2 - Le glissando et l’exploration du continuum sonore

Pour des raisons identiques à celles évoquées plus haut à propos des micro-intervalles, le violoncelle, instrument sans frette, peut parcourir le spectre sonore de manière continue et se prête bien donc particulièrement bien à l’exploration du continuum sonore. Le glissando, s’il n’appartient pas en propre à l’écriture pour cet instrument dans les siècles passés, est en quelque sorte inhérent à la technique instrumentale de par les déplacements de la main sur la longueur de la corde, et est, de ce fait, du moins attesté dans le jeu des violoncellistes comme dans celui des violonistes du passé. Il revient cependant aux compositeurs du XXème siècle de lui avoir accorder une existence à part entière dans l’écriture même de leurs œuvres. Contrairement aux micro-intervalles, ce moyen expressif ne pose pas les mêmes problèmes d’exécution, ce qui a sans doute engagé les compositeurs a y avoir plus souvent recours, ne serait-ce que de manière ponctuelle. Les dimensions de l’instrument, qui impliquent des distances importantes à parcourir, font d'ailleurs du glissando un élément d’autant plus expressif.

Les motivations qui président à son utilisation sont là encore assez diverses selon les compositeurs et leur langage. Mais que ce soit dans une conception mathématique de la composition musicale, comme chez XENAKIS, ou sous l’influence d’une musique de tradition extra-européenne, comme pour TAMBA, le glissando confère en effet au discours une dimension expressive très immédiate. Comme l’a constaté le compositeur japonais, “ ‘l’expérience psycho-physiologique [...] montre que les sons glissés touchent davantage la sensibilité que les notes fixes. ’” 512 D'autre part, cette exploration du continuum sonore révèle aussi une nouvelle conception de la composition musicale, plus plasticienne, un souci de s’appuyer sur la dimension spatiale qui s’échappent de la conception traditionnelle de la musique savante occidentale, fondée sur des procédés combinatoires des sons. Il s’avère que cette esthétique du continu entretient des relations plus étroites avec le domaine du sensible et est donc plus directement liée au phénomène de la perception.

Le glissando fait véritablement partie intégrante du langage de XENAKIS jusque dans les années 80. Il est issu à l’origine de l’utilisation que le compositeur, de par sa formation d’architecte, faisait du papier millimétré 513 , et constitue l’une des trois “ sonorités ” 514 sur lesquelles reposent toutes ses compositions. Selon Makis SOLOMOS, il peut être considéré comme “ ‘l’aplanissement de la ligne mélodique en ses contours extérieurs’ ” et correspondrait à “ ‘l’ultime mutation [de l’une] des trois dimensions traditionnelles de l’écriture musicale : la mélodie’ ”. 515 Il a pour effet de dissoudre la notion de hauteur, en l’animant de l’intérieur, et de rompre avec le concept traditionnel d’intervalle, ainsi d’ailleurs que celui de tempérament.

Toute sa pièce Nomos Alpha (1965) repose sur cette dialectique d’opposition du continu et du discontinu, du mouvement et du statisme, et des sons brefs ou ponctuels (pizzicato ou col legno) et des sons entretenus, et le principe du glissando y joue un rôle essentiel. Mais déjà dans cette œuvre, ‘“ ... à l’extrême continuité [que manifestait Metastasis (1955)] se substitue une discrétisation, voire une fragmentation du sonore’ ”, démarche que SOLOMOS justifie ainsi :  “ ‘Le cas de Nomos alpha, qui combine des glissandi brefs à d’autres types de gestes, très souvent entourés de silences, est extrême. La fragmentation progressive du glissandi dans les œuvres du premier Xenakis est à mettre en rapport avec le besoin croissant de plasticité, d’une construction à partir de gestes.’ ” 516 Le glissando, dans cette œuvre,reste cependant toujours de type “ ‘linéaire ”’ ‘ 517 ’ ‘, c’est-à-dire qu’il adopte une direction déterminée, soit ascendante, soit descendante, et se présente sous différentes formes, ou “ complexes sonores macroscopiques ’” pour reprendre la formulation du compositeur :sous la forme d’un “ champ ataxique de sons glissants ” :

Exemple n°138 : I. XENAKIS,
Exemple n°138 : I. XENAKIS, Nomos alpha, p.3, 3ème système.

Copyright 1967 by Boosey & Hawkes, B.& H. 19617.

sous la forme d’un “ champ de sons glissants, relativement ordonnés, soit ascendants, soit descendants ” :

Exemple n°139 : XENAKIS,
Exemple n°139 : XENAKIS, Nomos alpha, p.2, 5ème système.

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sous la forme d’un “ champ de sons glissants, relativement ordonnés, ni ascendants, ni descendants ” :

Exemple n°140 : I. XENAKIS,
Exemple n°140 : I. XENAKIS, Nomos alpha, p.4, 6ème système.

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Les glissandi de pente continue sont notés avec une grande précision en ce qui concerne leur vitesse entre la note de départ et la note d’arrivée. Mais le glissando soutient aussi la construction des complexes sonores constitués de sons ponctuels tels que pizzicatos, col legno... :

Exemple n°141 : I. XENAKIS,
Exemple n°141 : I. XENAKIS, Nomos alpha, p.1, 4ème système.

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Et le glissando peut aussi parfois se réduire à une simple fluctuation micro-tonale, comme dans le cas de glissandi infimes entre deux sons de hauteur très proche, destinés à produire des battements dont le nombre est d’ailleurs soigneusement déterminé :

Exemple n°142 : I. XENAKIS,
Exemple n°142 : I. XENAKIS, Nomos alpha, p.1, 3ème système.

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ou encore ne plus constituer qu’une forme d’‘’ornementation’’ autour du son comme ces glissandi très courts et rapides, ascendants ou descendants (en fonction de l’orientation de l’apostrophe inscrite sur la note) que l’on retrouvera trois ans plus tard dans une œuvre chorale, Nuits (1968) :

Exemple n°143 : I. XENAKIS,
Exemple n°143 : I. XENAKIS, Nomos alpha, p.6, 4ème système.

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Tous ces types de glissandi observés dans Nomos alpha de XENAKIS seront développés indépendamment dans les œuvres qui suivront.

Le compositeur d’origine espagnole Julio ESTRADA, élève de XENAKIS, a lui aussi développé depuis les années 80 cette notion de continuum qu’il applique d’ailleurs à tous les paramètres (hauteur, durée, timbre, intensité). Né à Mexico, où il a fait ses premières études musicales, ESTRADA a fondé une partie de son langage à partir de concepts issus de la musique traditionnelle indienne du Mexique, et il en a retenu en particulier ce principe de “ continuum ” qu’il dit avoir retrouvé à travers “ ‘les inflexions en glissandi dans le chant traditionnel Hopi, la flûte aztèque à boule roulante - instrument non scalaire de la période préhispanique mexicaine - ou la variation constante de la vitesse du pouls dans le rythme des danses amérindiennes.’ ” 518 Le titre de sa pièce pour violoncelle seul, Yuunohui’yei (1983), emprunte d’ailleurs à la langue indienne du centre du Mexique, le zapotèque, le terme yuunohui qui signifie “ terre fraîche, sans pierres, argile humide ”, tandis que yei signifie en nahuatl “ numéro trois ”. 519 Cette pièce se fonde donc sur l’exploration d’un continuum de chacun des paramètres que le compositeur justifie ainsi : “ ‘Ce continuum peut ouvrir à la perception des expériences inédites : les divers rapports entre rythme et son, entre discontinu et continu et aussi la possibilité de transitions inaudibles entre le rythme et le son. Faire entendre l’unité de cet univers face à la dualité de la perception est un choix non seulement théorique, mais compositionnel et esthétique qui exige l’expérimentation auditive de sa diversité, en même temps que l’ouverture de chemins à l’imaginaire pour la facture d’une autre musique. ’” 520

Comme nous l’avons déjà souligné, les musiques traditionnelles du Japon, qu’elles soient vocales ou instrumentales, pratiquent de manière assez systématique le glissando 521 , et nous en retrouvons la trace dans l’œuvre d’Akira TAMBA, Elemental IV (1984), où il tient une place importante. Il peut soit établir un lien entre deux sons déterminés, avec une valeur expressive sensiblement différente lorsque ces sons sont proches ou au contraire distants d’un large intervalle, soit constituer une forme de ponctuation d’un son isolément, auquel cas il ne présente pas de note d’aboutissement, comme dans cette séquence à répéter un nombre de fois non déterminé, à travers laquelle on remarquera un hommage à BACH par la succession du Sib - La - Do - Si :

Exemple n°144 : A. TAMBA,
Exemple n°144 : A. TAMBA, Elemental IV, p.4, 3ème système.

Copyright 1985 by Editions Rideau-Rouge, Paris, R 2119 RC. Reproduit avec l'aimable autorisation des Editions DURAND.

Le compositeur finlandais Magnus LINDBERG, lui aussi en quête d’une fusion de tous les paramètres du discours musical, développe dans Stroke (1984) une grande variété de glissandos qui donnent à sa pièce toute sa dynamique. Associés à différents modes de jeu (staccato, tremolo, trille, sons harmoniques, pizzicato, avec une pression écrasée de l’archet en jouant sur la touche, ou encore col legno), ces glissandos au timbre sans cesse renouvelé construisent une musique en perpétuelle mutation, dans un mouvement qui laisse peu de répit à l’interprète.

Si, donc, la continuité établie par le glissando permet bien dans certains cas d’échapper à l’espace tempéré, rejoignant ainsi l’une des préoccupations des compositeurs de ce siècle, on s’aperçoit qu’elle semble encore, dans la majorité des œuvres qui l’intègrent, constituer un élément susceptible d’agir sur le timbre. Comme le souligne fort justement Francis BAYER, en faisant abstraction des articulations propres aux langages qui s’appuient sur des systèmes scalaires, cette continuité rejoint de manière plus immédiate le domaine du sensible et ‘“ se révèle inséparable d’une certaine expérience concrète de la matérialité du son. ’” 522

Dans ce chapitre consacré à l'adaptation de la technique instrumentale à l'évolution du langage, il faudrait bien sûr encore inclure tout ce qui a été dit dans le chapitre II de notre Deuxième Partie. En effet, cet élargissement considérable de la palette de timbres, obtenu en particulier par l’introduction de nouveaux modes de jeu, a contribué pour une part essentielle, peut-être même la plus importante, à adapter l’instrument à des besoins qui se révélaient de plus en plus fondamentaux dans la pensée compositionnelle de cette seconde moitié du siècle. On a pu voir à cette occasion les différentes fonctions que pouvait exercer le paramètre du timbre dans les pièces pour violoncelle seul : diversification conduisant à l’impression de multiplicité, fonction de substitut mélodique ou harmonique, sans oublier la fonction de différenciation des voix dans la recherche d’une écriture polyphonique.

Notes
512.

TAMBA, Akira, La théorie et l’esthétique musicale japonaises du 8 e au 19 e siècle, Publications orientalistes de France, 1988, p.311.

513.

SOLOMOS, Makis, Iannis Xenakis, Mercuès, P.O. éditions, 1996, p.136, parle de “ transfert ” : “ la musique se spatialise en quelque sorte ”. On peut voir par ailleurs dans cet usage important du glissando chez XENAKIS,une influence de la musique populaire des Balkans et d’Europe centrale, familière au compositeur, et qui pratique beaucoup le portamento. (Ibid., p.137)

514.

Les sons glissés, les sons statiques et les sons ponctuels sont les trois sonorités fondamentales des œuvres de XENAKIS.

Voir la définition de ce concept de “ sonorité ” in SOLOMOS, Makis, Iannis Xénakis, op. cit., p.131 : “ L’inventivité sonore de Xenakis ne se situe pas au niveau des timbres, mais des ‘’sonorités’’. [...] On peut nommer ainsi toute section d’une œuvre de Xenakis. En son sein, se produit la convergence entre les dimensions du son et de l’écriture, qui ont cessé d’être autonomes et qui relèvent désormais d’un principe unique, le principe de construction. ”

515.

Ibid., p.135 et 137.

516.

SOLOMOS, Makis, Iannis Xenakis, op. cit., p.156.

517.

A la différence des glissandi de type “ incurvé ” qui figureront dans des œuvres ultérieures comme Mikka (1971) pour violon seul.

Cf. SOLOMOS, Makis, op. cit., p.155 : “ Le geste xenakien par excellence est le glissando linéaire. [...] L’évolution de Xenakis l’a conduit à écrire des glissandi de plus en plus incurvés (mouvements browniens), jusqu’à retrouver de véritables contours mélodiques, et, finalement, à se passer totalement du glissando. ”

518.

ESTRADA, Julio, “ Le continuum en musique : structure et ouvertures en composition, ses dérivations esthétiques ”, in Borio & Mosch (eds), Aesthetik und Komposition. Zur Aktualität der Darmstädter Ferienkursearbeit, Schott, Mainz, 1994 ; cité par Eric de VISSCHER dans le livret du CD Montaigne MO 782056, “ Julio ESTRADA, Chamber Music for Strings ”, p.5.

519.

Yuunohui’yei pour violoncelle seul constitue en effet la troisième pièce du groupe des Yuunohui pour instrument à cordes solo, la première pour violon, Yuunohui’se (1989), la seconde pour alto, Yuunohui’ome (?) et la quatrième pour contrebasse, Yuunohui’nahui (1985) ; ces pièces peuvent se jouer séparément ou être combinées pour former des duos, trios, ou un quatuor

520.

ESTRADA, Julio, “ Le continuum en musique : structure et ouvertures en composition, ses dérivations esthétiques ”, op. cit., p.6.

521.

Cf. TAMBA, Akira, Musiques traditionnelles du Japon (des origines au XVI ème siècle), op. cit., p.39 : “ ...la musique traditionnelle du Japon repose sur des techniques différentes de celles de l'écriture occidentale, comme l'attaque glissante d'une note en dessous, la fluctuation de hauteur de note, la fluctuation temporelle, les vibratos très larges et irréguliers et divers bruits instrumentaux. ”

Le compositeur Joji YUASA en précise d’ailleurs la valeur signifiante : “  Pour chaque type de flûte en bambou, de même que pour les instruments à cordes pincées tels que le koto, le shamisen, le biwa etc., le déplacement subtil de hauteur ainsi que le portamento et le glissando ont une telle valeur en tant qu’informations musicales qu’ils compensent l’absence de système harmonique. Il existe, dans la tradition japonaise, une sensibilité particulière pour ce type de musique. ”

522.

BAYER, Francis, De SCHÖNBERG à CAGE , Essai sur la notion d'espace sonore dans la musique contemporaine, Paris, Klincksieck, 1987, p.131.