Introduction

Objectifs et démarche

Pour mesurer les enjeux, il importe de définir le concept même de langage spécialisé. Pour savoir ce qu'est le langage juridique, il convient de vérifier où il se situe, quelle est sa place parmi les langages spécialisés et quelles sont ses interférences avec la langue courante. Une fois définies les caractéristiques générales des langages spécialisés, il est possible de partir à la découverte de ce langage spécifique et de son fonctionnement au sein de la langue italienne.

La tâche est considérable, car dans le domaine juridique la «parole» remplit un rôle essentiel. C'est par la parole que le droit existe, c'est grâce à la parole que des droits et des devoirs sont exprimés, c'est par la parole que des jugements sont rendus. Toute réalité juridique ne pourrait exister, ou être nommée, sans l'usage de la parole. Ce rôle prépondérant de la parole, assorti de la multiplicité de réalités que le droit recouvre, laisse entrevoir les dimensions exorbitantes que doit prendre tout travail d'analyse linguistique sur son usage dans ce domaine.

En effet, l'expression langage juridique se réfère à l'usage de la langue pour des finalités bien différentes entre elles : créer des normes, rendre des jugements, rédiger des conclusions, définir les termes d'un contrat, écrire un testament, commenter un arrêt, et ainsi de suite. Par ailleurs, son usage n'est pas réservé à l'écrit, mais sert à l'oral, et dans des situations très différentes : au Parlement lors de la préparation d'un texte législatif, au Tribunal lors d'un jugement, au commissariat de police lors de la rédaction d'un procès-verbal… Dans toutes ces situations, les locuteurs sont différents : chacun «joue sur le clavier langage juridique» d'après son statut, d'après ses intentions et d'après ses compétences en la matière. Cette pluralité de fonctions du langage juridique lui donne ses multiples facettes. Est-il possible de s'orienter dans cette multitude de réalisations ?

Le droit lui-même a prévu la codification de toutes ses formes ; chacune d'entre elles doit remplir des caractéristiques bien déterminées, répondre à des règles établies et raisonnées. La langue se plie-t-elle aux exigences du droit, à ses priorités ? Ou est-ce le contraire ? Est-ce pour cette raison que ce langage est souvent qualifié de recherché, d'obscur, d'incompréhensible ? Et pourtant, il s'adresse à tous sans distinction. Peu importe la compétence des gens en la matière, ils sont censés comprendre même si le droit ne s'exprime pas dans leur langue d'origine. Est-ce que ce langage prend en compte ces clivages ? Est-ce qu'il essaie de les combler ? Difficile de répondre à toutes ces questions, de faire face à tant de points de vue.

Notre approche n'est pas celle d'un spécialiste du droit. Ce n'est pas le propos d'un théoricien de la langue, mais celui d'un linguiste placé face à une réalité complexe. Dans cette optique, il s'agit de décrire les aspects lexicaux, les traits syntaxiques, puis de considérer l'aspect stylistique de ce langage. Notre statut de non-juriste et notre volonté de ne pas aborder à proprement parler la terminologie imposent ce choix. Le «fond» de ce langage n'est pas de notre ressort ; la «forme»qu'il prend dans ses différentes réalisations nous concerne certainement. La manière d'énoncer est donc tout aussi importante que le contenu, et c'est cet aspect du langage juridique qui est interprété ici.

Une clef de lecture nous a été donnée antérieurement à toute pratique professionnelle : la découverte et la prise en considération pendant les années de formation à la Scuola di Lingue Moderne per Interpreti e Traduttori de Trieste, d'un ouvrage fondamental pour aborder de telles questions. Il y a vingt ans, P.Scavée et P.Intravaia, deux francophones, dans leur Traité de Stylistique comparée 1, présentèrent une analyse stylistique comparée du français et de l'italien. Leur ouvrage est le résultat de dix ans de recherches et d'enseignement de la traduction à l'École de Traducteurs et Interprètes de Mons. Ce traité est utilisé dans les Écoles de Traducteurs comme base de l'enseignement de la traduction de l'italien vers le français. Les deux auteurs sont profondément convaincus que la traduction n'est pas un art, au sens de synthèse d'inspiration et de génie, mais une techné, un savoir-faire transmissible. Le mot art est pris au sens que l'on retrouve aussi bien dans artisan que dans l'expression toute faite «arts et métiers».

Dégager les traits stylistiques des langues est pour eux une démarche essentielle. L'analyse qu'ils en font trouve son point de départ dans la définition que C.Bally2 donne de la stylistique. D'après ce dernier, la stylistique est «la somme des moyens d'expression affective que la langue met à la disposition de l'usager». Pas de langue sans affectivité. Acceptant cette définition, les deux linguistes postulent d'emblée ce qu'ils entendent par «style collectif» et «style individuel» :

‘«Si la stylistique désigne le réservoir des possibilités d'expressions affectives d'une langue, et le style individuel le choix préférentiel d'une personne puisant dans ce potentiel linguistique, le style collectif concerne le choix préférentiel propre à toute une collectivité qui, parmi toutes les possibilités d'expression affective, privilégie certaines d'entre elles selon un mode de sensibilité particulier.»3

Les écarts entre style collectif et style individuel des deux langues, le français et l'italien, les amènent à démontrer l'existence et les caractéristiques d'un style collectif italien, et d'un style collectif français. Volontairement, P.Scavée et P.Intravaia privilégient l'analyse synchronique de la langue italienne ; leur but est d'améliorer la compréhension de phénomènes qui, une fois connus, permettent de résoudre les problèmes de traduction rencontrés. Le corpus, objet de leur étude, est formé essentiellement de productions linguistiques spontanées et de très peu de productions écrites.

Au service des traducteurs, leur analyse s'appuie sur la méthode mise au point par Spitzer4 pour la stylistique littéraire. Ce dernier postule que l'oeuvre littéraire est un tout organique, régi par une loi intérieure qui recèle la signification ultime du texte. Pour en faire l'analyse stylistique, il faut des lectures et des relectures, une imprégnation de l'oeuvre jusqu'à saturation. Une particularité stylistique s'impose à l'attention et enrévèle l'étymon spirituel, la signification ontologique. Cette méthode est baptisée par son auteur la méthode du cercle philologique parce qu'elle engage à parcourir de plusieurs regards circulaires le texte en question. Spitzer affirme alors que les faits stylistiques décrits constituent des sortes d'infractions à une norme linguistique. Cette notion est en soi difficilement saisissable, et Starobinski, dans sa Préface à l'ouvrage de Spitzer, parle de traits stylistiques «micro-représentatifs» de l'organisation de l'oeuvre, qui permettent d'interpréter sa signification ontologique. Intuition et saisie du point focal aident à formuler les premières hypothèses sur l'étymon spirituel. Celles-ci sont démontrées par l'observation d'autres faits stylistiques : s'il y a confirmation, l'hypothèse est pertinente. Cette façon de procéder est en quelque sorte l'application pure et simple de la méthode scientifique : formuler des hypothèses, observer, vérifier, puis conclure. Toutefois, il est aisé de constater qu'en matière de style, le chercheur risque d'être «victime» d'une première hypothèse et de ne voir ainsi que les faits aptes à étayer sa thèse. Qui plus est, il est très difficile de définir exactement une norme linguistique, et, lorsque c'est un écart par rapport à la norme qui est recherché, la tâche est encore moins facile.

Cette méthode de Spitzer fut critiquée par les stylisticiens structuralistes. Si les chercheurs de Mons, tout en partageant certaines des réserves exprimées, continuent de l'utiliser, c'est que pour eux le caractère ambigu de cette démarche est annulé lorsque l'on passe de la stylistique interne à la stylistique comparée5.

Toutefois, pour éviter les objections faites au caractère «impressionniste» de leur recherche, ils s'appuient sur les critères établis au même moment par M.Riffaterre6 pour définir un fait stylistique. Des critères rigoureux : M.Riffaterre affirme qu'un fait stylistique est toujours réductible à un effet de tension entre deux pôles contrastifs repérables dans le contexte. L'effet de style est donc une sorte de rupture dans un contexte homogène. Cette définition, sans doute très limitative, suggère que, lorsque l'on trouve un fait stylistique correspondant à de tels paramètres, il n'y a pas uniquement une impression subjective, mais une caractéristique objective.

Le Traité de stylistique comparée utilise ces paramètres pour isoler les faits stylistiques qui jouent le rôle d'éléments inducteurs. Ces éléments permettent d'appliquer la méthode de Spitzer «à la parole collective des italophones»7.

Ainsi, les linguistes de Mons présument et déterminent l'existence d'un style collectif de l'italien. Toutefois, ils reconnaissent que, dans leur travail «d'imprégnation du matériel examiné», il est quasiment impossible de ressentir le fameux déclic intuitif dont parle Spitzer, un déclic capable de dégager à lui seul la signification profonde de l'oeuvre examinée. Mais c'est bien la somme des différentes marques stylistiques ainsi dégagées qui permet de saisir la manière commune qu'ont les Italiens de sentir et d'exprimer le réel.

L'étymon spirituel mis en valeur par les chercheurs belges est essentiellement le baroquisme de la langue italienne ; ce diagnostic est la synthèse des différentes tendances qu'ils constatent dans l'usage de la langue italienne. La première : l'italien se situe de préférence sur «le plan du réel», tandis que le français se situe spontanément sur «le plan de l'entendement».La deuxième : cette tendance s'accompagne d'un goût marqué pour l'abstraction conceptuelle. Ils précisent que cette propension apparaît comme une sorte de «superstructure, un héritage culturel contingent».8 C'est la coexistence de ces tendances antinomiques qui permet aux deux linguistes d'affirmer le caractère baroque de la langue italienne. Il va de soi que la notion de baroque est relative et que dans le contexte de leur étude, la comparaison avec le français la rend plus manifeste. Il est utile de citer l'un des exemples du Traité de stylistique comparée pour comprendre d'emblée ce concept :

‘È fondamentale perché il «discorso» sui valori si possa «innestare» efficacemente su quello universitario che le proposte della tradizione regionale non siano presentate come relitti9 .

Le contraste entre le verbe concret innestare et discorso est patent. C'est ce bipolarisme qui essaie d'exprimer dans toute sa totalité et sa plénitude le réel qu'ils qualifient de baroque. Nous illustreront plus loin ce concept fondamental qui présente plusieurs facettes. La pratique de la traduction pendant des années nous a donné la possibilité de vérifier la justesse de leurs remarques ; l'éclairage qu'elles portent sur le langage juridique permet une étude des plus passionnantes.

Ce style collectif baroque de l'italien, relevé par P.Scavée et P.Intravaia est établi d'après un corpus formé essentiellement de transcriptions d'enregistrements de conversations, de débats et d'interviews. Se manifeste-t-il également sur un corpus comme le nôtre, constitué exclusivement de textes écrits dans un langage spécialisé ? L'étymon générateur se trouve-t-il également dans le langage juridique italien ? Les liens étroits que le droit entretient avec la société dont il est une émanation, permettent-ils que l'hypothèse de P.Scavée et P.Intravaia, fondée sur l'analyse de la langue courante, se confirme pour le langage juridique ?

Leur approche ne leur permet pas d'aborder un autre problème qu'il faut prendre en considération : l'opposition entre complexité et clarté des énoncés du langage juridique. S'adressant à des initiés, aux addetti ai lavori, ces énoncés sont nécessairement complexes. Mais puisque «nul n'est censé ignorer la loi», ils doivent être clairs pour tous les justiciables. La fonction même de la loi devrait obliger le rédacteur à prendre en compte le destinataire. Est-ce vrai dans les multiples réalisations de ce langage ? Autant de questions, et de réponses difficiles à donner.

Notes
1.

P.Scavée, P.Intravaia, Traité de stylistique comparée, Bruxelles, 1979.

2.

C.Bally, Traité de stylistique française, Paris, 1951.

3.

P.Scavée, P.Intravaia, op.cit., 1979, p.14.

4.

L.Spitzer, Études de style, Paris, 1970 (voir notamment la Préface de J.Starobinski).

5.

P.Scavée, P.Intravaia, op.cit.,1979, p.28.

6.

M.Riffaterre, Essais de linguistique structurale, Paris, 1971.

7.

P.Scavée, P.Intravaia, op.cit.,1979, p.28.

8.

P.Scavée, P.Intravaia, op.cit., 1979, p.47. «Plan du réel» et «plan de l'entendement» sont les expressions utilisées par A. Malblanc pour définir les différences stylistiques entre l'allemand et le français dans l'ouvrage : Stylistique comparée du français et de l'allemand, Paris, 1963. J.P.Vinay et J.Darbelnet les ont par la suite reprises pour l'anglais et le français. Ils affirment : «Par plan du réel nous entendons le plan sur lequel la représentation linguistique côtoie la réalité concrète. Le plan de l'entendement est un niveau d'abstraction auquel l'esprit s'élève pour considérer la réalité sous un angle général.» J.P.Vinay, J.Darbelnet, Stylistique comparée du français et de l'anglais, Paris, 1963, p.58.

9.

Ibid., p.186, en français : Pour que l'Université puisse rencontrer efficacement la question des valeurs, il est primordial que les suggestions de la tradition régionale ne soient pas présentées comme des reliquats du passé.