CONCLUSION

La composition pour violoncelle seul au XXème siècle aurait-elle seulement constitué une résurgence, ancrée dans le passé par les liens qu’elle entretient avec certaines formes de tradition, ou a-t-elle plus précisément correspondu aux besoins spécifiques d’une époque, à des exigences particulières des compositeurs, et aux voies dans lesquelles s’engageait plus généralement la musique au cours de ce siècle ? Ce sont les réponses que nous voudrions apporter en conclusion de cette investigation menée à travers cet étonnant et prodigieux répertoire.

Dans la première partie de notre travail, nous avons pu en effet juger de l’impact déterminant de la redécouverte des Suites pour violoncelle seul de BACH au début du XXème siècle sur l’intérêt porté par les compositeurs à ce medium instrumental, totalement négligé par les siècles précédents. Il est indubitable que ces œuvres ont exercé une profonde influence sur les nouvelles compositions destinées au violoncelle seul.

Comme l’a si justement analysé le compositeur suisse Klaus HUBER, dans son “ Hommage à Bach au XXème siècle ” 574 , “ ‘[...] l’art de Bach est un bien culturel par excellence, et donc comme omniprésent pour chaque futur musicien ’” 575 . Le pouvoir qu’exerce encore sa musique sur l’inconscient des compositeurs de notre siècle ne peut absolument pas être nié.

Dans le cadre particulier de notre répertoire, il a en tous cas très certainement conditionné le besoin de nombre de compositeurs de s’inscrire dans la tradition de genres tels que la Suite, la Sonate, ou encore plus largement, d’autres formes issues de l’époque baroque. L’ampleur de ce corpus suffit à l’attester, même si la grande liberté prise par rapport à ces modèles témoigne aussi, par ailleurs, de l’importante fracture provoquée par le temps écoulé. Si cette filiation par le biais du genre relève d’un aspect formel qui aurait pu finalement concerner tout autre instrument, il nous semble en revanche que, dans ce contexte bien spécifique de la composition pour violoncelle seul, pour lequel BACH est véritablement demeuré une figure emblématique, le geste même d’écrire pour ce medium porte déjà en lui la référence au Maître, ainsi que l’ont d’ailleurs clairement exprimé bien des compositeurs. Mais cette référence le plus souvent implicite à BACH, qui est encore sous-jacente dans bien des œuvres pour violoncelle seul, a en réalité plutôt valeur de symbole que de ‘’modèle’’, et n’est sans doute pas complètement étrangère à ce “ désir de survivre ”, à cette ambition de “ l’universalité du message ” et à cette résistance au temps ” dont parle Klaus HUBER. 576

Nous pensons cependant pouvoir affirmer que, si ces Suites de BACH ont sans conteste joué un rôle important dans l’imaginaire des compositeurs du XXème siècle, et ceci jusqu’à la fin du siècle, c’est encore beaucoup plus par le modèle de défi que représentait leur medium. L’enjeu majeur d’une écriture polyphonique pour cet instrument solo, qui avait guidé BACH dans la réalisation de ses œuvres, a très certainement exercé un poids essentiel dans la stimulation des compositeurs à écrire pour cet instrument. Comme le souligne aussi Klaus HUBER : “ ‘Ce n’est pas seulement l’universalité de cette écriture [celle de BACH’ ‘] qui est frappante, c’est également son côté spéculatif ’” 577 .

Ce caractère spéculatif que recèle la musique de BACH continue en effet à fasciner nombre de compositeurs, pour lesquels cette dimension reste un aspect fondamental de la composition musicale. La part d’abstraction que comporte l’œuvre pour violoncelle seul apparaît donc bien comme l’un des facteurs importants qui ont pu séduire et engager tant de compositeurs dans ce mode d’expression.

Mais si cet enjeu polyphonique demeure encore tout à fait valide de nos jours, il s’est aussi trouvé élargi par de nouvelles exigences liées à l’évolution de la pensée compositionnelle au XXème siècle, tout particulièrement celles qui résultent de la place désormais accordée au timbre dans la conception de l’œuvre musicale. Dans cette perspective, l’instrument a su répondre, peut-être mieux que tout autre, aux besoins, en se prêtant à un renouvellement important de sa technique. Par le développement d’une multitude de modes de jeu, par une attention particulière portée à différents aspects du jeu instrumental jusque là négligés par les compositeurs, il a ainsi permis d’obtenir cette riche et quasi infinie palette de timbres, indispensable à tout créateur de notre temps, mais aussi atout majeur pour atteindre à l’illusion de pluralité que sous-entend plus particulièrement l’écriture pour ce medium.

Paradoxalement, nous avons pu aussi constater que l’image traditionnellement attachée à cet instrument est bien loin d’être remise en cause, et la tradition du violoncelle lyrique a cependant continué à se perpétuer tout au long du XXème siècle, que ce soit en tant que source d’inspiration de cette littérature, ou dans le traitement même de l’instrument. Là encore, les compositeurs revendiquent bien souvent un droit à l’expression mélodique, qui semblait avoir été bannie de la plupart des courants esthétiques de ce siècle, mais si indissociablement liée aux qualités naturelles de l’instrument qu’ils ne peuvent que s’y soumettre.

La composition pour violoncelle seul s’inscrit enfin dans un développement de l’expression soliste, motivé, non seulement par un culte du vedettariat et de la virtuosité, qui n’est d’ailleurs pas nouveau, mais surtout encore davantage par un besoin toujours plus pressant de repousser les limites instrumentales à une époque où l’électronique s’est par ailleurs définitivement imposée comme une voie essentielle de la composition musicale. Et si le violoncelle a suscité une telle prédilection au sein de la composition pour instrument seul, on doit sans aucun doute l’attribuer aux qualités hors du commun des violoncellistes de notre temps, à leur maîtrise exceptionnelle de l’instrument, aux recherches qu’ils ont eux-mêmes entreprises pour en élargir encore les possibilités, et à leur grande ouverture d’esprit. La forte demande qu’ils ont su manifester auprès des compositeurs, les compétences qu’ils ont mises à leur disposition, ont largement contribué à favoriser une éclosion aussi soudaine qu’inattendue de ce répertoire.

L’abondance des œuvres et leur nombre toujours croissant parle en faveur d’une adéquation tout à fait réelle entre ce medium instrumental et les problèmes spécifiques de la musique du XXème siècle. A travers le nombre très important de compositeurs qui se sont intéressés au violoncelle seul tout au long du siècle, on s’aperçoit aussi que ce medium a bien concerné toutes les tendances qui s’y sont développées, et ceci bien souvent à travers les personnalités musicales les plus fortes. Ce répertoire est donc parfaitement significatif de la musique du XXème siècle dans son ensemble. Il est d’ailleurs intéressant de souligner qu’il est même apparu à plusieurs reprises dans notre étude comme un lieu tout à fait propice à certaines expériences, comme une sorte de “ laboratoire ” dans l’élaboration d’une nouvelle esthétique ou d’un nouveau langage, qu’il marque parfois une étape importante dans l’évolution du parcours d’un compositeur (cf. ZIMMERMANN). Nomos alpha de XENAKIS en est peut-être l’un des exemples les plus révélateurs à ce point de vue, puisque c’est à travers cette œuvre que le compositeur développe les principes fondamentaux de son langage ‘’symbolique’’ (théorie des groupes et théorie des cribles, élaboration au préalable de la structure hors temps), principes qu’il appliquera ultérieurement dans des œuvres de plus vastes dimensions, telles que Nomos Gamma (1967-8) pour orchestre et Anaktoria (1969) pour huit instruments. C’est ainsi aussi, que Projection 1 constitue pour Morton FELDMAN la première œuvre dont la nature ‘’indéterminée’’ nécessite la mise au point d’un nouveau système de notation sous la forme d’une partition graphique.

Notre objectif, dans ce travail, a été principalement de mettre en évidence la multiplicité des facettes que présente ce répertoire, tout en essayant d’en dégager les traits les plus généraux qui le caractérisent, et les problèmes qu’il soulève. L’ampleur du corpus envisagé ne nous a malheureusement pas permis d’approfondir chacune des œuvres autant que nous aurions souhaité le faire, et surtout de pénétrer dans l’univers, chaque fois si personnel, des compositeurs de notre temps.

Il est certain cependant que chaque tendance esthétique révèle aussi des aspects particuliers dans sa propre conception de l’instrument, et une étude plus précise des liens qui peuvent s’établir entre techniques compositionnelles et traitement instrumental serait d’un très grand intérêt. Elle pourrait constituer une deuxième étape de notre recherche autour de ce répertoire qui continue de nous fasciner toujours plus.

Au terme de cette étude et des riches découvertes que nous avons pu faire nous-même tout au long de cette recherche, il nous reste à souhaiter que notre travail contribue à une meilleure connaissance de ce répertoire et incite les instrumentistes à ‘’sortir des sentiers battus’’, à continuer à ‘’fouiller’’ dans cette si abondante littérature qui recèle encore bien des joyaux méconnus.

Notes
574.

HUBER, Klaus, “ Hommage à Bach au XXème siècle ”, Entretemps n°7, décembre 1988, p.135 à 141 ; traduction française par Martin Kaltenecker d’une conférence tenus lors du colloque “ Bach au XXème siècle ”, Kassel, 1-2 novembre 1984.

575.

HUBER, Klaus, “ Hommage à Bach au XXème siècle ”, op. cit., p.135.

576.

“ Peut-être que dans l’inconscient du compositeur s’exprime là comme le désir de survivre, de vivre en tant qu’il se réfère à Bach. ”, ibid., p.139

“ Le compositeur ambitionne peut-être par là l’esquisse de l’universalité de son message, quelque chose comme une résistance au temps, un refuge au sein du mystère du temps. ”, ibid., p.140.

577.

HUBER, Klaus, “ Hommage à Bach au XXème siècle ”, op. cit., p.137.