c - Fonction des micro-intervalles au sein des différents langages

On a déjà pu voir comment un compositeur comme SCELSI envisageait les micro-intervalles principalement comme un élément susceptible d’agir sur le timbre. C’était d’ailleurs aussi en partie le cas pour ZIMMERMANN dans certaines séquences de sa Sonate, mais dans son quatrième mouvement, Spazi, (séquences 1, 5, 6, 7, 8), les quarts de ton sont par contre organisés dans une véritable relation avec la série. En effet, à chaque son de la série correspond un son “ partenaire ” situé un quart de ton plus haut ou plus bas que celui-ci, et qui intervient toujours dans son entourage, soit avant, soit après, ou qui peut parfois aussi le remplacer. Cette variabilité des dispositions montre cependant que ZIMMERMANN ne construit pas une série de 24 sons (il n’y a en réalité pas 12 nouveaux sons avec les quarts de ton, mais seulement 10, car deux de ceux-ci sont redoublés), mais qu’il constitue des paires de sons-partenaires. Les quarts de ton jouent donc bien, dans le cadre de ce mouvement, un véritable rôle structurel au niveau du langage.

C’est dans une conception tout aussi rationnelle que XENAKIS traite les micro-intervalles dans Nomos alpha, puisqu’ils sont placés sur un pied d’égalité avec les sons du système tempéré traditionnel, subissent les mêmes lois de composition (théorie des ensembles, cribles...) et participent de la même manière à l’organisation du discours.

L’œuvre de LUTOSLAWSKI, Sacher Variation (1975), présente par contre un exemple assez différent de leur utilisation. Ici, les quarts de ton n’affectent que les six sons complémentaires du motif SACHER, c’est-à dire Sib, Réb, Lab, Sol, Fa, Solb, et c’est sous la forme de broderies autour de ces sons complémentaires qu’ils interviennent, associés à la notion de variation, tandis que le motif SACHER, lui, reste fixe, ne subissant que des transpositions d’octaves, une fragmentation toujours renouvelée et des modifications rythmiques. Il y a dans cette pièce comme une mise en opposition, un véritable contrepoint de deux échelles sonores : l'une chromatique tempérée et l'autre micro-tonale, où les quarts de ton ont en réalité une fonction ornementale, et c’est d’ailleurs à partir de la confrontation de ces deux structures et de leur évolution dans l’espace et dans le temps que s’élabore la forme de cette œuvre.

Cette fonction ornementale des micro-intervalles s’observe aussi dans certaines œuvres inspirées par les musiques populaires, où elles puisent leurs racines. C’est le cas en particulier de la pièce de l’argentin Alberto GINASTERA, Puneña n°2 op.45 (1976), qui n’utilise les quarts de ton que dans sa première partie, Harawi, où ils n’affectent d’ailleurs que le thème d’origine populaire, un chant précolombien du Cuzco, associés au timbre flûté des sons harmoniques. Ils sont alors pensés comme élément ornemental autour d’une structure mélodique tempérée :

Exemple n°136 : A. GINASTERA,
Exemple n°136 : A. GINASTERA, Puneña n°2, Harawi, p.2, 3ème système.

Copyright 1977 by Boosey & Hawkes Inc., USA, B.S.I.119.

Dans Bois-Terre (1982) du compositeur d’origine viêtnamienne TON-THAT Tiêt, les quarts de ton sont assez peu nombreux et on peut remarquer qu’ils sont aussi souvent employés sur des harmoniques ne concernant d’ailleurs presqu’exclusivement que les notes Fa# et Lab (ou Sol#), c’est-à-dire des chromatismes autour des deux sons fondamentaux de la pièce, La et Fa, qui ont valeur symbolique, le premier synonyme de Bois et le second de Terre. 503

C’est encore dans une référence à un système musical extra-européen qu’Alain LOUVIER a recours aux quarts de ton dans sa pièce Raga (1977) dont le titre suggère bien cette forme improvisée particulière à la musique de l’Inde qui s’appuie sur des échelles non tempérées. Mais si, dans cette œuvre de forme ‘’mobile’’, les quarts de ton sont limités à une seule des cinq séquences proposées à l’interprète, c’est très vraisemblablement en raison de sa nature pédagogique. 504 Cette séquence (E = éléments mélodiques non tempérés) n’a d’ailleurs pas de caractère ‘’obligé’’ et l’interprète peut l’intégrer ou non à son parcours de l’œuvre, en fonction de ses capacités à réaliser les micro-intervalles. Tout autre est par contre le sens de l’utilisation des micro-intervalles dans In Memoriam (Tombeau de Jean-Pierre Guézec ) (1971) de ce même compositeur. L’accord du violoncelle 505 favorise dans cette œuvre une confrontation permanente de deux univers situés à un sixième de ton de distance et le jeu simultané sur deux cordes consécutives permet une sorte ‘’d’épaississement’’ de la ligne mélodique ou de l’harmonie, libérant un spectre harmonique complexe qui est encore enrichi par les résonnances inharmoniques de la percussion (tam-tams et cymbales) que le violoncelliste fait aussi intervenir tout au long de la pièce, ainsi d’ailleurs que sa propre voix.

L’utilisation qui est faite par CAGE des micro-intervalles est encore tout à fait significative de sa pensée compositionnelle. Le fait que, dans ses œuvres, les micro-intervalles soient de nature indéterminée s’inscrit parfaitement dans la logique d’une composition qui se fonde sur le hasard. Dans ses Etudes Boréales (1978), non seulement ils affectent directement l’attaque des sons isolément, mais ils acquièrent aussi une fonction ornementale par le biais d’inflexions micro-tonale à caractère neumatique.

Chez les compositeurs de tendance “ spectrale ”, “ rien ne justifie la division à priori de l’espace des hauteurs, legs de la tonalité et de son tempérament égal, sinon l’histoire ” comme l’affirme Tristan MURAIL 506 , et les micro-intervalles sont une réalité impliquée par le fondement même de leur langage. En effet, dans la mesure où celui-ci s’appuie sur une analyse des propriétés du son et en particulier du spectre harmonique instrumental, le matériau qui en découle intègre inévitablement un univers sonore non tempéré. 507 Le quart de ton n’est d’ailleurs qu’une approximation par rapport aux valeurs fournies par les spectres calculés, parmi lesquelles, comme nous l’explique François PARIS, le compositeur a dû opérer des choix “ ‘en réduisant les valeurs au plus petit intervalle possible exploitable dans l’univers instrumental à ce jour, c’est-à-dire le quart de ton. ’” 508

Dans notre répertoire, trois pièces représentent bien cette conception des micro-intervalles. La première composée est Roque (1990) de François PARIS qui correspondait d’ailleurs pour le jeune compositeur, alors à peine âgé de trente ans, à une de ses premières réalisations dans ce type de langage : “ ‘Quand j’ai entrepris la composition de Roque, je découvrais ‘’la façon’’ de composer de la musique spectrale. J’avais cependant envie de confronter ces techniques à une œuvre écrite pour instrument seul ce qui impliquait un important traitement mélodique.’ ” 509 Son aîné, et déjà très aguerri à la technique spectrale, Tristan MURAIL, compose deux ans plus tard Attracteurs étranges (1992). Quant à Solo (1993) 510 d’Eric TANGUY, elle exploite encore d’une manière bien différente ce riche univers microtonal. Bien que de langage apparenté, ces trois œuvres diffèrent considérablement dans leur traitement des micro-intervalles. La notation laisse déjà apparaître leurs divergences puisque TANGUY construit un espace tempéré en quarts de ton, utilisant uniquement les altérations ascendantes, tandis que PARIS, comme MURAIL, distinguent altérations ascendantes et descendantes.

Dans Solo, le compositeur vise à remplir un espace en le saturant de cet hyper-chromatisme. La pièce commence dans un ambitus restreint pour ensuite l’élargir progressivement. Le début est assez significatif de la méthode employée : d’abord un intervalle de seconde majeure moins un quart de ton (-Do élevé d’un quart de ton), immédiatement comblé par chromatisme ascendant jusqu’au trille avec le initial, puis un intervalle de sixte mineure moins un quart de ton (La#-Fa élevé d’un quart de ton) délimite l’ambitus jusqu’à la mesure 8, dans lequel apparaissent tous les micro-tons sauf quatre (Do - Do élevé de trois quarts de ton - élevé d’un quart de ton - Fa).

Exemple n°137 : E. TANGUY,
Exemple n°137 : E. TANGUY, Solo, mes.1.

Copyright 1993 by Editions Salabert, Paris. E.A.S 19153. Reproduit avec l'aimable autorisation des éditeurs.

Dans Attracteurs étranges, MURAIL construit plutôt des champs harmoniques successifs avec un matériau en perpétuel mouvement, sous la forme de trilles, trémolos, ou de leur amplification en trémolo sur des notes distantes d’un plus grand intervalle ou encore l’oscillation entre deux accords. C’est ainsi qu’il produit “ ‘des spirales qui semblent toujours revenir vers un ou plusieurs mêmes points, mais qui en fait suivent des parcours toujours différents, gauchis, détournés.’ ” 511

Quant à François PARIS, il semble intégrer les micro-intervalles à un parcours de tout l’espace infra-chromatique, où les glissandi tiennent une place importante. Mais son propos, dans Roque, est avant tout d’ordre harmonique et son écriture polyphonique en est particulièrement enrichie.

On s’aperçoit par ailleurs que le traitement de l’instrument et le rôle du timbre sont encore pensés très différemment par les trois compositeurs, avec une sonorité très homogène pour Solo où le pizzicato de la page 8, le seul de toute la partition, fait vraiment figure d’exception. Alors que MURAIL différencie beaucoup plus ses modes de jeu (nombreux pizzicati dont des pizz. percussifs à la Bartok, sons harmoniques, jeu ponticello ou tasto, non vibrato). Mais c’est François PARIS qui exploite le plus l’extrême diversité des ressources timbriques de l’instrument dans une polyphonie très riche.

Si l'utilisation des micro-intervalles s'inscrit déjà plus ou moins dans une direction qui vise à exploiter le continuum sonore, elle n’en est que le premier pas, et c’est à travers le glissando que se réalise véritablement cette nouvelle dimension de l’écriture.

Notes
503.

Voir commentaire du compositeur dans l’Annexe n°3.

504.

Rappelons que cette œuvre a été écrite à l’origine pour un concours d’Ondes Martenot du CNSM de Paris, mais que le compositeur a d’emblée envisagé la possibilité de son interprétation au violoncelle.

505.

A partir de la quatrième corde : Do1 - Do1 + 1/6 t. - Mi2 - Mi2 + 1/6 t..

506.

MURAIL, Tristan, “ Question de cible ”, Entretemps n°8, septembre 1989, p.151 ; et il ajoute en note : “ L’expérimentation montre qu’au contraire les agrégats non tempérés (du moins ceux qui sont construits par la méthode spectrale !) ne sont pas perçus comme anormaux, mais paraissent souvent plus “ justes ” que leur approximation au demi-ton voisin. ”

507.

Cf. commentaire de François PARIS à propos de sa pièce Roque, document C.D.M.C. :

“ Du point de vue de la construction harmonique, Roque est bâtie sur plusieurs modulations en anneaux calculées à partir des fréquences des cordes à vide du violoncelle (ce qui implique bien sûr l'utilisation des micro-intervalles). ”

508.

PARIS, François, “ A la recherche de l’oblique dans le musical ”, Les Cahiers du C.I.R.E.M. n°30-31, déc.93-mars 94, p.152.

509.

RIGONI, Michel, “ Entretien avec François Paris ”, Les Cahiers du C.I.R.E.M. n°30-31, déc. 93- mars 94, p.125.

510.

Nous avons évoqué précédemment l’existence d’une deuxième version de cette œuvre qui supprime tous les micro-intervalles.

511.

Cf. commentaire du compositeur dans le livret du CD Accord 204672 MU 750 Una corda, “ œuvres de Tristan MURAIL ”, cité dans l’Annexe n°3.