b - Mstislav ROSTROPOVITCH

Né comme Siegfried PALM en 1927, avec, lui aussi un père violoncelliste qui débuta sa formation, ROSTROPOVITCH a reçu un enseignement très complet au Conservatoire de Moscou où il a eu la chance de travailler la composition avec PROKOFIEV et CHOSTAKOVITCH. Les liens qu’il tisse avec ces deux compositeurs dès ses années d’études seront sans doute tout à fait déterminants pour la suite de sa carrière d’interprète puisque ceux-ci lui confieront la création de leurs plus grandes œuvres pour le violoncelle : la Symphonie concertante op.125 (1952) de PROKOFIEV et les deux Concertos de CHOSTAKOVITCH, le n°1 en MIb M. op.107 (1959) et le n°2 op.126 (1966). Emigré en occident à partir de 1971, ROSTROPOVITCH va exercer, par sa forte personnalité, la chaleur de son tempérament slave et sa technique impressionnante, une véritable fascination sur le public, la critique et bien entendu, les compositeurs, ce qui lui a valu la dédicace de grandes œuvres de notre temps, tout particulièrement dans le domaine du concerto 540 : la Symphonie avec violoncelle op.68 (1963) de Benjamin BRITTEN, le Cello Concerto op.16 (1964) de Tikhon KHRENNIKOV, Tout un monde lointain (1970) d’Henri DUTILLEUX, le Deuxième Concerto pour violoncelle (1982) de Krszysztof PENDERECKI, ou le Deuxième concerto pour violoncelle “ In Dark and Blue ” (1990) de Maurice OHANA. Mais le répertoire pour violoncelle seul s’est aussi enrichi d’œuvres majeures grâce à cet interprète. Dès 1964, ROSTROPOVITCH attire l’attention du compositeur anglais Benjamin BRITTEN qui écrit à son intention les Trois Suites pour violoncelle seul op.72, 80 et 87 (1964, 1967 et 1971). Il a ensuite profité de sa grande notoriété et des relations très amicales qu’il entretient avec les artistes du monde entier pour élargir considérablement le répertoire de son instrument en sollicitant lui-même nombre de compositeurs. C’est ainsi qu’en 1976 il commande à douze compositeurs de tous pays, une pièce pour violoncelle destinée à célébrer le soixante-dixième anniversaire du chef d’orchestre bâlois Paul SACHER. Mais nombre de ses compatriotes ont aussi écrit spécialement pour lui une œuvre pour violoncelle seul, en particulier Boris TCHAÏKOVSKI (Suite, 1955/60), Moishei VAINBERG (Sonate n°1 op.72, 1960 et 24 Préludes op.100, 1969), Alfred SCHNITTKE (Improvisation pour violoncelle solo, 19??).

En créant en 1977 un Concours international de violoncelle qui porte son nom, ROSTROPOVITCH va encore contribuer à élargir le répertoire pour violoncelle seul, puisqu’à l’occasion de chaque session de ce concours qui se tient tous les trois ou quatre ans, le violoncelliste commande à un compositeur de grande notoriété une œuvre pour ce medium. 541 C’est Iannis XENAKIS qui ouvre la série avec la composition de Kottos en 1977, puis Gilbert AMY écrit Quasi scherzando pour le concours de 1981, Krzysztof PENDERECKI donne Per Slava pour le troisième concours en 1986, Rodion SHCHEDRIN propose Russkie Naigzishy [Russian Fragments] (1989) pour la quatrième session de 1990, et Kaija SAARIAHO écrit Spins and Spells (1996) pour le sixième concours en 1997. On constate là encore un grand éclectisme de la part du violoncelliste qui s’adresse ici à des compositeurs de tendances très variées.

On peut donc vraiment rendre hommage à ROSTROPOVITCH d'avoir ainsi contribué à l'élargissement du répertoire pour violoncelle solo et à la naissance de quelques chefs-d'œuvre. Il nous faut cependant ici nuancer son rôle et le comparer à celui de son contemporain, Siegfried PALM, car, même si son influence est incontestable, on peut cependant remarquer, que contrairement à Siegfried PALM, il n’a jamais éprouvé un attrait vraiment prononcé pour la musique d’avant-garde, et il a parfois même été rebuté par certaines innovations techniques. 542 Il n’a en tous cas pas toujours manifesté cette ouverture d’esprit que ZIMMERMANN louait si justement chez le violoncelliste allemand. Il est d’ailleurs tout à fait intéressant et significatif de confronter les pièces pour violoncelle seul qui ont été composées à l’intention de chacun de ces deux violoncellistes, et, en particulier de la part d’un même compositeur.

Ainsi PENDERECKI a-t-il écrit à dix-huit ans d’intervalle deux pièces 543 , dont la première, Capriccio per Siegfried Palm (1968), est destinée, comme son titre l’indique, au grand violoncelliste allemand, et la seconde, Per Slava (1986), est dédiée au célèbre violoncelliste russe, Mstislav ROSTROPOVITCH. 544 Ces deux pièces diffèrent de manière radicale, et même si l’on peut mettre en partie ce phénomène sur le compte de l’évolution stylistique du compositeur entre ces deux dates 545 , il semble aussi évident que la personnalité de leurs destinataires a sans aucun doute déterminé le caractère de chacune d’elles. Le Capriccio est une pièce très novatrice qui fait appel à toutes les ressources techniques, timbriques et expressives, que PENDERECKI avait d'ailleurs déjà développées précédemment dans d'autres œuvres pour cordes telles que son Premier quatuor à cordes (1960), ou encore, Thrène à la mémoire des victimes d'Hiroshima (1961) pour un ensemble de 52 cordes. Cette œuvre correspond tout à fait à la personnalité d’un interprète avide de recherches autour de son instrument et de renouvellement dans la manière d'en jouer. Per Slava, en revanche, se présente plutôt comme une pièce foncièrement expressive, fondée sur un motif de plainte qui s’appuie sur le demi-ton dérivé du motif B.A.C.H., et dont l'écriture instrumentale reste tout à fait traditionnelle, dans le sens où elle ne recourt quasiment à aucun mode de jeu propre à la technique du XXéme siècle. Son titre est d’ailleurs, par la familiarité exprimée au travers du diminutif attribué à l'interprète par ses amis intimes, un signe de l'étroite correspondance recherchée par le compositeur entre son œuvre et la personnalité du musicien.

On constate donc que dans le cas de ces deux œuvres qu’il y a une véritable adéquation entre le langage et l’écriture instrumentale du compositeur à une période donnée et l'interprète qu'il privilégie à cette même période. Toutes les œuvres pour violoncelle de PENDERECKI des années 60-70 : la Sonate (1964) et le Premier concerto (1972) sont destinées, comme Capriccio, à Siegfried PALM, tandis que celles des années 80, le Deuxième concerto pour violoncelle (1982) et Per Slava, s'adressent au grand romantique qu'est Mstislav ROSTROPOVITCH. On peut donc conclure que dans ce cas précis, le compositeur a su se tourner vers l’interprète qui correspondait aux caractéristiques de son langage du moment.

Nous pourrions d'ailleurs encore prolonger cette comparaison de la personnalité des deux interprètes à travers les œuvres pour violoncelle seul écrites respectivement pour chacun d'eux par différents compositeurs. Et si, à une même époque, BRITTEN se tourne vers ROSTROPOVITCH pour composer à son intention ses Trois Suites, alors que PALM inspire ZIMMERMANN, YUN et KAGEL, il ne faut pas y voir simplement le hasard des rencontres, mais bien plutôt le signe de véritables affinités.

Il apparaît donc très clairement à travers ces quelques exemples que Siegfried PALM s’est révélé être l’interprète idéal des compositeurs en quête d’innovations des années 60-70, et le défenseur de la modernité, alors que Mstislav ROSTROPOVITCH a plutôt été le serviteur des grands lyriques de cette deuxième moitié du siècle, manifestant ainsi son attachement à la tradition.

Dans les générations suivantes, d’autres violoncellistes vont avoir à cœur de développer encore les ressources de leur instrument et vont contribuer à mettre au point des techniques particulièrement intéressantes dans le cadre du répertoire qui nous occupe, puisqu’elles visent principalement à augmenter les possibilités polyphoniques de l’instrument. Leur démarche est cependant fondamentalement différente de celle de Siegfried PALM, puisque, dans les deux cas qui vont suivre, c’est l’interprète, par des recherches personnelles autour de son instrument, qui va mettre de nouvelles techniques au service des compositeurs.

Notes
540.

Cf. DUTILLEUX, Henri, Mystère et mémoire des sons, Entretiens avec Claude Glayman, op. cit., p.124-125 : “ C’est tout de même considérable le nombre d’œuvres qu’il a commandées, suscitées, non seulement des concertos mais des pièces de musique de chambre... Je ne connais pas un seul grand soliste qui ait à ce point enrichi le répertoire de son instrument, qu’il soit violoniste, pianiste, violoncelliste. Je n’en vois aucun qui ait joué ce rôle et cela à toutes les époques. [...] Ce soutien à la musique de notre temps est d’autant plus remarquable qu’il a connu toute une période où, en URSS, l’on faisait la guerre à la musique la plus avancée, où des musiciens comme Schnittke, Denisov ou Sofia Goubaïdulina parvenaient à peine à émerger et n’étaient en somme que des compositeurs clandestins. Dans le contexte de l’époque, voici vingt ou trente ans, Rostropovitch, lui, s’intéressait déjà à eux et c’est pourtant là-bas qu’il vivait lui aussi. C’est plutôt exceptionnel, non ? ”

Cf. aussi l’interview de Jean-Louis FLORENTZ lors d’un concert diffusé sur France-Musique, le 27-11-97. Interrogé sur les raisons d’un tel développement du répertoire du violoncelle à notre époque, il répond : “ Je pense qu’on doit à Rostropovitch d’avoir multiplié les concertos, car il a créé beaucoup d’œuvres pour violoncelle. ”

541.

On peut d’ailleurs remarquer que presque tous les compositeurs auxquels il s’adresse à cette occasion ont déjà réalisé au moins une œuvre pour violoncelle seul.

542.

Nous rapporterons simplement ici pour preuve les propos de Klaus HUBER, interrogé par nous-même au sujet de son œuvre Transpositio ad infinitum, lors d’un séminaire au CNSM de Lyon. Il nous précisa que ROSTROPOVITCH n’avait pas joué la pièce dans son entier lors de la création, mais seulement les sections “ P ” et “ L ”, de caractère très lyrique et d’écriture plutôt traditionnelle, avouant qu’il ne comprenait pas comment réaliser le passage avec glissando d’harmoniques de la section “ A ”. Klaus HUBER a d’ailleurs ajouté que les autres séquences (numérotées de 1 à 7) étaient très difficiles, virtuoses, et nécessitaient beaucoup de travail, travail que ROSTROPOVITCH n’avait pas eu le courage, et sans doute aussi le temps, de fournir.

543.

Et plus récemment une troisième, Divertimento pour violoncelle solo (1994), dédiée au violoncelliste russe Boris PERGAMENSCHIKOV qui l’a créée à Cologne le 28 décembre 1994.

544.

Rappelons que cette pièce résulte d’une commande pour le troisième Concours Rostropovitch de 1986.

545.

On sait effectivement que si la première période créatrice de PENDERECKI a été extrêmement novatrice (il s'agit des années 60-75), dès la fin des années 70, ses œuvres amorcent très clairement un retour à la tradition, et à un lyrisme d’esprit néo-romantique, auquel n’échappe d’ailleurs pas le Deuxième concerto pour violoncelle (1982).