Constitution du corpus et modalités de l'exploitation

La constitution d'un corpus qui serait analysable sous toutes ses facettes et suffisamment élaboré pour être significatif, a nécessité bien des mises au point. Quels critères adopter pour parvenir à des conclusions probantes ? La multitude des textes rendant la quête malaisée, il a été nécessaire d'établir une typologie pour délimiter le champ de l'étude.

Le langage juridique se manifeste en une multiplicité de discours, chacun ayant ses propres particularités. Une classification peut et doit prendre en compte les éléments du schéma de la communication : les locuteurs du discours, le message exprimé et les modes d'expression. Dans notre classification sera privilégié le premier élément : les locuteurs du discours. Qui parle le langage du droit ?31 Ainsi nous discernons sept types de discours juridique : le langage du législateur, le langage de Thémis, le langage de l'Administration, le langage de la science juridique, le langage des professionnels du droit, le langage des actes juridictionnels et le langage des simples particuliers.

Pour la plupart d'entre nous, la loi représente le langage du droit par excellence.Mais qui est le législateur ? Le Parlement, le Gouvernement, un minstre ? Les locuteurs sont multiples. En France, comme en Italie, les recueils de Codes constituent l'exemple le plus connu et le plus couramment disponible de ce type de discours. Toutefois, les différences entre nos deux pays sont déjà considérables dans ce domaine. Citons tout d'abord une donnée quantitative : les lois en vigueur actuellement en France seraient au nombre de 6 000, contre 150 000, voire 300 000,32 en Italie. Précisons en outre que la loi peut prendre plusieurs formes : projet, proposition, décret, règlement, traité...

  • Le langage de Thémis

Le langage de la justice connaît des variations importantes en fonction du type et du degré de la juridiction. En effet, cette catégorie polimorphe va du simple jugement rendu par un Tribunal de grande instance à l'arrêt du Conseil d'Etat, du Conseil constitutionnel ou de la Cour de cassation.

  • Le langage de l'Administration

L'Etat s'exprime non seulement à travers les lois et les juges, mais aussi à travers ses services. Les textes administratifs sont le produit de l'activité des Institutions de l'Etat, c'est-à-dire du gouvernement et de l'Administration. Les exemples foisonnent : règlements, arrêtés, circulaires, instructions, directives, recommandations… Les locuteurs, dont le nombre est presque infini, peuvent occuper des fonctions fort diverses, du ministre au petit fonctionnaire.

  • Le langage de la science juridique : la doctrine

Par ce terme sont désignées ici les productions écrites des juristes, qui constituent une source importante d'élucidation, d'analyse et d'information sur le droit : les traités de droit, les commentaires d'arrêts, les articles dans les revues juridiques .

  • Le langage des professionnels du droit

Ce terme est utilisé pour définir les productions des rédacteurs d'actes juridiques : notaires, conseillers juridiques et avocats. Dans cette typologie, il convient d'inclure les hypothèques, les actes de vente, les donations, les testaments, les contrats, ainsi que les conclusions, les demandes, les mémoires en défense.

  • Le langage des actes juridictionnels

Nous nous référons par ce terme aux actes émanant des juridictions, autres que les jugements, soit les assignations, les citations, les mandats d'amener, les avis d'ouvertures d'enquête, les mandats d'amener…

  • Le langage des simples particuliers dans les actes sous-seing privés

Cette catégorie regroupe tous les actes ayant valeur juridique qui sont rédigés par des simples particuliers. Il s'agit d'offres, de promesses de ventes, de serments, de testaments.

Cette typologie ne prétend nullement être exhaustive, car elle ne concerne que le langage du droit employé lors de la communication écrite et exclut volontairement la communication orale. Celle-ci a bien des spécificités que les limites de cette étude ne permettent pas de prendre en compte. Par ailleurs, il aurait été difficile de constituer un corpus varié de documents oraux : la plupart des commmunications dans ce domaine sont de caractère confidentiel.

Notre classification, bien que limitée aux réalisations écrites, permet déjà de comprendre l'ampleur qualitative et quantitative du matériel possible. Mais quels critères adopter pour la sélection ?

Le premier critère retenu a été le facteur «temps». L'analyse se veut synchronique, saissant dans le présent la réalité du langage juridique. Ainsi, des textes très intéressants pour leur contenu, tels que la loi Fortuna Baslini qui a introduit le divorce en 1970, celle qui a dépénalisé l'avortement en 1978, la loi n.151 du 17 mai qui a réformé le droit de la famille, s'en sont trouvés écartés. Les choix ont été difficiles. Ainsi, tous les textes examinés datent des dix dernières années et précisément de 1989 à 1998.

Le deuxième critère retenu a été de privilégier les textes juridiques qui concernent le plus directement possible le citoyen afin de décrire et d'interpréter ce langage dans sa dimension la plus proche de la vie de chacun.

Une fois ces deux critères retenus, il a fallu selectionner les textes qui allaient faire l'objet de notre travail. En ce qui concerne le langage du législateur, nous avons retenu les textes législatifs concernant l'immigration en Italie. Ces lois ont un contenu homogène et elles ont été rédigées sur un laps de temps très court. Ces textes s'adressent à tous, y compris les étrangers. Précisons que l'analyse porte non seulement sur des textes émanant du Parlement, mais aussi sur les productions du pouvoir exécutif et de l'Administration. Il s'agit de vingt-cinq textes législatifs dont le détail est fourni dans la bibliographie. La totalité des textes législatifs représente une centaine de pages.33

Il est important d'indiquer dès maintenant que, depuis toujours, la rédaction des lois fait l'objet en Italie de nombreuses critiques. A partir des années 80, les griefs de tout bord sur les textes qui s'adressent aux citoyens ont pris une ampleur plus importante. La nécessité d'utiliser un langage clair, capable de permettre une meilleure communication entre l'État et la communauté des citoyens s'est révélée au grand jour. Cette critique exacerbée à l'égard du langage législatif a pris corps sous la forme de l'arrêt n.36434 émis par la Corte Costituzionale 35 le 23-24 mars 1988. Par cet arrêt, la Cour a déclaré illégitime l'article 5 du Code pénal, appelé Codice Rocco où l'on affirmait que l'ignorance de la loi pénale ne peut constituer une excuse : l'ignoranza della legge penale non scusa. L'article, modifié, stipule désormais que l’ignorance de la loi n’est pas une excuse sauf s’il s’agit d’une ignorance inévitable : l'ignoranza della legge non scusa, tranne che si tratti d'ignoranza inevitabile. La Cour Constitutionnelle reconnaît ainsi au citoyen le droit d'ignorer la loi, lorsqu'elle est formulée de façon obscure et contradictoire.

Quant au choix des textes émanant du pouvoir judiciaire, il s'est avéré impossible de prendre en considération tous les degrés de ces juridictions et toutes les spécialités du droit. Ainsi, afin que notre analyse soit représentative de l'un des degrés de la juridiction et d'un domaine précis, il a été choisi d'examiner des jugements en droit civil émanant du premier degré de la juridiction, degré auquel le citoyen est le plus souvent confronté.

Il s'agit de douze jugements pour un total d'environ 150 pages. La plupart de ces documents nous ont été fournis par des magistrats Ce sont des instruments de travail, ce qui explique leur état (notes marginales, soulignements). L'avantage par rapport aux jugements publiés, c'est de pouvoir disposer de l'intégralité du jugement et non seulement d'un extrait. En effet, seuls les jugements faisant jurisprudence sont publiés intégralement.36

Quant aux textes rédigés par les professionnels du droit, nous avons choisi des actes écrits durant une même période (ces dix dernières années) et traitant pour l'essentiel de sujets analogues; ont été privilégiés les domaines donnant lieu à des traductions, dont ont besoin en particulier les milieux d'affaires.En effet, notre analyse du langage juridique italien est rédigée avec l'espoir qu'elle facilitera les traductions en français des actes juridiques italiens. Le corpus privilégie donc le type de texte que les traducteurs d'italien spécialisés dans le secteur juridique et économique sont le plus souvent amenés à traduire : les contrats de travail et les contrats de vente. Dans cette catégorie, nous avons pris en considération surtout les mandats d'agence, les contrats de vente immobilière et les contrats de vente et de fournitures des entreprises. La plupart des textes examinés ont été fournis par des agences de traduction en Italie et en France. Il s'agit d'une vingtaine de documents qui représentent un ensemble d'environ 200 pages. Tous sont de nature confidentielle, ce qui explique que les noms propres aient été omis. Pour ce qui est des actes sous seing privé étudiés ici, ils ont été rédigés par des juristes et non par les particuliers eux-mêmes37.

Ainsi, cette étude prend en compte les «productions» du législateur, du juge, du notaire, de l'avocat et du conseiller juridique. La diversité des locuteurs peut permettre d'effectuer une analyse des usages de ce langage qui, comme nous le verrons, est à la fois très proche et très éloigné de la langue courante. L'ensemble ainsi constitué répertorie presque tous les types de discours décrits, à l'exception des textes représentatifs du langage de la science juridique et des actes juridictionnels autres que les jugements. Les premiers, à savoir les textes représentatifs du langage de la science juridique, ont été écartés, car leur étude exigerait une approche diachronique, qui dépasserait les limites nécessaires à ce travail. Quant aux actes émanant des juridictions qui ne sont pas des jugements, leur variété (ordonnances, assignations, avis d'ouverture d'enquêtes, mandats d'amener…) et la difficulté de disposer d'un nombre représentatif de ces documents pour chaque typologie nous a conduit à ne pas les considérer.

Le choix a été de préserver la variété. Accepter la variété permet de vérifier les hypothèses de travail pour chaque type de discours écrit. Pour ne pas appesantir la démonstration et éviter les répétitions, certains points sont davantage mis en relief pour tel ou tel type de discours, et seulement signalés dans d'autres cas.

La première opération a donc consisté à dépouiller les textespour en dégager les traits principaux lexicaux et syntaxiques et pour relever ainsi ce qui semble se «détacher» de l'usage courant de la langue italienne.Il s'agit de repérer tout ce qui peut «surprendre» un locuteur natif, non-spécialiste du langage juridique. Cest une comparaison interne à la langue, entre l'usage juridique et d'autres usages.

En matière de vocabulaire, il sera essentiellement question de polysémie, du fait des mots employés tour à tour au quotidien ou dans les prétoires, avec des acceptions variées.

Les exemples portant sur la syntaxe ont pu être classés dans les catégories traditionnelles de l'analyse grammaticale et syntaxique : l'ordre des constituants dans la phrase, l'usage des temps, la nominalisation, l'usage de la forme passive…

La syntaxe et les effets stylistiques utilisés sont en grande partie déterminés par la fonction et la structure codifiée des différents documents. Dès maintenant, il est suggéré que ce dernier aspect est fondamental dans la problématique du langage juridique. Impossible de comprendre à fond cet usage de la langue italienne, sans analyser et le contexte de la situation de communication et la structure de chaque type de texte. Cette analyse, dont les modalités sont illustrées au debut de la deuxième partie, permet d'étudier en situation les choix de vocabulaire et de syntaxe, les effets stylistiques recherchés ou obtenus. Ce langage est si bien ancré dans la société qu'il est impossible d'en analyser et d'en interpréter correctement les traits stylistiques sans tenir compte du contexte.

Notes
31.

Cf. J.C.Gémar, «Réflexions sur le langage du droit : problèmes de langue et de style», Méta, 26/4, 1981, pp.338-349 ; J.C.Gémar, op.cit., 1995, tome 2, pp.115-122 ; G.Cornu, op.cit.,1990, pp.27-30.

32.

S.Cassese, «Introduzione allo studio della normazione» in : Rivista trimestrale di diritto pubblico, 2/1992, p.324 ; R.Borruso, «L'informatica per la ricerca, la redazione e l'applicazione automatica delle leggi» in E.Zuanelli (dir.), Il diritto all'informazione in Italia, Rome, 1990, p.338.

33.

Une partie de ces textes est présentée en annexe.

34.

L'arrêt n.364 du 23-24 mars 1988 de la Corte costituzionale (juge rapporteur Dell'Andro) : «Cause di non punibilità. Inescusabilità-Ignoranza inevitabile.»

35.

La Corte costituzionale est un organe institué et prévu par la Constitution (articles 134, 135, 136, 137) pour assurer et garantir le contrôle de constitutionnalité des lois et des actes ayant force de loi, émanant de l'État et des Régions. En outre, elle doit : veiller à la régularité des demandes de référendum ; résoudre les conflits d'attribution entre les pouvoirs de l'Etat, entre l'État et les Régions et entre les Régions ; évaluer et juger les accusations d'haute trahison ou d'attentat à la Constitution portées au Président de la République. Composition : 5 membres nommés par le Sénat et l'Assemblée des députés, 5 par le Président de la République, 5 par la Magistrature. Durée du mandat : 9 ans. En France, c'est le Conseil constitutionnel qui remplit ce rôle.

36.

Les abréviations utilisées sont ainsi : sentenza 27/11/90, sentenza 15/1/1991, sentenza 19/3/1991… Tous les documents étudiés sont présentés en annexe. La date référence est la date de la première audience.

37.

L'abréviation utilisée est le nom du document suivi de la date de rédaction pour les contrats de vente immobilière : compravendita 30/10/1990, compravendita 14/11/1994, compravendita 27/11/1998… Quant aux contrats sous seing privé, l'abréviation utilisée est simplement le nom du document : mandato di agenzia, contratto di fornitura, contratto a utilizzarsi esclusivamente in Europa…