Etat actuel de la recherche

Le chercheur désireux d'étudier le langage juridique italien fait d'emblée une constatation. Les linguistes s'intéressent très rarement à ce langage, alors qu'il existe une multitude d'études et d'articles sur le langage juridique français. Ces travaux éclairent en partie les données de l'italien, car le droit français et le droit italien appartiennent à la même famille juridique, la famille romano-germanique. Malgré cette parenté, les différences existent et elles ne concernent pas exclusivement une perception différente du même référent : il ne s'agit pas de «visions du monde» différentes, mais aussi de «mondes réels» différents10. Après cette précision, nous évoquons les articles et ouvrages qui mettent en valeur les questions pertinentes pour notre propos.

Un numéro spécial de la revue Archives de philosophie du droit de 1974 (vol.19), intitulé «Le langage du droit», constitue l'un des premiers travaux d'envergure sur le sujet. Les différents auteurs des articles présentés adoptent une perspective plutôt abstraite : ils s'intéressent principalement à la philosophie du langage et à des questions de sémantique juridique, seulement subsidiairement aux problèmes de style, de vocabulaire et de syntaxe. Notre approche est nettement différente, nous privilégions l'analyse du langage juridique en action. Ce qui est fondamental pour nous n'est que secondaire pour les rédacteurs de cette revue. Toutefois, les articles de G. Kalinovski11 et de M.Villey12 renforcent nos observations concernant l'emploi des temps dans le langage législatif13 et ils soulèvent la question des performatifs.14

En revanche, l'ouvrage de J.L.Sourioux et P.Lerat, Le langage du droit 15, réalisé par un juriste et un linguiste, ne néglige ni le vocabulaire, ni la syntaxe du langage français du droit. La première partie traite du vocabulaire, en particulier sa morphologie ; la deuxième est consacrée à ce que les auteurs appellent l'énonciation juridique, c'est-à-dire la manière particulière au droit d'énoncer ses propositions. Dans cette partie, les auteurs étudient certains traits stylistiques et syntaxiques caractéristiques de cette d'énonciation. Dans la troisième et dernière partie, ils s'occupent des aspects sémantiques et ébauchent une réponse aux questions sociolinguistiques soulevées par ce langage. Cet ouvrage, assez court (133 pages), est le premier à considérer le langage juridique sous le double éclairage de la linguistique et du droit. L'objectif premier annoncé par les auteurs est d'initier l'étudiant en droit à un langage très déroutant au début des études et le deuxième est celui d'ouvrir la voie à des futures recherches. Leurs observations sur la polysémie externe du vocabulaire juridique ainsi que sur les archaïsmes peuvent être appliquées également à l'italien.

L'ouvrage de G.Cornu, Linguistique juridique,16 publié quinze ans plus tard, est beaucoup plus exhaustif. Le corpus examiné par l'auteur est le Code civil ainsi que le Nouveau Code de procédure civile, dont il est l'un des rédacteurs. Dans la première partie, G.Cornu analyse le vocabulaire juridique. Dans la deuxième, il étudie le discours juridique en s'intéressant surtout au discours législatif, au discours juridictionnel et aux adages en droit. Cet ouvrage fournit plusieurs points de repère pour la présente étude, comme en témoignent les nombreuses citations qui en sont tirées. Il évoque en particulier deux notions qui se sont avérées fructueuses dans l'analyse du corpus : la généralité et la souveraineté.

Ces deux ouvrages ont le mérite de proposer une étude détaillée du langage juridique français s'inscrivant dans une démarche de linguistique descriptive.

Du point de vue de l'italien juridique, l'état de la recherche est beaucoup moins avancé. Le Centro Pontino di Iniziative giuridico-sociali d'Ancône a organisé en 1986 un colloque sur le thème Linguaggio e Giustizia. Les nombreux intervenants, des juristes pour l'essentiel, ont analysé surtout le langage des jugements, soulignant la structure logique ainsi que l'organisation de l'information dans ces actes.17 Ces notions nous ont permis de comprendre plus aisement les raisons des choix linguistiques des juristes lors de la rédaction. Le seul linguiste présent était T.De Mauro qui a évoqué dans sa communication le manque d'études sur le sujet.18

Presque dix ans plus tard, le juriste P.Fiorelli écrit une contribution importante, La lingua del diritto e dell'amministrazione 19. Cette étude du langage du droit et de l'admnistration est publiée dans le deuxième volume de la Storia della lingua italiana. Scritto e parlato 20 ; elle traite essentiellement de l'aspect historique du vocabulaire juridique et de l'administration. Le juriste italien s'intéresse principalement à l'évolution des concepts juridiques et des termes afférants. La perspective adoptée est, de toute évidence celle d'un juriste et non pas d'un linguiste. Certes, notre propos ne prend pas en considèration délibérement l'aspect diachronique des termes juridiques. Mais il paraît intéressant de faire état de cette mise au point essentielle pour les spécialistes de sémantique juridique.

Comme nous venons de le constater, rares sont les contributions de juristes et de linguistes italiens concernant les aspects proprement linguistiques de ce langage. Il convient de citer à ce propos l'étude du juriste G.Lazzaro qui analyse les rapports entre le langage juridique et le langage courant21; son article, Diritto e linguaggio comune, qui date de 1981, fournit une série d'exemples de termes illustrant la polysemie du langage juridique.

Le juriste G.U.Rescigno22, s'est consacré à l'étude de la technique législative, soulignant son importance dans un article qui date de 1993. En effet, seule une rédaction correcte et claire des textes législatifs peut garantir leur efficacité. Il examine ainsi la situation italienne et remarque le retard de l'Italie par rapport à ses partenaires européens ou américains. Il s'agit d'un aperçu historique des initiatives réformatrices dans ce domaine. L'article présente également quelques critères formels pour la rédaction des textes législatifs. Ceux-ci ont été très utiles pour l'analyse des actes législatifs du corpus.

Le langage législatif et le langage administratif sont donc les seuls à avoir fait l'objet d'études de la part des juristes et linguistes italiens au cours des dernières années. S.Cassese, juriste de renommée internationale, ancien président du Tribunal pénal international, ancien ministre de la Fonction publique, est à l'origine de l'intérêt suscité par ces problèmes. En effet, il est l'inspirateur du Codice di Stile delle comunicazioni scritte ad uso delle Amministrazioni Pubbliche23, paru en 1994. Ce travail traduit la volonté de l'état italien d'organiser une réforme en la matière.

Un autre ouvrage sur le sujet, le Manuale di Stile 24, a été publié en 1997, toujours à l'initiative de la Présidence du conseil des ministres. Ce manuel très succinct (160 pages), dont le coordinateur est le linguiste A.Fioritto, traite essentiellement de l'aspect lexical du langage utilisé par l'administration et des techniques de mise en page pour les actes administratifs. Il s'agit d'une liste de conseils donnés aux personnes chargées de rédiger les documents administratifs adressés aux citoyens afin de faciliter la communication entre l'Administration et les usagers. L'approche est donc décidément pragmatique et linguistique. La moisson est relativement pauvre, mais les concepts de base existent et ne demandent qu'à être utilisés.

Pour pallier le manque d'études sur cet usage de la langue italienne, il nous a semblé utile de consulter aussi les ouvrages des linguistes qui se sont intéressés à la traduction juridique, car l'analyse linguistique est préalable à toute traduction.

La question de la traduction juridique est surtout posée et analysée par les chercheurs canadiens, en raison du statut particulier de leur pays. Au Canada coexistent non seulement deux langues, mais aussi deux systèmes juridiques : le système de la common law dans les provinces anglophones et le système civiliste au Québec. Le premier est né en Angleterre à partir de la conquête normande et s'appuie essentiellement sur la jurisprudence. Le système civiliste tire son origine du droit romain. Ce sont les universités européennes qui l'ont élaboré sur la base des compilations de Justinien (XIIè siècle) et qui l'ont renouvelé en le codifiant au siècle dernier. Ainsi, les traducteurs juridiques canadiens sont confrontés aux problèmes que provoquent les grandes différences existant entre les deux systèmes, d'où les nombreux travaux d'envergure publiés dans ce pays. Il convient de citer tout d'abord un numéro spécial de la revue Méta25 publié en 1979, consacré à la traduction juridique. Les articles publiés expliquent certaines différences fondamentales de démarche entre le droit romano-germanique et la common law, ce qui permet une sensibilisation aux difficultés de transfert linguistique que pose la confrontation de ces deux systèmes.

L'ouvrage collectif paru en 1982 sous la direction de J.C.Gémar26 ne se limite pas à l'illustration de ces différences, mais cherche à dépasser l'étape de la traduction. Son propos n'est pas de souligner les difficultés à traduire des concepts, ni de mettre en évidence les réalités si différentes qu'ils recouvrent. Les chercheurs remontent le plus possible à la source des problèmes et examinent donc le langage du droit ainsi que le système qui le produit afin de retrouver «l'esprit des lois» qui caractérise chacun des deux grands systèmes juridiques du monde occidental. Les observations faites sur le langage législatif peuvent être utiles pour examiner et comprendre les traits du langage législatif italien.

Dans la même optique, J.C. Gémar reprend et développe cette analyse dans un travail de synthèse publié en 1995. Le propos de l'auteur est vaste : une étude sur la traduction juridique ou sur l'art d'interpréter, selon ses mots 27. Dans cet ouvrage de deux volumes sont traités les aspects historiques, linguistiques et théoriques de la traduction juridique. Riche en réflexions sur le langage du droit, son analyse permet une meilleure approche du style et de la syntaxe du discours juridique

En dehors du Canada, un ouvrage collectif, dont les auteurs sont des linguistes, mais aussi des traducteurs et des interprètes, a été édité en Italie récemment (décembre 1997)28. Ce sont les Actes du premier Congrès international organisé par l'Université Bocconi de Milan sur le langage du droit. L'ouvrage est divisé en trois parties. Dans la première, il est question de la nature du langage du droit. Dans la deuxième, est traitée la traduction de textes juridiques principalement vers l'italien à partir de l'allemand, de l'anglais, de l'espagnol et du français. Ce sont essentiellement des comparaisons qui concernent des aspects ponctuels de la traduction juridique : les jugements, les contrats de travail, les contrats d'achat-vente. Dans cette deuxième partie sont également illustrées quelques expériences d'interprétes avec mise en relief des difficultés spécifiques à leur activité. Dans la troisième partie, l'ouvrage s'intéresse aux applications didactiques et en particulier à la méthodologie d'exploitation de documents juridiques à l'intention des étudiants des filières universitaires qui en ont l'usage. Cet ouvrage fournit des réflexions intéressantes, principalement sur la nature du langage juridique et sur ses rapports avec le langage courant. Tous les auteurs confirment la quasi-inexistence d'études linguistiques sur le sujet en Italie.

Ainsi donc, le langage juridique italien n'est pas examiné dans une perspective essentiellement linguistique, et moins encore stylistique, comme nous nous proposons de le faire. Ce langage est pourtant considéré par T.De Mauro29 comme étant au coeur de la langue, comme le plus producteur d'expressions et de tournures reprises par le langage courant. Le juriste a un pouvoir reconnu par la société : préciser le sens de tous les termes ou expressions qu'il emploie. Le législateur et le juge sont donc plus que tout autre amenés à influencer, dans l'exercice de leur activité, le langage de la société. En définitive et de façon sans doute paradoxale, force est de constater qu'ils ont plus d'emprise sur la langue que les hommes de lettres, ce qui échappe souvent au commun des mortels.

L'art de bien penser est privilégié au cours des études de droit. L'analyse et la synthèse, la précision des concepts sont les éléments essentiels fournis à l'étudiant italien qui fréquente la Faculté de Droit. Toutefois, les programmes n'incluent pas d'approche linguistique. En ce domaine, plus qu'ailleurs, il est important de savoir ce que «parler veut dire», comme le dit l'expression populaire. Mais «curieusement», malgré l'importance de ce langage, que nous venons d'évoquer, le langage juridique en soi est souvent négligé. Or, rendre compréhensibles et lisibles les actes émanant des institutions législatives en Italie est une exigence réelle. Pour étayer une telle assertion, il suffit de rapporter l'affirmation du Président de la Commission des affaires constitutionnelles du Sénat italien qui, dès 1985, lors du XIXe Congrès international de la Société de Linguistique italienne Dalla parte del ricevente : percezione, comprensione, interpretazione déclare : «Nous approuvons presque chaque jour, en Assemblée consultative, des lois que nous ne comprenons pas». Cette déclaration, citée par T.De Mauro, figure dans les actes du congrès.30 Peut-être est-elle volontairement polémique pour souligner l'urgence de la question !

Notes
10.

Cf. N.Riva, «Droit public et traduction» in : Meta XXVI, 3/1981, pp.223-228.

11.

G.Kalinowski, «Sur les langages respectifs du législateur, du juge et de la loi» in : Archives de philosophie du droit, 19/1974, pp. 63-74.

12.

M.Villey,«Préface» et «De l'indicatif dans le droit» in : Archives de philosophie du droit, 19/1974, pp. 1-5 (tome 1) et pp. 33-61 (tome 2).

13.

Cf. pp. 168 -171 .

14.

Cf. pp.229-231 et p.273.

15.

J.L.Sourioux, P.Lerat, Le langage du droit, Paris, 1975.

16.

G.Cornu, Linguistique juridique, Paris,1990.

17.

I.Bologna, R.Borruso, T.De Mauro, et al., Linguaggio e giustizia., Ancône, 1986. Les communications de ce colloque ont fourni à notre étude de nombreuses références sur l'histoire de ce langage, que nous précisons au fur et à mesure de l'analyse.

18.

T.De Mauro, «Linguaggio giuridico e profili storici, sociologici e scientifici.» in : I.Bologna, R.Borruso, T.De Mauro, et al., Linguaggio e giustizia, Ancône, 1986, pp.11-20.

19.

P.Fiorelli, «La lingua del diritto e dell'amministrazione» in : L.Serianni, P.Trifone, Storia della lingua italiana, vol.II (Scritto e parlato), Turin, 1994, pp.553-597.

20.

L.Serianni, P.Trifone, Storia della lingua italiana, vol.II (Scritto e parlato), Turin, 1994.

21.

G.Lazzaro, «Diritto e linguaggio comune» in : Rivista trimestrale di diritto e procedura civile, 1981, pp.140-181.

22.

G.U.Rescigno, «Tecnica legislativa» in : Istituto dell'Enciclopedia italiana, Enciclopedia Giuridica, vol. XXX., Rome, 1993, pp.1-10.

23.

Presidenza del Consiglio dei Ministri, Codice di Stile delle comunicazioni scritte ad uso delle amministrazioni pubbliche, Rome, 1993.

24.

A.Fioritto, Manuale di Stile, Bologne, 1997.

25.

Méta, 24/1, 1979.

26.

J.C.Gémar, Langage du droit et traduction, Montréal, 1982.

27.

J.C.Gémar, Traduire ou l'art d'interpréter. Fonctions, statut et esthétique de la traduction. Tome 1 : Principes. Tome 2 : Application. Québec, 1995

28.

L.Schena (dir.), La lingua del diritto.Difficoltà traduttive. Applicazioni didattiche. Rome, 1997.

29.

T.De Mauro, «Linguaggio giuridico e profili storici, sociologici e scientifici» in : I.Bologne, R.Borruso, T.De Mauro et al., Linguaggio e giustizia., Ancona, 1986, pp.11-20.

30.

Società di Linguistica italiana, Dalla parte del ricevente : percezione, comprensione e interprétazione, 1985, Atti del XIX congresso internazionale, Rome, 1988. La citation se trouve dans T.De Mauro, «Linguaggio giuridico e profili storici, sociologici e scientifici» in : I.Bologna, R.Borruso, T.De Mauro, et al., Linguaggio e giustizia, Ancône, 1986, p.20 : «A quel convegno di Selezione, il Presidente della Commissione affari costituzionali del Senato dichiarò pubblicamente - è agli atti -, un anno fa : noi approviamo quasi ogni giorno, in sede referente, delle leggi che non capiamo assolutamente.