionnelle, paraisse invraisemblable, insurmontable. Pour ma part, j'ai commencé à jouer chaque note séparément, j'ai tout repris au début mais ce n'était pas la bonne méthode. Alors j'ai mis des indications spéciales sur la partition pour les doigtés et tout est devenu clair. Parfois, cette musique est plus facile à jouer que les œuvres classiques ; il suffit de savoir comment s'y prendre.’ ” 498 Le violoncelliste et pédagogue Jacques WIEDERKER confirme aussi le caractère encore empirique de l’exécution des micro-intervalles : “ ‘[...] Il n'y a pas de procédé absolu ; je pense que c'est autant visuel qu'auditif : il faut évaluer les écarts - ou plutôt les rapprochements - entre les doigts par rapport aux intervalles habituels ’” avant de donner quelques conseils sur la manière de procéder. 499

Par rapport à cet empirisme, il convient de signaler ici la solution imaginée par le violoncelliste Rohan DE SARAM pour le travail de la pièce de Henri POUSSEUR, Racine dix-neuvième de huit quarts (1976), dont le tempérament très particulier divisant l’octave en dix-neuf intervalles égaux ne permettait plus aucun point de repère visuel par rapport à la technique traditionnelle fondée sur le demi-ton. C’est donc à l’aide d’un synthétiseur, réaccordé de manière à ce que l’octave Do-Do corresponde sur le clavier aux touches de la douzième juste (Do-Sol), qu’il a obtenu une division automatique de cette octave en dix-neuf intervalles égaux, ensuite reportés à l’aide de repères visuels sur la touche du violoncelle, afin de se familiariser auditivement et digitalement avec ce nouvel univers harmonico-mélodique. 500

Cette ingénieuse solution révèle bien la nécessité de restructurer tant l’oreille que la main gauche du violoncelliste dans le cas de tempéraments faisant intervenir les micro-intervalles, et de manière chaque fois différente selon la nature de ces micro-intervalles, ce qui complique bien évidemment encore la tâche de l’instrumentiste. Cette difficulté au niveau de la réalisation instrumentale semble d’ailleurs avoir parfois constitué un frein à une exploration de l’espace infra-chromatique par les compositeurs et nous avons relevé à ce sujet un cas tout à fait singulier dans le cadre de notre répertoire. Il s’agit de l'œuvre d'Eric TANGUY, Solo (1993) qui a connu deux versions successives, toutes les deux publiées chez Salabert, la première entièrement en quarts de ton, est réécrite en juin 1994 et publiée en janvier 1995, supprimant tous les quarts de ton au profit de la note voisine dans un système chromatique. Doit-on considérer ce renoncement du compositeur comme une abdication devant les impossibilités de la technique instrumentale 501 , peut-être pas complètement, mais sans doute cette deuxième version est-elle une tentative de mettre l’œuvre à la portée d’un plus grand nombre d’interprètes.

Certains compositeurs sont d’ailleurs très sensibles aux problèmes de réalisation instrumentale des micro-intervalles et savent en tenir compte dans leur écriture. C’est le cas par exemple de François PARIS qui explique dans un entretien : “ ‘Il ne faut cependant jamais perdre de vue le fait que les micro-intervalles ne sont pas produits de la même manière suivant les instruments que vous utilisez : l’écriture en micro-intervalles implique un contrôle extrêmement précis de tous les éléments du discours. [...] Les cordes, lorsqu’elles jouent dans une position élevée, ont de très petits espaces pour produire les quarts de ton, le doigt se déplace très peu sur la corde, c’est presque une sorte de glissando articulé ; en revanche, dans des positions plus basses, la quart de ton peut être produit tout à fait normalement. ’” 502

L’écriture en micro-intervalles impose donc au compositeur une contrainte supplémentaire très forte et une nécessité d’adapter les données théoriques de son langage à la réalité instrumentale. Par ailleurs, même si les problèmes de notation qu’entraîne la composition micro-tonale n’apparaissent que secondaires, ils méritent d’être signalés ici. En effet, on constate à l’étude de nos partitions que la notation des micro-intervalles, et en particulier des quarts de ton qui sont les plus fréquemment utilisés, est loin d’être homogène d’un compositeur à l’autre, voire même parfois d’une œuvre à l’autre. C’est ce que nous avons voulu montré dans le tableau ci-dessous qui regroupe les principaux signes rencontrés dans le répertoire pour indiquer l’élévation ou l’abaissement des sons par quart de ton.

Tableau synthétique des différents signes utilisés pour le quart de ton
  Elévation d’un quart de ton Elévation de trois quarts de ton
SCELSI
ZIMMERMANN
inexistant
XENAKIS
TON THAT
DUSAPIN
TREMBLAY
BAYER
  Abaissement d’un quart de ton Abaissement de trois quarts de ton
SCELSI
ZIMMERMANN
TON THAT
MONNET
TREMBLAY

Au-delà de simples problèmes de transcription, on peut s’apercevoir que la notation est en réalité bien souvent révélatrice d’une conception du langage lui-même. On remarque en effet que, dans la filiation de XENAKIS, certains compositeurs comme DUSAPIN, BOUSCH, TANGUY, n’utilisent que des signes d’élévation de hauteur, construisant ainsi un nouvel espace tempéré en quarts de ton, c’est-à-dire qu’il y a dans ce cas tout simplement multiplication par deux du nombre des sons, alors que d’autres compositeurs, à l’image de ZIMMERMANN ou SCELSI, n’admettent pas d’enharmonie et utilisent aussi bien des signes d’élévation que des signes d’abaissement pour différencier la note élevée d’un quart de ton du demi-ton supérieur abaissé d’un quart de ton [par ex. Do+1/4 et Réb-1/4], construisant un espace plus subtilement ‘’chromatisé’’, c’est le cas par exemple de MONNET, TREMBLAY. Ce sont justement ces aspects de l’utilisation des micro-intervalles liés aux langages que nous souhaitons maintenant explorer.

Notes
497.

Cf. Witold LUTOSLAWSKIin COUCHOUD, Jean-Paul, La musique polonaise et Witold Lutoslawski, Paris, Stock-Musique, 1981, p. 140-141 (à propos de son Concerto pour violoncelle , 1970) “ Le violoncelle permet, en effet, grâce à l'étendue de son manche, une utilisation raisonnable des quarts de ton, ce qui est beaucoup plus discutable sur des instruments plus petits comme le violon et l'alto. ”

498.

SAMUEL, Claude, Entretiens avec M. Rostropovitch et G. Vichnevskaïa, op. cit., p.152.

499.

WIEDERKER, Jacques, Le violoncelle contemporain, op. cit., p.66 : “ Par exemple, quant au ¼ de ton, il se situe exactement au milieu du ½ ton, c’est-à-dire entre les deux doigts délimitant ce ½ ton, en évitant de glisser les doigts mais en les déplaçant ; ou bien, dans les positions de l’aigu où ceux-ci sont déjà serrés, en les basculant sur eux-mêmes dans les deux sens, soit pour monter, soit pour descendre. Même technique pour le 1/6 de ton. Le 1/3 de ton est, lui, calculable à partir du doigté employé pour le ton, en plaçant les doigts au 1/3 ou aux 2/3 de l’écart applicable à ce ton. ”

500.

Lire à ce sujet POUSSEUR, Henri, “ Une Expérience de Musique Microtonale : Racine dix-neuvième de huit quarts ”, Interface vol.14, 1985, p.11 à 44. De larges extraits de cet article sont donnés dans l’Annexe n°3.

501.

Pour la violoncelliste Barbara MARCINKOWSKA qui a dû jouer cette pièce de manière un peu rapide (en remplacement d'un autre violoncelliste), telle qu'elle est écrite en quarts de ton, cette œuvre est “ injouable ”.

502.

RIGONI, Michel, “ Entretien avec François PARIS ”, Les Cahiers du C.I.R.E.M. n°30-31, déc.93-mars 94, p.126.