c - Frances-Marie UITTI

Cette violoncelliste d’origine italienne, dont la formation instrumentale s’est faite auprès de grands maîtres tels que Leslie PARNAS et André NAVARRA, a tout particulièrement contribué à faire que son instrument s’adapte à la pensée et aux exigences nouvelles des compositeurs contemporains. Son goût prononcé pour l’improvisation et sa propre quête d’une dimension polyphonique sur le violoncelle l’ont conduite à faire de nombreuses expériences, et, après avoir utilisé quelques temps un archet courbe 546 , elle a développé une technique de jeu tout à fait inédite avec deux archets tenus simultanément dans la main droite, l’un posé normalement sur les cordes et l’autre placé à l’envers, sous les cordes. 547

Dans un article publié en 1992 548 , elle explique comment cette idée lui est apparue en rêve dans l’année 1976 et comment elle y a travaillé dans le secret le plus complet jusqu’en 1977. C’est Giacinto SCELSI, avec qui elle travaillait à cette époque à sa Trilogy pour violoncelle seul (The three Ages of Man), qui entendit pour la première fois, par hasard, les expériences auxquelles elle se livrait. Le compositeur fut immédiatement séduit par de telles possibilités et transcrivit pour le "violoncelle à deux archets" une œuvre composée à l'origine pour deux voix, Sauh, puis, peu de temps après, écrivit spécialement pour son interprète de prédilection Il Funerale di Carlo Magno (1979), conçu pour violoncelle à deux archets et percussion. 549 Très vite de nombreux autres compositeurs se sont bien entendu aussi intéressés à cette nouvelle technique et à ses riches possibilités polyphoniques. C’est ainsi que Louis ANDRIESSEN composa pour elle La Voce (1981), Luigi NONO, Diario Polacco (1982), Sharon KANACH, Stone n°3 (1982), et GyörgyKURTAG, Homage to John Cage, puis Message to Frances-Marie (1989). L’interprétation de ces œuvres lui est d’ailleurs strictement réservée, puisqu’elle est actuellement la seule violoncelliste à maîtriser cette technique.

Associée à cette technique de jeu avec deux archets simultanés, Frances Marie UITTI a fait aussi de nombreuses expériences sur les possibilités offertes par la scordatura, voire même le remplacement d’une corde par une autre, afin de transformer, non seulement le rapport harmonique entre les quatre cordes, mais aussi la sonorité même de l’instrument. Elle en a ainsi exploré méthodiquement toutes les possibilités, jusqu’aux limites extrêmes de stabilité de l’instrument, et c’est sur la base de ces expériences que plusieurs compositeurs ont adopté de telles pratiques dans leurs pièces pour violoncelle seul, comme Stone n°3 (1982) de la compositrice américaine Sharon KANACH 550 ou Three Sketches (1989) de l’anglais Jonathan HARVEY. 551

Si cette violoncelliste a fasciné les plus grands compositeurs par sa technique très personnelle de jeu avec deux archets, elle a aussi, plus largement inspiré de nombreuses pièces pour violoncelle seul dont elle est dédicataire, qu’elle a créées et qu’elle défend avec énergie dans ses récitals à travers le monde. Elle a d’ailleurs fait une brillante démonstration de l’ampleur de son répertoire dans ce domaine en octobre 1982 au Symphony Space de New-York, lorsqu’elle a présenté un récital constitué uniquement de pièces pour violoncelle solo, récital qui a duré sept heures sans interruption. Nous donnons en annexe le programme de ce récital qu’elle qualifie elle-même à juste titre de “ Marathon-récital ” (cf. Annexe n°12), et dans lequel se côtoient les plus grands ‘’classiques’’ du répertoire pour violoncelle seul du XXème siècle tels que Ciaccona, Intermezzo e Adagio de DALLAPICCOLA, la Sonate de ZIMMERMANN ou le Capriccio per S. Palm de PENDERECKI, mais aussi des œuvres que peu d’interprètes prennent le risque d’exécuter en concert, comme Nomos alpha de XENAKIS ou Time & Motion Study II de FERNEYHOUGH, ou bien encore les Etudes Boréales de John CAGE. Elle a d’ailleurs réalisé au cours de ce seul concert six créations mondiales qui témoignent du rôle important qu’elle joue dans la défense de ce répertoire.

Mais Frances-Marie UITTI n’est pas uniquement une interprète qui sait mettre son talent au service des compositeurs et son très fort besoin d’exprimer aussi sa propre personnalité, sans passer par les règles contraignantes de l’écriture, l’incitent à poursuivre une activité d’improvisation qui lui tient particulièrement à cœur. C’est en effet à travers ces improvisations qu’elle se réalise pleinement, dans sa véritable dimension de créateur. Certaines de ces improvisations sont pensées comme des ‘’commentaires’’ où elle s’approprie en quelque sorte la substance musicale de l’œuvre d’un de ses compositeurs de prédilection, comme c’est le cas dans Choral spectra (to JH) où elle rend hommage à Jonathan HARVEY 552 , Double choral (for Louis A), où il s’agit de Louis ANDRIESSEN, ou encore dans Message to György Kurtag. 553 Mais de ces improvisations sont nées aussi quelques pièces pour violoncelle solo qu’elle a pris soin de transcrire comme Xantrum (1979), Riskku (1980) Oaxano (1982) et Ricercare (1984), qui font d’ailleurs toutes appel à sa technique de jeu avec deux archets simultanés, associée à la scordatura.

On voit donc à quel point cette violoncelliste hors du commun a pu jouer un rôle essentiel dans l’évolution de la littérature pour violoncelle de ce dernier quart du XXème siècle. Mais d’autres jeunes interprètes ont aussi à cœur de poursuivre cet élargissement des possibilités de leur instrument, comme nous allons le voir maintenant avec Michael BACH.

Notes
546.

C’est au début des années 70 qu’elle a commencé à utiliser un archet courbe, construit spécialement pour elle par un luthier romain. Il permettait un jeu sur deux, trois ou quatre cordes voisines, ainsi que sur une seule corde, mais avec quelques difficultés et une dynamique assez limitée.

547.

Elle prépare actuellement un ouvrage pour l’Université de Columbia sur cette technique de jeu à deux archets qu’elle est la seule violoncelliste au monde à pratiquer.

548.

UITTI, Frances Marie, “ Dreidimensionaler Klang - Die Zwei-Bogen-Technik auf dem Violoncello ”, MusikTexte n°44, avril 1992, p.27 à 31.

549.

Frances Marie UITTI signale dans l'article cité précédemment, in MusikTexte n°44, avril 1992, p.28, que SCELSI souhaita que cette œuvre soit jouée pour son propre enterrement, ce qu'elle fit, dans une version pour violoncelle solo.

550.

Dans cette œuvre, elle demande de remplacer la corde supérieure de Lapar une corde de Do, et celle de par une corde de Sol, ce qui permet un accord tout à fait particulier de l'instrument, concentré dans un ambitus très réduit, de quinte diminuée, entre les les quatre cordes. On a ainsi, à partir de la première corde, Ré1 élevé de trois quarts de ton (ou 3/4 #), Sol1, Mi1 élevé d’un quart de ton (ou 1/4 #), Do #1. L’intérêt de cet accord réside de toute évidence ici dans des rapports harmoniques en micro-intervalles.

551.

Dans cette œuvre la corde de Sol est remplacée par une corde de qui est accordée sur un pour la première pièce, un cinquième de ton plus bas pour la seconde, et encore abaissée au Do pour la troisième. La quatrième corde est, elle aussi, descendue au Sib. Le caractère de chacune des pièces va être défini fondamentalement par les différents rapports harmoniques qui sont établis successivement. Cf. Commentaire du compositeur donné en Annexe n°3.

552.

Le compositeur anglais lui a dédié Three Sketches (1989) pour violoncelle seul, mais surtout son Concerto pour violoncelle, qu’elle a créé en 1990 et enregistré sur CD Etcetera, KTC 1148.

553.

Les trois titres cités sont enregistrés, ainsi que d’autres improvisations, sur un CD intitulé “ Uitti 2 bows ”, édité en 1995 en Hollande par BVHaast, CD 9505.