5.1. De la gestion et de la complexité.

Depuis déjà quelques décennies, les paradigmes de la science classique ont été remis en cause. Si les paradigmes de la science classique ont conduit au développement de la connaissance humaine, c'est aussi vrai que le réductionnisme, qu'ils entretiennent, ne permettait pas de voir d'autres éléments présents dans les faits ou plutôt, dans la dissection de leur analyse, ils les masquaient.

Le concept de «paradigme », développé par le philosophe et historien des sciences Thomas Kuhn dans les années 60 (Kuhn 1985), est un ensemble de structures imaginaires, réalisées à un moment historique particulier, produit de l'expérience particulière des sociétés et de leur langage. Ces paradigmes vont s'imposer à tous les domaines de la pensée à une certaine époque.

Alors, l'expérience de la science classique va déterminer la vision générale sur laquelle repose notre vision du monde, donc aussi notre vision du domaine économique et, bien entendu, de l'entreprise. Cette vision possède sa propre méthode. Qualifiée de réductionniste(Morin 1977, 1990), la méthode de la science classique prend toute la place de la pensée en occident.

La science s'est arrogée le monopole de la pensée et par ce biais elle n'a pas laissé de possibilités à d'autres approches. En effet, depuis Descartes et son «tableau synoptique des disciplines scientifiques » (1828), (voir Le Moigne 1990) les sciences ont été découpées d'une certaine façon «logique », qui a fini par contribuer à empêcher la transdisciplinarité de la connaissance et de la recherche.

En fait la loi de la science, dans les domaines de la matière et particulièrement de la physique, a gouverne les explications données à l'existence humaine et à la façon d'organiser la société. La physique, avec ses causalités linéaires, s'opposerait à la démarche de la biologique et du domaine du vivant, avec ses causalités en boucle et ses récursivités. Depuis près de cinquante années, ces deux antagonismes ne cessent pas de s'approcher. Notre vision du monde commence à se transformer. Même si cela touche aujourd'hui seulement certains secteur de la science et du monde universitaire, les paradigmes sont déjà touchés.

<!--newpara-->Dans l’œuvre de Morin (La Méthode) sont largement présentées les caractéristiques de ces deux universels de la pensée : la science classique et la nouvelle science, celle de la linéarité, du mécanisme, du déterminisme, du réductionnisme, de la généralisation, de la connaissance ferme et puis de la multicausalité, de la récursivité, de la transversalité, de la connaissance ouverte, de la complexité.

C'est l'objectivité de la science remise en question, non par ses résultats eux-mêmes, mais par sa méthode (Serres 1991). La présentation des méthodes constructivistes (Le Moigne 1995) qui poussent à considérer que l'analyse est une de méthodes de la modélisation, mais qu'il y en a bien d'autres et que le raisonnement n'est pas uniquement déductif (Avenier 1997), ouvre des possibilités nouvelles pour le développement de la connaissance.

Le Moigne, dans les différents développements relatifs aux sciences de gestion et toujours dans la perspective de montrer les éléments qui permettront d'avoir un regard différent sur la gestion, nous parle du besoin de faire de nouvelles constructions pour la validation des connaissances en gestion, autres que celles du positivisme (Le Moigne 1993).

Dans sa réflexion, on retrouve l'évocation d'autres auteurs à propos des racines épistémologiques de la gestion : ‘ « H. Simon, cherchant à identifier l'originalité épistémologique de la science de gestion, constate qu'elle est de même nature que celle des sciences de l'ingénierie ou de l'architecture ou de la musique : elle est science de conception (Science of design) en non science d'analyse ; autrement dit, elle se définit par son projet de connaissance beaucoup mieux que par son objet de connaissance. »(Le Moigne 1990).

Parmi les paradigmes, qu'il a fallu changer, se trouve celui de la rationalité. C'est le concept de Rationalité Procédurale du H. Simon, qui va donner une autre approche : « un comportement est rationnel au sens de la rationalité procédurale quand il est le résultat d'une délibération appropriée. Cette rationalité procédurale dépend du raisonnement qui l'engendre » ( H. Simon, cité par Avenier 1997). D'ailleurs c'est cette rationalité qu'on trouvera à la base du comportement des acteurs au sein des organisations, dans l'analyse faite par Crozier et Friedberg (1977).

Dans les années 70, commencent à être présentées au grand public les réflexions autour de ce changement de paradigme (Prigogine et Stengers, 1983). A la base de ces réflexions, la nécessité de rétablir ou de faire «une nouvelle alliance » entre la science et l'homme, entre la nature et la société, entre la science et la philosophie.

Plusieurs auteurs ont travaillé dans cette perspective (Wiener, Simon, Atlan, Morin, Le Moigne, Varela, Maturana) : montrer que la pensée de l'être humain se fait toujours par rapport à quelque chose, et pas en dehors de cette même chose. Ce sont les fondements du «constructivisme ». Le monde existe sous une représentation que nous nous faisons de lui, donc nous construisons le monde que nous nous représentons avec des éléments qui sont propres. et uniques a chacun .

Cet élément présenté par Le Moigne, à propos de la Modélisation des Systèmes Complexes (Le Moigne 1990), va nous aider à comprendre comment est-ce que nous nous construisons des représentations de la réalité, mais particulièrement comment est-ce que nous nous faisons des représentations des organisations dans lesquelles nous sommes.

Ce graphique nous montre deux représentations de la réalité, lesquelles sont à la base de deux approches différentes de la connaissance.

*Source : le Moigne, 1990

Mais si les représentations de la réalité, que nous faisons, partent de nos propres éléments, donc, nous faisons déjà part des éléments de cette réalité.

Les phénomènes existent, et à partir d'eux nous pouvons nous faire une vision complexe ou non de la réalité. C'est l'observateur qui, en fonction de son regard et de ses intentions, fait d’elle un phénomène plus ou moins complexe. Cela serait la vision du monde de l'observateur. Et telle serait la représentation qu'il se ferait du phénomène.

Les représentations de la réalité, que se font les observateurs, vont forcément être différentes les unes par rapport aux autres. L'idée est construite des représentations plus adaptées au contexte et aux objectifs poursuivis par la tâche de l'observateur. On construit la réalité à partir du « monde qu'on emmène à la main », nous dit Maturana (Maturana 1997, et Maturana et Varela 1992).

On ne fera pas ici une présentation détaillée de la pensée complexe (Morin 1990) on se limitera à signaler une de ses caractéristiques fondamentales : ‘ « Le tout est en même temps plus et moins que la somme de ses parties ».

Pour le management dans la complexité, Genelot nous présente trois niveaux de complexité (Genelot 1998) .

  1. La réalité est présumée complexe en elle-même.
  2. Les phénomènes ne sont complexes que si un observateur les perçoit comme tels. La représentation d'une réalité présumée complexe est un processus complexe.
  3. Nos représentations de la réalité conditionnent nos comportements. La complexité de la réalité est dans une certaine mesure construite à partir de nos représentations. »

D'abord, la réalité est, en elle-même, complexe. Elle possède des éléments qui ne nous laissent pas la connaître complètement : l'imprévu, l'instable, l'incertain, les multiples rapports avec son entourage, l'imprévisible, la récursivité..., leur histoire et leur parcours toujours inachevé.

Les interactions des éléments du phénomène deviennent complètement incompréhensibles, tel est leur enchevêtrement. De nombreuses variables, de multiples rapports, des liens divers, des causalités inattendues, font du phénomène l'expression de la complexité. L'analyse du phénomène à partir de la pensée complexe nous amène à trois niveaux :

  • la causalité linéaire (déjà connue dans l'analyse classique),
  • la rétroaction (le système est conduit à partir de ses finalités, et non à partir de ses causes),
  • la récursivité (le produit est le producteur de ce qui le produit).

Les phénomènes s'auto-organisent. Un système, en produisant quelque chose, s'auto-produit. C'est l'émergence d'une capacité d'autonomie au sein du système. « L'idée d'auto-organisation est née des recherches sur les systèmes capables de s'adapter aux perturbations de leur environnement. » (Lagrand-Escure et Thietart 1996).

" L'ordre qui coexiste avec le désordre dans l'unité et qui produit l'organisation. L'ordre absolu ne permet pas la création, le désordre absolu ne permet pas la vie. " (Morin 1990). ’ La définition d'Atlan dit que ‘ «la complexité est un désordre apparent où l'on a des raisons de supposer un ordre caché ou bien, la complexité est un ordre dont on ne connaît pas le code. » (Atlan 1979).

La coexistence de logiques différentes, nommée par Morin «dialogique », affirme la complémentarité, la concurrence et même l'antagonisme, sans pour autant perdre l'unité du phénomène. Rappelons-nous la logique du bénéfice économique de la productivité entrepreneuriale, et en même temps la logique du bien-être de la société (Sen 1999), dans notre travail ou bien dans d'autres approches de la gestion sociale.

Au deuxième, niveau il s'agit de déterminer la manière dont on va se représenter le phénomène déjà défini comme complexe, donc incomplet et en mutation. Il s'agit des mécanismes de construction des représentations. Il faut se rappeler que la manière dont nous nous représentons la réalité, commence à se former dès notre première enfance et qu'elle est «modélisée » à l'école, donc sous les paradigmes du moment.

Un exemple courant des représentations trompeuses à propos de l'entreprise, c'est le fait de croire que l'organigramme est sa représentation. Cela se fait à partir de la simplification mutilante de la réalité, mais pour autant tout le monde est d'accord, et reproduit la même tricherie universelle. De même pourrait-on évoquer de nombreuses notions telles que la gestion des projets, les décisions stratégiques et autant d'autres.

Un «système de représentation »(Le Moigne 1994), c'est la manière que nous utilisons pour construire une représentation (filtrée, ordonnée, interprétée) de la «réalité », laquelle va nous permettre de raisonner, aimer, réagir, détester, etc., mais surtout, de communiquer avec les autres. Il y a alors, une réalité complexe, qui est soumise à une représentation communicable. C'est une première notion du modèle : une représentation communicable de la réalité complexe, qui a surgi de notre expérience.

Le système de représentation, que nous possédons, serait constitué d'au moins trois composantes :

  • un schéma ou une grille de lecture ou d'interprétation,
  • le contexte dans lequel nous nous en servons,
  • les intentions qui nous font agir.

La manière dont nous lisons la réalité, la grille de lecture, est très marquée par notre histoire personnelle (Maturana 1992) : il y a la culture dans laquelle on a été formé (le pays, la famille, l'entreprise, etc.), les valeurs et les croyances. Il y a la formation, donc l'éducation formelle et tous les atouts et les obstacles qu'elle développe (Morin 1999, Crozier et Tilliete 1995). Il y a enfin l'expérience (Maturana 1992), qui nous apporte en plus des connaissances, nos modes de perception et nos façons de concevoir et de réagir.

Le contexte dans lequel nous agissons est notre monde physique, géographique, social, affectif, intellectuel, le moment historique dans lequel nous nous trouvons à un moment donné, ses éléments politiques et sociaux.

Les intentions qu'on porte sur notre action vont marquer profondément notre représentation de la réalité (cela pourrait expliquer largement les résultats de certaines interventions auprès des entreprises de la part des consultants). D'une certaine façon, nos intentions sont le futur désiré, ce sont les avancées de ce vers quoi nous avons envie d'aller.

Enfin, à partir de nos représentations nous arrivons à une construction toute particulière de la réalité. Nous ne donnons pas une image de la réalité, nous faisons une construction subjective des éléments que nous avons sélectionnés et traités dans notre esprit. Les biologistes ont beaucoup développé ces dernières années, des expériences et des réflexions à ce sujet.

La notion d'autopoiese (Maturana y Varela, 1982) désigne la capacité des êtres vivants à produire les conditions de leur propre existence, donc à leur reproduction. Ce concept appliqué à l'analyse des organisations sociales (Luhmann 1990) affirme d'une certaine façon, que cela exprime la capacité des organisations à perpétuer leur existence, donc leurs vertus et même leurs défauts. Maturana nous met en garde contre un usage abusif du mot, dans la mesure, dit-il, où les êtres vivants sont différents des hommes, parce qu'ils sont privés de la conscience de ces derniers.

<!--newpara-->On trouvera des analyses enrichissantes à ce propos et particulièrement autour de son application au domaine de la gestion publique (Brans and Rossbach 1997). La notion d'autopoiesis restera dans notre esprit en prenant garde de ne pas trop abuser de ses possibilités.

L'approche de la complexité s'avère fort pertinente pour le regard stratégique, dans la mesure où la stratégie commande une veille très importante de l'environnement dans le même temps qu'on regarde les éléments de l'organisation dans son développement et dans leurs rapports.

A partir des représentations qu'on se fait de la réalité, on va influencer, donc, cette réalité qu'on est censé «regarder ». Cela dans la mesure où notre action dépend de nos représentations de la réalité.

A ce niveau là, nous sommes contraints d'agir sur nos paradigmes. A partir de quel paradigme allons-nous construire notre représentation de la réalité ? Le modèle classique laisse la place au paradigme systémique.

*Source : Genelot, 1977

Parler de représentations amène à préciser les frontières de l'organisation. La modélisation reflète, nous dit Melese (1990), les intentions et les visées de l'observateur. Le tableau suivant montre les différentes représentations de l'environnement, qui peuvent être développées par l'entreprise.

Phénomène (ou logique) observe Milieu
ou champs diffus

Quasi-ORGANISATIONS

Organisations
Système transversal
Clientèle - Ensemble de clients - Segments de marche assortis de motivations et intentions d’achat. - Gros clients identifies.
-Associations de consommateurs.
- ....
- Interaction entre les éléments précédents, les organismes publics, professionnels...
Personnel - Ensemble de personnes de l’entreprise - Catégories socioprofessionnelles. - Partenaires sociaux
- Centrales Syndicales.
- Ministère du Travail.
- ....
- Ensemble hiérarchise des relations entre tous les éléments précédents
Ecologie - Le milieu naturel - Les divers environnements (eau, air, paysage) assortis de leurs réglementations. - Ministère de l’Environnement.
- Associations de défense.
- .....
- Idem
Idéologie - Ensemble de valeurs individuelles - Le sous-cultures et sous-groupes idéologiques dans l’entreprise. -Partis politiques.
....
- CNPF.
- Syndicats.
- Du véritable système hiérarchise, dans certains cas, au champ diffus.

*Source, Melese 1990.

Jean-Louis Le Moigne (1990) développe largement le sujet des représentations, mais particulièrement de la modélisation des systèmes complexes (donc de l'entreprise), de son travail on retiendra ici uniquement les neuf niveaux de complexité, qu'il propose dans sa démarche :

  1. le phénomène est identifiable,
  2. le phénomène est actif,
  3. le phénomène est régulé,
  4. le phénomène s'informe de son propre comportement,
  5. le système décide de son comportement,
  6. le système mémorise,<!--newpara-->
  7. le système coordonne ses décisions d'action,
  8. le système imagine et conçoit de nouvelles décisions possibles,
  9. le système se finalise.

Ce sera le degré de complexité du système que nous analysons, qui va nous demander de plus en plus d'efforts pour nous servir du modèle proposé par Le Moigne, dans l'intention de mieux comprendre l'organisation analysée.

L'analyse de la complexité du système étudié doit nous permettre d'identifier les intentions des agents et les problèmes à résoudre relativement aux projets qu'ils poursuivent.

Par la suite, on verra l'enchaînement de l'approche de la complexité à celle du développement de la pensée stratégique.